DU THÉÂTRE À L’HISTOIRE
David Chanteranne : Quel chemin avez-vous emprunté pour suivre les pas des historiens célèbres du Second Empire ?
Jean-Claude Lachnitt : Après une carrière de cadre de société je suis devenu secrétaire général du Jockey Club jusqu'à ma retraite en 1989. Parallèlement, je me suis toujours intéressé à l'histoire, particulièrement durant l'été de la Libération de Paris. J'avais quinze ans. Mes seules ressources étant alors la bibliothèque municipale de mon arrondissement, je me suis passionné pour le théâtre, notamment les comédies de Labiche, et pour l'histoire, grâce à Octave Aubry et aux deux empires : le Roi de Rome, Napoléon III et Eugénie.
Rapidement, je me suis rendu compte que les historiens en général étaient peu favorables (c'est le moins que l'on puisse dire) à cette période. Les manuels Mallet-Isaac, qui orientaient les lycéens dans leur approche de l'histoire, avaient aussi leur part de responsabilité. Après avoir lu d'autres biographies (celles de l'Anglais Robert Sencourt), j'ai acquis la conviction que l'Empereur et l'Impératrice avaient été calomniés par l'historiographie officielle de la Troisième République, laquelle avait elle-même été très discutée à ses débuts (une voix de majorité). Pour s'implanter, il lui fallait discréditer le régime et les souverains qui pendant dix-huit ans avaient assuré de grandes réussites. Citons par exemple le réseau de chemin de fer et la transformation des grandes villes, dont bien sûr Paris avec Haussmann, pour nous en convaincre.
D.C. : Comment cette réaction d'injustice s'est-elle alors muée en passion ?
J.-C. L. : Mes recherches m'ont attaché à leurs personnalités, et après la lecture de mémoires et souvenirs du temps, celle de nombreuses correspondances, j'ai élargi le cercle de mes intérêts jusqu'au Premier Empire sans lequel, bien évidemment, le Second n'aurait jamais existé. J'ai alors beaucoup lu et assisté à de nombreuses représentations théâtrales, notamment L'Aiglon, d'Edmond Rostand, au Châtelet. Et puis les choses se sont faites d'elles-mêmes. Mon caractère et ma nature passionnée m'entraînèrent vers le théâtre, et je suivis les cours de Béatrice Dussane et Maurice Escande qui m'incitèrent à présenter le concours du Conservatoire. Cela m'a habitué à parler en public.
D.C. : Votre talent de conférencier s'explique-t-il par cette double particularité, l'histoire-passion et le théâtre ?
J.-C. L. : Sans doute, mais j'ai pu réunir quelques souvenirs évoquant le Prince Impérial. Au départ, cinq lettres adressées à Ernest Pinard, ancien ministre de l'Intérieur de Napoléon III et avant cela haut magistrat, procureur impérial rendu fâcheusement célèbre par ses réquisitoires aux procès de Madame Bovary de Gustave Flaubert et Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire, m'ont incité à m'intéresser de plus près à la vie du jeune prince. J'ai donc lu les souvenirs d'Augustin Filon et ai commencé à collectionner livres, manuscrits, photographies, médailles et gravures le concernant.
D.C. : La collection est-elle pour vous un objet d'étude ?
J.-C. L. : Les textes manuscrits, les correspondances permettent de mieux connaître un personnage, de cerner une personnalité. Dans le cas du Prince impérial, certains textes préparés en vue d'un futur gouvernement transforment radicalement la vision qu'ont malheureusement laissée à la postérité des historiens malveillants. Cela met fin à la légende colportée d'un jeune homme sans personnalité et sans opinions politiques.
D.C. : La plus grande partie des études que vous consacrez aux personnages du Second Empire montrent aussi l'importance que vous accordez aux objets du quotidien, un peu comme le firent les écrivains naturalistes du tournant du siècle.
J.-C. L. : C'est une particularité qui m'est chère. Comment comprendre la mort du Prince sans s'intéresser par exemple au choix de son équipement que l'on sait avoir été fatal ? Ne pas le faire serait au contraire laisser de côté une grande partie des explications du drame.
