napoleon.org : En quelques mots, pouvez-vous nous dire quel est l’apport des lettres de Duroc pour les études napoléoniennes, et plus particulièrement la cour et l’aménagement des palais ?
Charles-Éloi Vial : Cette édition vient compléter deux sources fondamentales pour les historiens et surtout pour les historiens de l’art : l’extraordinaire Journal de l’architecte Pierre-François Léonard Fontaine (1987) et la Correspondance de Vivant Denon (1999 ; en ligne sur napoleonica® les archives). Seulement, les lettres de Duroc ajoutent à la dimension purement artistique un autre champ, qui a depuis connu un renouvèlement complet, grâce aux travaux de Philip Mansel et de Pierre Branda : l’étude de la vie de cour. C’est la première fois que la correspondance d’un grand officier de la Maison de l’empereur est publiée, on y trouve bien sûr des informations sur les grandes cérémonies, les décors des palais et l’étiquette, mais aussi l’envers du décor de la vie quotidienne de Napoléon et de son entourage, dans les palais impériaux, les voyages et les campagnes : les questions administratives et comptables, ainsi que les rapports humains. Ces lettres nous permettent aussi de mieux comprendre la place exacte de Duroc dans la « galaxie » napoléonienne : un collaborateur privilégié, investi de la confiance du maître, connaissant ses goûts et ses besoins, cantonné la plupart du temps à l’administration du palais, mais capable de jouer un rôle de messager, de diplomate, ou même de prendre le commandement d’une division au pied levé. Certains échanges, un peu plus personnels, sont également précieux pour éclairer les rapports entre les proches de l’empereur, comprendre l’évolution du caractère d’Eugène ou les états d’âme de Caulaincourt par exemple.
Jean-Pierre Samoyault : La correspondance du général Duroc est essentiellement le témoignage de sa gestion au poste de gouverneur du palais sous le Consulat puis de grand maréchal du palais sous l’Empire. Sa principale mission est d’administrer les services qui concourent à la vie journalière du chef de l’État à l’intérieur des palais du gouvernement qui deviennent ensuite les palais impériaux (édifices dont le nombre ne cessera d’augmenter en France, en Italie et en Hollande).
Si jusqu’en 1804 il traite de certains sujets qui passent à cette date à d’autres responsables, comme les écuries, les acquisitions immobilières, les bâtiments, les chasses, la musique, son administration directe se concentre dès le départ sur tout ce qui concerne la bouche, l’éclairage, le chauffage, la lingerie, les tables, les logements, l’entretien, la sécurité des palais en bénéficiant d’un personnel très abondant et hiérarchisé allant des gouverneurs, sous-gouverneurs, préfets, maréchal des logis, fourriers, quartier-maître jusqu’au moindre agent d’exécution. Toutefois on notera que cette principale activité apparaît dans la correspondance principalement lorsque le grand maréchal est absent et qu’il ne peut donner des ordres verbalement à ses subordonnés.
À partir de la constitution de l’Empire, il ne gère plus les bâtiments ni l’ameublement qui entrent dans les attributions d’un autre très haut fonctionnaire, l’intendant général de la Maison de l’Empereur. Néanmoins ses responsabilités et sa proximité avec Napoléon le conduisent à intervenir de manière constante dans ces domaines. D’où l’importance numérique des lettres adressées aux trois intendants généraux successifs. C’est toute la politique de Napoléon en matière d’architecture, de restauration des anciennes demeures royales, d’aménagements intérieurs qui se déroule sous nos yeux, parfois jusqu’au moindre détail. Duroc transmet les ordres qui peuvent avoir été dictés par l’Empereur sous forme de notes, il veille à leur exécution dans les temps fixés, s’adresse même directement aux responsables qui ne dépendent pas de lui, sans qu’il y ait conflit d’attributions avec l’intendant général, c’est-à-dire les architectes des divers palais (notamment Fontaine), l’intendant des Bâtiments à partir de 1810, l’administrateur du Mobilier impérial. Il est toujours soucieux d’éviter le mécontentement de l’Empereur. Par sa position et son rôle éminent il est amené aussi à écrire à de très nombreux correspondants, princes, princesses, ministres, préfets, maréchaux, généraux, etc.
