napoleon.org : Dans quelle mesure l’érudition historique de Napoléon a-t-elle nourri sa volonté de légitimer son pouvoir en s’inscrivant dans la lignée d’Alexandre le Grand, César ou Charlemagne ? Était-ce, selon vous, une pure stratégie de propagande ou le reflet d’une conviction intellectuelle profonde ?
Louis Sarkozy : Les deux affirmations sont vraies. D’un côté, Napoléon est un véritable passionné : il aime l’histoire, lit la philosophie, s’intéresse à la musique, à la poésie et aux histoires d’amour. Dans sa jeunesse, il rêve de devenir écrivain ; il idolâtre Rousseau, admire l’abbé Raynal et Goethe. C’est donc un authentique amoureux des lettres.
Mais il faut aussi comprendre que la seule chose qui comptait véritablement pour lui, c’était la politique. Tout était mis au service de celle-ci. Il cherchait constamment à s’inscrire dans la lignée des grands généraux et des grands hommes d’État qui l’avaient précédé. Ses bulletins sont truffés de telles références, tout comme les peintures qu’il commande. Il voulait aussi montrer que son règne reposait avant tout sur son efficacité. Comme Charlemagne, César ou Alexandre, il semblait dire : « Je construis. »
napoleon.org : Votre ouvrage met en lumière un Napoléon lecteur obsessionnel, presque bibliomane. À votre avis, cette boulimie de lecture visait-elle à compenser un sentiment d’illégitimité sociale, ou relevait-elle d’une authentique quête de puissance intellectuelle ?
Louis Sarkozy : Ah ! Votre question touche juste. Cela est particulièrement vrai durant son adolescence et sa jeunesse. Lorsqu’il sort de l’École militaire de Paris, Napoléon prend pleinement conscience de ses lacunes en matière d’éducation. Il commence alors à fréquenter des intellectuels, participe à des dîners et à des salons, notamment à Valence. C’est là qu’il réalise l’ampleur de son retard culturel.
Comme Churchill un siècle plus tard, il se lance dans un intense processus d’auto-éducation. Il voulait également prouver qu’il appartenait à la haute société, ce qui transparaît souvent dans ses échanges avec les aristocrates. Ce complexe social ne le quittera jamais vraiment.
D’ailleurs, quelques heures avant sa mort, dans un état semi-conscient, il revient à ses origines profondes en déclarant : « Je laisse à mon fils ma maison et mon terrain à Ajaccio. » Comme si tout l’Empire n’avait été qu’un songe.
napoleon.org : L’influence de l’abbé Raynal et des Lumières transparaît dans les premiers écrits de Bonaparte, avant de s’effacer au profit d’un tournant plus autoritaire. S’agit-il, selon vous, d’une rupture idéologique ou d’un opportunisme politique ?
Louis Sarkozy : Il y a deux éléments à prendre en compte. D’un côté, Bonaparte grandit. Il évolue, comme nous tous. En réalité, il y a plusieurs Bonaparte : le jeune révolutionnaire fougueux n’a que peu de points communs avec l’empereur vieillissant, obèse et moribond.
Il faut comprendre, chez Napoléon comme chez toute sa génération, à quel point la Révolution française fut un traumatisme. Il est sincèrement révolutionnaire à ses débuts, mais reste toujours hanté par les excès qu’il a connus — et c’est d’ailleurs pour cela qu’il cherchera, plus tard, à les empêcher de revenir. D’où son obsession pour la stabilité.
Et puis, Bonaparte est aussi un opportuniste, un pragmatique. Lorsque l’occasion se présente, il fait comme tant d’anciens révolutionnaires : il devient plus conservateur, plus autoritaire.
napoleon.org : Vous soulignez l’ambivalence entre les convictions philosophiques de Napoléon, marquées par les penseurs abolitionnistes, et certaines de ses décisions politiques, comme le rétablissement de l’esclavage. Ce décalage illustre-t-il, à vos yeux, une contradiction constante entre ses idées et le pragmatisme de l’homme d’État ?
Louis Sarkozy : La véritable contradiction chez Napoléon se situe entre l’idéologue et le penseur, d’un côté, et le politique et l’homme d’action, de l’autre. Il peut se permettre des élans philosophiques lorsqu’il écrit, mais dès qu’il s’agit de gouverner, le réel vient frapper à sa porte avec fracas.
Le rétablissement de l’esclavage contredit profondément ses convictions philosophiques. Mais face à la réalité économique — Saint-Domingue représentant alors à elle seule près d’un tiers de la production sucrière mondiale —, il juge cette décision indispensable. Il a désespérément besoin de ces revenus pour financer son projet impérial. C’est donc avant tout un choix économique, aussi incompréhensible qu’il puisse paraître aujourd’hui.
Le directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz, a parlé à ce sujet du « règne du sérieux ». L’expression est parlante : chez Napoléon devenu monarque, c’est le réel qui prime, et non, comme il le dira un jour à Joseph, les préoccupations des « coquettes ».
► Voir l’ouvrage Napoléon Bonaparte. L’Empire des livres et l’avis de la Fondation Napoléon