AVANT DE PRENDRE LA PLUME
D.C. : Quel événement a favorisé votre carrière d'auteur, d'écrivain, d'historien ?
J.-C. L. : Dans les années soixante, un ami, connaissant mon goût pour le théâtre, m'avait présenté à la baronne de la Baume qui dirigeait la Revue de Paris. Des critiques de livres consacrés au théâtre m'ont alors été demandées jusqu'à la fin de la parution de cette revue. J'étais membre du Syndicat des Journalistes de la Presse Périodique. Puis, au sein des associations napoléoniennes, j'ai fait une première conférence sur le Prince Impérial. C'était pour les Amis de Napoléon III. L'un des auditeurs ayant parlé de moi au président de l'Académie du Second Empire, le baron de Beauverger, celui-ci m'a demandé, en 1979, pour le centenaire de la mort du Prince Impérial une autre conférence sur les circonstances du drame, communication publiée dans les colonnes de la Revue du Souvenir Napoléonien. Membre du Conseil d'administration des Amis de Napoléon III, j'ai eu le privilège d'accompagner LL.AA.II. le Prince et la Princesse Napoléon au cours de leur voyage sur les lieux du drame, en Afrique du Sud. Nous avons été reçus à l'ambassade de France à Pretoria et ce voyage a fini de me convaincre, incité par quelques amis, à écrire une biographie du jeune prince tombé devant les zoulous cent ans auparavant. Grâce au baron de Beauverger, descendant du comte Clary, j'ai eu accès à des documents inédits et petit à petit je me suis rendu compte que ceux-ci permettaient de mieux cerner le personnage, de connaître le détail de son emploi du temps, ses passions et les amitiés nouées en Angleterre.
D.C. : Quelle fut une des plus intéressantes découvertes qu'il vous ait été donné de faire ?
J.-C. L. : Une lettre inédite adressée par le Prince au duc de Cambridge, que je cite dans mon livre et dans laquelle il demande l'autorisation de poursuivre son enseignement militaire en faisant des périodes dans l'armée anglaise (l'artillerie était son arme), au camp d'Aldershot. Comme mon manuscrit était déjà en cours de composition chez mon éditeur, il a fallu couper un passage de la page correspondante pour insérer le contenu de cette lettre. Et pourtant, j'avais réuni pendant près de vingt années de nombreux documents inédits nécessaires à cette publication. Les surprises arrivent donc toujours au bon moment lorsqu'on s'y attend le moins.
LA VIE DU PRINCE IMPÉRIAL
D.C. : À travers votre livre, vous avez surtout souhaité insister sur les étapes » d'initiation » du Prince. S'agit-il d'un aspect important de sa vie ?
J.-C. L. : De tous les Bonaparte, le Prince Impérial a été le seul enfant élevé pour occuper le trône. Le roi de Rome avait quitté la France à trois ans, trop jeune pour connaître semblable destin. Le fils de Napoléon III est né prince héritier et a été élevé ainsi jusqu'à l'âge de quatorze ans. Son autre particularité est d'être le seul membre de la famille impériale tombé au combat, les armes à la main.
D.C. : Son courage et son caractère expliquent-ils justement ce drame ?
J.-C. L. : On se rend compte que, dès son plus jeune âge, rien ne lui faisait peur. Il avait l'inconscience du danger. Tenter d'escalader la façade des Tuileries prouve combien sa fougue était grande. Son ami Espinasse a d'ailleurs témoigné dans ses Mémoires de cette imprudence. La faiblesse de Napoléon III à l'égard de son fils explique aussi la rigueur (en réaction) de l'Impératrice… et non, comme ont voulu le faire croire les malveillants, la froideur et l'autoritarisme d'une mère qui n'aimait pas son fils.
D.C. : La présence du fils du médecin de Napoléon III, Louis Conneau, à ses côtés, est-elle à l'origine de son équilibre ?