D’autre part, le corpus ici réuni présente l’intérêt de témoigner de missions ponctuelles confiées au général Duroc sous le Consulat et au début de l’Empire auprès des cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin. Ses rapports très circonstanciés dévoilent le sérieux avec lequel il a accompli ces missions. Non moins intéressantes sont les lettres écrites par lui lors des voyages ou des campagnes militaires de Napoléon qu’il accompagne toujours. En outre on remarquera la part prépondérante qu’il prend dans la réorganisation de l’armée en 1813, préfigurant peut-être un changement d’attributions. Enfin mention particulière doit être faite des lettres à deux importants destinataires, le prince Eugène et le général de Caulaincourt, qui traitent à la fois de l’actualité (bataille d’Austerlitz ou de Wagram par exemple) et de problèmes personnels voire intimes, et qui laissent entrevoir une personnalité attachante, le vrai visage d’un homme bienveillant et fidèle.
napoleon.org : Quelles ont été les sources utilisées ? Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontées pour constituer ce corpus ?
Charles-Éloi Vial : Les sources principale se trouvent dans le fonds 400AP des Archives nationales (fonds Napoléon), avec deux registres de correspondance qui ont d’ailleurs été numérisés grâce à la Fondation Napoléon, où se retrouvent les copies des lettres de Duroc, mais avec d’importantes lacunes. Les archives du secrétariat du grand maréchal, qui contiennent des notes, des brouillons, et des lettres reçues, se trouvent à la Bibliothèque nationale de France. Enfin, la correspondance envoyée par Duroc se trouve dans les fonds de ses différents interlocuteurs. Il s’agit d’abord des administrateurs de la Maison de l’empereur, donc de la série O2 des Archives nationales, avec les cartons consacrés aux différents grands officiers, à l’intendant général, au Trésorier, au Garde-Meuble, à l’intendance des bâtiments de la Couronne, mais aussi des archives privées de certains correspondants, comme Murat, Caulaincourt, Ney ou Bessières. Beaucoup de lettres de Duroc se retrouvent aussi dans des collections d’autographes, à Paris ou dans les bibliothèques et archives de province, ou encore chez des particuliers. Enfin, quelques documents se sont retrouvés à l’étranger, par exemple à la bibliothèque de Princeton pour les lettres de Duroc à Eugène.
napoleon.org : Pouvez-vous détacher une lettre qui vous aurait particulièrement intéressé, parmi les 2 800 de ce corpus ?
Jean-Pierre Samoyault : La lettre n° 767 adressée le 1er janvier 1806 depuis Munich au prince Eugène, vice-roi d’Italie, sur le mariage du prince. Duroc y écrit : « […] j’ai été chargé de demander en mariage pour vous la princesse Auguste, fille de l’Électeur actuellement roi de Bavière, et de prendre tous les engagements y relatifs. Cette jeune princesse vous est accordée. […] Elle vous rendra parfaitement heureux, vous la rendrez la femme la plus heureuse qu’il y ait au monde. Je lui ai promis, je ne risquai rien de le faire, avec le caractère que je vous connais. » Cette lettre révèle en la circonstance la confiance de Napoléon envers Duroc et les liens d’amitié entre ce dernier et le prince.
Charles-Éloi Vial : Il est difficile d’en choisir une en particulier, car j’ai vécu pendant des années avec ces transcriptions sur mon ordinateur, à les relire ou à les annoter, mais aussi à m’en servir pour mes différents livres. Il y a eu quelques découvertes inattendues, des lettres photographiées avant des ventes aux enchères ou découvertes par hasard dans des dossiers après de longues heures de travail. En définitive, celles qui m’ont le plus intéressé sont peut-être celles où l’on retrouve les goûts personnels de l’empereur : les petits meubles qu’il réclame à son usage comme les fameux lavabos en acajou et porcelaine de Sèvres, les livres, les assiettes de son service particulier avec des paysages peints lui rappelant des souvenirs agréables, et enfin la lettre n° 2579 du 11 août 1812, où Duroc évoque un canapé utilisé par Napoléon lors de son séjour à Vitepsk, qui lui avait particulièrement plu. Le grand maréchal en a fait prendre les mesures et a passé une commande, en pleine campagne de Russie. Jean-Pierre Samoyault, qui connaît parfaitement le sujet, savait exactement de quel modèle de canapé il s’agissait dans les réserves du Mobilier national. Inutile de dire que cela donne envie de s’y asseoir !
mise en ligne octobre 2023
► Voir la vidéo « Dans l’ombre de Napoléon : qui était vraiment Duroc ? », par Charles-Éloi Vial
► Voir la vidéo « La Mort de Duroc, grand maréchal du palais de Napoléon », par Marin Menzin