Frédéric Bonnaud et Joël Daire : « C’est un film français de 1927 qui dure 7 heures, il ne s’agit pas de le faire, il s’agit simplement de le reconstruire »

Partager

En 2021, Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française, et Joël Daire, délégué du patrimoine de la Cinémathèque française, ont accepté de nous donner une interview concernant leur travail minutieux pour la restauration du film Napoléon vu par Abel Gance. Nous avons également eu l’opportunité d’obtenir des éclaircissements sur les missions fondamentales de cette institution prestigieuse dans le domaine de la préservation et de la promotion du patrimoine cinématographique.

Propos recueillis par Marie de Bruchard.

Frédéric Bonnaud et Joël Daire : « C’est un film français de 1927 qui dure 7 heures, il ne s’agit pas de le faire, il s’agit simplement de le reconstruire »
Napoléon vu par Abel Gance © La Cinémathèque française

napoleon.org : Quelles sont les missions de la Cinémathèque française ?

Frédéric Bonnaud : La Cinémathèque française a été créée en 1936 par Henri Langlois et quelques-uns de ses amis. À cette époque nous ne sommes pas encore sur le patrimoine cinématographique, mais simplement sur la préservation des films après leur exploitation commerciale. Donc la Cinémathèque commence en réalité pour sauver ce qui peut être encore sauvé, et surtout de la période muette.

Comme vous le savez, le cinéma est un art commercial, un art qui est exploité, on a donc eu longtemps tendance à considérer que quand un film ne vaut plus rien commercialement, il ne vaut plus rien du tout. Il y a eu un mouvement international de création des cinémathèques tout le long des années 30. Nos missions, c’est assez simple, c’est de diffuser et conserver le patrimoine cinématographique. Nous essayons de faire dialoguer le passé avec le présent.

On s’occupe de montrer inlassablement ce qu’on appelle maintenant les films de patrimoine, l’expression vaut ce qu’elle vaut. Avant on disait « les vieux films », ce n’était pas mieux. Moi je parle des films, tout simplement, parce que quand on lit Madame Bovary, on ne dit pas qu’on lit un vieux livre. Quand on voit un film d’Abel Gance, on voit un film, on ne voit pas un vieux film.

La spécificité de la Cinémathèque française, c’est qu’elle a d’énormes collections dites « non-films ». C’est-à-dire qu’Henri Langlois, c’était un peu son coup de génie, il voulait idéalement tout garder. Il considérait que non seulement il fallait garder les films, les pellicules, mais qu’il fallait aussi garder les papiers, les scénarios, les affiches, les photos, les costumes, les éléments de décor, les appareils de projection, les appareils de tournage, les appareils de montage, tout. Tout ce qui fait la chaîne industrielle du cinéma. Notre métier c’est de conserver tout ça, c’est de continuer à collecter, ensuite le but c’est de les montrer, de les diffuser et ainsi les passer à des générations nouvelles.

napoleon.org : C’est dans ce contexte justement des archives « non-films » que vous avez retrouvé de quoi faire une nouvelle version du Napoléon d’Abel Gance ?

Frédéric Bonnaud : C’est un peu plus compliqué que ça. En tout cas, ce qu’on a retrouvé dans le domaine du « non-film », c’est le séquencier de la version Apollo du film que Gance avait élaboré avec Marie Epstein, qui était la collaboratrice d’Henri Langlois pour la restauration des films, et en particulier des films muets. C’est d’ailleurs là qu’intervient Georges Mourier, qui s’occupe de la reconstruction. Il a coutume de dire que ce séquencier Apollo, pour parler comme dans notre jargon, c’est un peu « la pierre de rosette » de la reconstruction, c’est-à-dire qu’avec le séquencier il sait exactement ce que voulait Gance.

Joël Daire : Ce qui a beaucoup aidé dans le travail de restauration de la version Apollo, c’est le fait que de 2000 à 2010 à peu près, on a catalogué l’énorme fond Abel Gance qui était à la Cinémathèque mais qui n’avait jamais été traité. Ça a été la source de plein de découvertes, non seulement sur Napoléon mais sur toute la filmographie de Gance. C’est comme ça qu’ayant découvert le travail que Georges Mourier avait fait sur les essais du pictographe d’Abel Gance, dont on conservait les éléments à la Cinémathèque, j’ai proposé à Georges de faire l’expertise des éléments qu’on avait. Et puis, de fil en aiguille, le CNC nous a dit qu’ils conservaient aussi des éléments à faire expertiser.

napoleon.org : À quoi correspondent ces éléments ?

Joël Daire : Les éléments, c’est des boîtes de films. On est parti de 300 boîtes au départ dans les collections de la Cinémathèque, le CNC en a rajouté 300 de son côté, et puis on en a découvert encore à la Cinémathèque de Toulouse. On s’est alors retrouvé avec 1000 boîtes à peu près à expertiser. Georges Mourier m’a dit qu’il ne pouvait pas faire cela tout seul, alors on lui a adjoint une de nos restauratrices monteuses, qui était Laure Marchot, avec qui il a commencé cette expertise en 2008 et qui a duré deux ans. Au bout de ces deux ans il nous a fait un joli rapport et il nous a dit : « Peut-être bien qu’on va pouvoir restaurer la version définitive que voulait Gance ».