J.-C. L. : Il est vrai que ce presque jumeau a eu une grande influence sur son caractère. Assagi, le jeune prince a partagé la passion de son camarade de jeu, pour la chose militaire. Les études, confiées d'abord sans grand succès au jeune universitaire et rousseauiste qu'était Francis Monnier, furent poursuivies par Augustin Filon, précepteur, qui fit rattraper au Prince le retard accumulé. Comme sa grand-mère la reine Hortense, il avait aussi une grande sensibilité pour les arts : il chantait juste, dessinait avec talent (notamment des caricatures), et était à l'exemple de ses parents un très bon cavalier.
D.C. : Comment jugez-vous le départ du Prince impérial aux armées, au camp de Châlons puis à la guerre ?
J.-C. L. : Si l'Impératrice a accepté de voir partir son fils, qui n'avait que quatorze ans en 1870, c'était pour répondre aux voeux de ce jeune Bonaparte qui se voulait avant tout soldat. Elle pensait aussi qu'il serait mieux protégé au milieu de l'armée qui le connaissait bien et l'aimait que dans Paris, depuis toujours hostile aux familles régnantes. Le plébiscite l'avait d'ailleurs confortée dans ses idées et le républicanisme de la capitale était connu de tous. L'Impératrice n'est devenue belliciste que par nécessité et non par goût.
D.C. : Lorsque l'on connaît les circonstances de l'exil puis de la mort du père, peut-on y voir une autre raison de l'engagement militaire de Louis dans les armées britanniques ?
J.-C. L. : Alors qu'il a vu son père pour la dernière fois deux jours auparavant, son retour le 9 janvier 1873 est le moment le plus émouvant et éprouvant de son existence. Son destin est scellé. C'est le grand drame de sa vie, plus encore que la défaite de 1870. Et sa volonté d'être officier n'en sera alors, comme vous le dites fort justement, que plus grande.
D.C. : Parti pour l'Afrique du Sud, vous rappelez que sa mort ne sera connue de l'Impératrice que trois semaines après les événements. La douleur de la mère n'est-elle pas accentuée par cette distance et cet éloignement ?
J.-C. L. : Effectivement, lorsque le duc de Bassano vient pour lui annoncer, le 21 juin, la mort de son fils, elle ne veut croire d'abord qu'à une blessure : » Il est blessé, je pars tout de suite « . Mais lorsque ce dernier lui fait comprendre qu'il est trop tard, l'Impératrice perd connaissance… comme avant elle les mères des tragédies classiques.
D.C. : Vous décrivez d'ailleurs les derniers instants de la vie du Prince comme ceux d'un combattant antique, à l'instar d'un chant homérique dont Achille est alors le personnage central. La comparaison permet-elle de mieux se représenter le combat ?
J.-C. L. : La mort de ce garçon de vingt-trois ans, abandonné par son escorte qui avait pour seule mission de le protéger, et qui mourut au cours d'une mission de reconnaissance, est celle d'un héros. C'est, il est vrai, ainsi que le décriront la cinquantaine de zoulous armés de sagaies : son courage fut reconnu de ses adversaires et fit leur admiration. Ils le comparèrent à un lion, animal valeureux entre tous.
D.C. : Pour quelles raisons était-il parti avec l'équipement de son père ?
J.-C. L. : Alors que la légende noire prétend que l'Impératrice avait refusé de lui acheter un harnachement neuf, c'est en réalité le Prince lui-même qui insista pour emmener avec lui cet équipement qui avait servi à son père pendant la guerre contre la Prusse. Il voulait que la selle qui avait connu la défaite de Sedan soit marquée du sceau de la victoire contre les zoulous. Son ami Espinasse lui avait cependant fait remarquer la vétusté des coutures du surfait (qui étaient exposées à craquer). Mais le Prince tenait absolument à ce qu'elle soit présente une dernière fois pour sa première campagne. Prétendre que l'Impératrice lui aurait refusé tout nouvel achat est aussi odieux que mensonger car elle lui avait, deux ans plus tôt, fait ouvrir un crédit » illimité » chez son banquier Baring. Et il était depuis sa majorité en possession de l'héritage de la princesse Bacciochi.
