Juliette Glikman : Louis-Napoléon au fort de Ham (mars 2011)

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De son emprisonnement au fort de Ham pendant six ans, Louis-Napoléon Bonaparte déclarait  : « La prison de Ham a été mon université ». Spécialiste de l’histoire du Second Empire, Juliette Glikman nous offre dans son ouvrage Louis-Napoléon Bonaparte prisonnier. Du fort de Ham aux ors des Tuileries une étude tout à la fois événementielle et symbolique de cet épisode, longtemps considéré sous le seul angle romanesque, de la vie de l’Empereur Napoléon III.
Née à Paris en 1970, Juliette Glikman est docteur en histoire et chercheur associé au Centre d’histoire du XIXe siècle de Paris I-Paris IV. Elle avait reçu une bourse d’études de la Fondation en 2000, pour une thèse portant sur les assises symboliques du régime impériale, et présentée en 2009.
Propos recueillis par I. Delage (février 2011)

Juliette Glikman : Louis-Napoléon au fort de Ham (mars 2011)
Juliette Glikman © DR

I.D. : Quelles motivations sont à l’origine de votre envie d’étudier cette période précise de la vie de Louis Napoléon Bonaparte ?
J.G. :
Ce moment a fasciné les contemporains, de Louis Blanc à Chateaubriand. L’événement était incroyable : condamné à la détention perpétuelle après le débarquement malheureux de Boulogne, en 1840, Louis-Napoléon non seulement refuse de rabaisser ses prétentions au trône, mais surtout infléchit sa stratégie. Par le recours à l’image, au geste, au texte, le prétendant, qui menait grand train à Londres, se reconvertit en défenseur du peuple. Il use de sa condition d’embastillé pour témoigner de son engagement en faveur de la liberté, contre l’arbitraire du pouvoir. Une habile communication.

I.D. : Dans quel contexte politique et social Louis Napoléon Bonaparte entre-t-il en scène ? Sans considérer ce que l’on sait de la suite des événements, peut-on vraiment prendre au sérieux ses ambitions d’alors ?
J.G. :
Les élites se moquent ouvertement du « nigaud impérial ». Nul n’imagine alors un quelconque avenir à la dynastie impériale. La plupart des Napolénides vivent tranquillement en exil, adoptant profil bas dans l’espoir d’être autorisés à revenir en France. Après Boulogne, la presse accable le vaincu de noms d’oiseaux : « poule », « dindon »… Autant de sobriquets qui animeront la plume des caricaturistes à l’occasion de la campagne présidentielle de 1848.

I.D. : Dans quelle mesure cette nouvelle irruption de Louis Napoléon Bonaparte sur la scène politique, après la tentative de Strasbourg en 1836, gêne-t-elle le gouvernement ? Quels sont les enjeux de son procès ?
J.G. :
Le régime de Juillet redoute surtout une possible alliance entre républicains et bonapartistes. La fidélité de l’armée est également préoccupante. Surtout, la tentative survient moins de six mois avant le Retour des cendres, sur fond d’une crise internationale majeure où la France est confrontée à ses anciens vainqueurs de 1815. La mémoire napoléonienne, héritage national, ne peut être abandonnée à ce descendant turbulent, présenté en exilé apatride aux motivations douteuses et au patriotisme suspect.

I.D. : Prisonnier atypique, comment s’organise la vie carcérale de Louis Napoléon Bonaparte ?
J.G. :
Incorrigible rêveur, Louis-Napoléon transforme en opportunité l’enfermement sur le sol français, dans une citadelle médiévale digne d’un roman de Walter Scott. Tout est prétexte à renouer avec son destin : l’histoire locale, la surveillance militaire et policière qui l’enserre, les « vive l’Empereur » dont les soldats le saluent. Il s’insinue en recours des misérables, s’intéresse à la question sociale, prophétise l’avènement du suffrage universel.

I.D. : Comment Louis Napoléon Bonaparte s’est-il construit, politiquement mais aussi psychologiquement, à partir de cette période si particulière de sa vie ?
J.G. :
Paradoxalement, la détention renforce sa conviction de parvenir un jour au faîte du pouvoir, entêtement qui étonne ses nombreux visiteurs. La citadelle exerce un attrait mondain sur les célébrités de l’époque. Les responsables civils, militaires et religieux du département s’empressent aux portes de Ham. Le monde du spectacle n’est pas en reste : Virginie Déjazet fait passer au prisonnier une médaille porte-bonheur ; Alexandre Dumas est un convive occasionnel. Derrière les hauts murs de la forteresse, le captif s’initie au « gouvernement des esprits », combinant rapprochement tactique avec les républicains et fascination obsessionnelle pour la légende impériale.

I.D. : Quel profit Louis Napoléon Bonaparte tire-t-il de cet emprisonnement ? Dans quelle mesure une nouvelle légende napoléonienne éclot-elle en France à ce moment-là ?
J.G. :
Durant les premières semaines, le prisonnier et ses compagnons, Montholon et Conneau, sont placés au secret. Dès mai 1841, l’étau se desserre : visites et correspondances sont autorisées plus librement. Louis-Napoléon déploie une énergie de tous les instants. Ses articles et brochures traitent des questions essentielles de son époque (place de l’Église, réforme de l’armée, politique douanière…). Il se livre à des expériences de chimie, se distraie en montant à cheval ou en cultivant un jardin sur les remparts. Occultant ces facilités, Louis-Napoléon rode un récit de la déploration : la détention de Ham prolongerait en terre française le martyre de Sainte-Hélène. Ses malheurs l’autoriseraient à se prétendre l’empereur des exclus, contre Louis-Philippe, le roi-bourgeois.

I.D. : Que souhaiteriez-vous que les lecteurs retiennent comme image de Louis Napoléon Bonaparte après la lecture de votre livre ?
J.G. :
Nuancer l’image ridicule de Badinguet, s’évadant une planche de sa bibliothèque sur l’épaule. Pour les contemporains, l’évasion, de plein jour, est un coup d’audace, revêtue d’un fort symbolisme. Louis-Napoléon réaliserait les rêves d’émancipation caressés depuis la Restauration. Il a déjoué les manoeuvres des policiers, magistrats, militaires. Or ces forces commises à sa garde sont également les instances de répression du peuple. Le déguisement en menuisier achève la transfiguration du prince en figure souveraine : l’héritier inconséquent de 1840 s’avoue prêt à endosser les habits d’un Napoléon du peuple. Sans compter le romanesque de l’échappée : ce prince déguisé en ouvrier rejoue les Mystères du peuple, d’Eugène Sue, en brouillant les repères sociaux.

I.D. : Enfin, spécialiste de l’histoire du Second Empire, histoire longtemps négligée ou cantonnée à certains sujets d’études, quels sont les aspects qui selon vous, devrez être approfondis, voire même défrichés ?
J.G. :
Le monde judiciaire et la justice impériale mériteraient d’être étudiés, en dehors de l’année 1852 qui focalise tous les regards. Ainsi les conditions des amnisties permettraient de mieux cerner l’évolution libérale du régime.

Paris, 23 février 2011

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