En réalité, Gance avait fait au départ deux versions. On a appelé la version présentée à l’Opéra de Paris la Version opéra, qui dure grosso modo 4 heures. Et puis, une autre version qui avait été présentée au départ exclusivement à la presse et aux exploitants, au Théâtre Apollo. Ce qu’on a appelé, nous, par abus de langage, la Version Apollo. Cette version-là, elle faisait 9h30. Mais ce n’était pas la version définitive pour Gance. Il savait que, de toute façon, il devrait couper pour l’exploitation internationale du film. Il a donc fait une version qui durait 6h30-7h. On l’a appelée la Version définitive ou Grande version, et c’est celle-là qu’on a restaurée. Après cette expertise, on s’est dit qu’on avait à peu près tout ce qu’il faudrait pour essayer de rendre vie à cette version totalement inconnue. Puisque tout ce qui a été fait à partir de 1934, au moment où Gance a remis les mains dans le montage de son film pour en faire une version sonore, a été coupé dans son négatif, tout en ayant déjà été amputé au moment de l’exploitation internationale. On s’est donc lancé dans ce qui restait de la version Apollo, à partir de tous les éléments qu’on a pu retrouver. Je vous ai parlé des mille boîtes qu’on a retrouvées en France, mais on s’est aussi lancé dans une enquête internationale pour retrouver tout ce qui restait du film. C’est comme ça qu’on a pu bénéficier d’éléments qui venaient de Copenhague, de Belgrade, de la Cinémathèque de Rome et d’éléments qui venaient du MoMA à New York. Et plus quelques éléments qu’on a retrouvés après à la Cinémathèque du Luxembourg. Tout cela nous a permis de travailler à un projet de reconstruction.

Au départ, on a tout numérisé puis on a essayé de faire un bout à bout en basse résolution pour voir ce que ça donnait. Un vrai puzzle ! Ça a duré deux ans à peu près car on a reconstruit un film sans négatif. Du négatif original, il ne reste à peu près que 5%. On ne sait pas comment et pourquoi ce négatif a disparu, mais c’est très courant. On est dans de la pellicule inflammable qui date des années 20. Non seulement il y avait le travail de reconstruction, mais après il y avait également le travail d’unification pour ne pas qu’on ait un film qui ressemble à un patchwork. Il fallait qu’il y ait une continuité visuelle plastique pour que cela fonctionne, afin qu’on ne voit pas des petits bouts complètement disparates collés les uns avec les autres. Il fallait retrouver une unité filmique.

Pour ce faire, il fallait une machine. Le laboratoire Éclair a créé une machine qui s’appelle le Nitroscan et qui consiste à passer n’importe quel élément, qu’il soit négatif ou positif, et quelque soit le format, en immersion. On va d’abord voir le film en numérique, ensuite il y aura un retour sur pellicule en 35 mm. Mais les formats sont différents. Il y a du 35, il y a du 16, il y a même du 9,5 mm. Il fallait unifier tout ça et le Nitroscan le permet. Et évidemment, la réussite, c’est que maintenant, quelqu’un qui voit notre version, et nous en sommes déjà à un peu moins de 5 heures de film, personne ne peut dire que c’est composite. Enfin, un œil très exercé peut dire que c’est composite, mais en tout cas, ça ne gêne pas sa vision. C’est-à-dire qu’on a l’impression d’une continuité.  

napoleon.org : Est-ce que ce protocole que vous avez expérimenté, et mis en place justement pour le Napoléon, pourra servir pour d’autres films de Gance et de cette période ?

Frédéric Bonnaud : Absolument, on l’avait testé notamment sur Kean de Volkoff avec Ivan Mosjoukine, avant même de le mettre en place pour la restauration du Napoléon, puisqu’on a commencé la restauration en 2015, bien qu’il y a eu deux ans d’essais préalables et de mise au point du protocole avant de commencer la restauration proprement dite. Au fur et à mesure qu’on avançait sur les choses, on a pu bénéficier de ce protocole pour d’autres films sur lesquels on travaillait en parallèle. En même temps, d’un point de vue presque mythologique, il y a deux films dans l’histoire du cinéma qui sont comme ça : il y a le Napoléon d’Abel Gans et Les Rapaces de Erich Von Stroheim.

Napoléon est un film qui a eu du succès. C’est un succès commercial. Donc il y a eu beaucoup de copies. Le film a été largement diffusé en France et dans le monde entier. C’est aussi pour ça qu’on peut retrouver quelque chose. Mais c’est aussi le problème du palimpseste, car chaque fois que Gance réécrivait son Napoléon sur le Napoléon lui-même, l’original disparaissait un peu plus. Donc là, il faut revenir à la fraîcheur de l’original.  C’est un film français de 1927 qui dure 7 heures, il ne s’agit pas de le faire, il s’agit simplement de le reconstruire.

Mise en ligne : juin 2024

Partager