D.C. : Pour quelles raisons la montre qu'il portait au moment du drame ne réapparut-elle que bien plus tard ?
J.-C. L. : Pour son baptême, il avait reçu une chaîne et une médaille qu'il ne cessa de porter. Napoléon III lui avait laissé, par testament, un seul objet, un petit cachet de montre acheté par la reine Hortense après la campagne d'Égypte (et non ramené par Bonaparte). C'était un souvenir, à la fois de son père et de sa grand-mère et il le porta avec sa médaille. Les zoulous n'osèrent pas y toucher et on les retrouva sur son corps le lendemain de sa mort. La montre qu'il avait dans sa poche fut dérobée par un jeune zoulou qui, intrigué par le bruit, la prit pour la cage d'un petit animal inconnu. Un peu plus tard, n'ayant pas réussi à l'ouvrir, croyant l'animal mort, il n'osa avouer son larcin. Ce n'est qu'après quarante ans, avant sa mort, qu'il se confia à un pasteur protestant lequel, l'Impératrice étant morte, en fit don au Musée historique de Durban où elle se trouve toujours.
D.C. : La prière et le testament forment un diptyque historique de grande valeur. Pour quelles raisons les avoir présentés en annexe de votre livre ?
J.-C. L. : Non seulement pour l'élévation d'esprit de la prière et pour la grande générosité qui se dégage du testament, mais aussi parce que ces deux textes mettent fin à une autre légende, celle de l'inconsistance et du manque d'intérêt du Prince pour les questions affectives, dynastiques et politiques. Et rien ne pouvait mieux résumer une vie consacrée à l'engagement pour les autres et pour une cause qui lui tenait à coeur.
HISTORIEN DE LA FAMILLE IMPÉRIALE
D.C. : Dans le Dictionnaire du Second Empire, vous consacrez des notices très complètes aux Bonaparte : Jérôme, le prince Napoléon et sa femme, le prince Victor et le prince Louis avec la duchesse d'Aoste. Quelle est l'origine de cet intérêt ?
J.-C. L. : À travers mes recherches historiques, et grâce à une bibliothèque assez complète sur la question, j'ai pu donner des portraits brefs mais les plus exhaustifs possibles. J'ai remarqué ainsi que Napoléon Ier, qui avait distribué de nombreuses couronnes à ses frères et à ses soeurs, n'avait jamais donné de titres particuliers aux membres de sa famille. Il a fait des ducs et des princes, mais n'a jamais titré aucun des membres de la famille Bonaparte. Et Napoléon III, à sa suite, n'a souhaité accorder qu'au premier fils de Jérôme et d'Élisabeth Patterson le titre de duc de Sartène, que celui-ci a refusé. Cette constatation m'a amené à écrire un article sur les prédicats et titulatures de la famille Bonaparte dans la Revue du Souvenir Napoléonien.
D.C. : Votre passion pour la famille impériale vient-elle aussi de votre rencontre avec feu le Prince Napoléon en 1979 ?
J.-C. L. : Incontestablement le voyage en Afrique du Sud a marqué mon existence et la bienveillante sympathie dont le Prince et la Princesse ont bien voulu m'honorer a renforcé mon intérêt pour l'histoire de leur famille et la descendance de Jérôme. Les dynastes de la famille impériale sont d'ailleurs d'un grand intérêt pour l'historien et permettent de suivre les événements du siècle qui s'achève avec un regard tout à fait différent.
D.C. : A quels documents d'archives avez-vous eu accès ?
J.-C. L. : Depuis 1979, LL.AA.II. le Prince et la Princesse Napoléon ont permis aux chercheurs d'avoir à leur disposition un ensemble du plus haut intérêt, aujourd'hui référencé sous la cote 400 AP des Archives Nationales. Microfilmé, cet ensemble constitue un fonds d'une richesse incroyable et dont j'ai pu profiter au cours de recherches renouvelées. Ces archives Napoléon sont désormais accessibles à tous.