napoleon.org – Comment vous est venue l’idée de poursuivre des recherches sur le rapport entre Jésus et Napoléon ?
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini – Je devais choisir un sujet pour ma thèse de doctorat.
Mon directeur m’a conseillé de me tourner vers Napoléon. D’une part, parce qu’il travaillait lui-même sur les imaginaires napoléoniens, d’autre part, du fait de l’approche de la date du bicentenaire de sa mort. N’étant pas historienne – j’ai une formation de philosophie et de lettres modernes – j’ai décidé de faire plus ample connaissance avec ce mythe incarné en lisant le Mémorial de Sainte-Hélène.
Au fil de ma lecture, j’ai été frappée par deux choses : l’exilé faisait à plusieurs reprises référence au Christ et celui qui était privé de tout, souffrant sur son roc, me faisait irrésistiblement penser au Jésus du Golgotha.
Surprise et curieuse, j’ai voulu vérifier, y compris dans les Évangiles, si cette mise en perspective pouvait avoir un écho à d’autres moments de son parcours et sur d’autres plans.
Et ce qui n’était au départ qu’une simple intuition s’est révélé source de nombreux développements. Parfois de manière très concrète, parfois de manière plus subtile mais néanmoins prégnante : un messie laïc, sécularisé, perçait sous le héros, demandait à être exhumé. J’ai pu dresser des ponts, en me fondant sur des éléments de contexte, à partir d’exemples très terre à terre ou en m’aventurant dans l’abstraction, à travers la symbolique, les arts, l’anthropologie religieuse, ou encore l’herméneutique. Du faiseur de miracles au bouc émissaire, j’ai entamé un voyage que mon livre invite à partager. Pour les plus sceptiques, il me semble primordial de préciser qu’il n’est pas ici question de comparaison mais d’analogie. Kant en donne une définition très claire dans ses Prolégomènes à toute Métaphysique future : une analogie n’est pas une mise en parallèle qui consisterait à plaquer plus ou moins artificiellement une liste de points communs et conclurait ainsi faussement à une identité. Il s’agit d’une égalité de rapports entre deux objets qui peuvent être dissemblables voire opposés.
napoleon.org – Pouvez-vous nous citer les points communs de ces deux figures ?
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini – Plutôt que me risquer à une liste qui pourrait lasser, permettez-moi d’exposer la genèse de la dimension christique de Napoléon. En simplifiant à l’extrême, l’édifice de la messianité napoléonienne est soutenu par trois piliers.
Le premier pilier est l’œuvre de l’empereur en personne qui s’est posée en messie. À propos des principes révolutionnaires qu’il a portés et diffusés, il déclarera dans le Mémorial : « Ces grandes et belles idées doivent demeurer à jamais tant nous les avons entrelacées de prodiges. Voilà le trépied dont jaillira la lumière du monde. Elles seront la foi, la religion de tous les peuples, et cette ère mémorable se rattachera, quoi qu’on en dise à ma personne. Et aujourd’hui, la persécution achève de m’en rendre le messie. » Tout est concentré dans ces quelques lignes : l’inscription de son œuvre dans l’éternité ; son institutionnalisation en objet sacré – il parle de foi, de religion – dont il est l’épicentre ; le trépied d’où jaillira la Lumière du monde – Lumière qui représente le Savoir Absolu – renvoi aux paroles évangéliques de Jésus proclamant qu’il est venu apporter le feu sur la terre, la parole divine qui éclaire les consciences. Il y a d’ailleurs toute une symbolique du feu commune à Napoléon et à Jésus que j’analyse dans mon ouvrage. Enfin, notons le mythème du martyr, du « persécuté », qu’il illustrait en mettant en relief la couronne d’épines dont l’Angleterre l’avait affublé. En parlant de ses souffrances d’exil, il ira jusqu’à dire que si le Christ n’était pas mort sur la croix il ne serait pas Dieu…
Deuxième pilier : ce sont ses contemporains qui ont relayé cette dimension messianique. En effet, si celle-ci n’avait pas infusé l’imaginaire collectif de l’époque, elle se serait éteinte d’elle-même à la mort de l’empereur, elle ne lui aurait pas survécu. C’est parce qu’elle a laissé des traces dans l’épistémologie du champ symbolique napoléonien, à travers la grande littérature, les chansons populaires, les tableaux, les sculptures, mais aussi à travers des témoignages historiques etc, qu’elle s’est pérennisée pour arriver jusqu’à nous.
Troisième pilier : la métahistoire, l’étude du sens de l’Histoire. La période postrévolutionnaire est une période de désenchantement du monde, un temps de déchristianisation, un temps où la religion est considérée comme une force aliénante. Bref, il n’y a plus de sacré religieux. Il n’y a plus non plus de sacré politique puisque la monarchie dite « de droit divin » a été mise à bas. Napoléon va réhabiliter cette sacralité religieuse avec le Concordat qui consacre la liberté des cultes, et il va remettre en place la sacralité politique en en rétablissant la verticalité. Il a su combler un manque, faire renaître une forme d’autorité tutélaire inédite. C’est ainsi qu’Hegel, voyant Napoléon sur son cheval, s’étonne qu’un simple individu concentré dans l’ici et maintenant, en un point précis, s’étende simultanément sur toute l’Europe, dépasse les frontières. Cette idée est très bien retranscrite dans la gravure d’Antoine Aubert, Napoléon le Grand et sa légende révélatrice Astre brillant, immense, il éclaire, il féconde, et seul fait à son gré tous les destins du monde ! qui fait de la tête du souverain l’astre solaire dont les rayons nimbent la totalité de la surface du globe terrestre au-dessus duquel il est placé. Il y a désincarnation : le corps disparait entièrement pour ne laisser que la tête, une tête incandescente, une véritable Transfiguration. Comme Jésus, Napoléon est à la fois l’incarnation du Particulier – homme parmi les hommes, émanation du peuple, inscrit dans l’Immanence – et l’incarnation de l’Universel – porteur de quelque chose de plus grand que lui qui le déborde, pour ainsi dire de l’ordre de la Transcendance. Être démiurgique à l’origine d’un nouvel ordonnancement du monde, Napoléon, c’est également comme le dit Mickiewicz, « l’idée sociale faite gouvernement ». Il existe une puissance conceptrice qui se rattache à l’évocation de son simple nom. Cette puissance est mise en scène par l’œuvre de Jean-Baptiste Mauzaisse Napoléon couronné par le Temps écrit le Code Civil, où l’on voit l’Empereur sur un nuage couronné par l’allégorie du Temps ici sous les traits d’un ange et qui est en train de rédiger le Code Civil qui prend la forme des Tables de la Loi. La référence à l’Ancien Testament et à cet autre messie qu’est Moïse est criante. Le Code Civil, c’est en quelque sorte un renouveau cosmogonique politico-social dont Napoléon est le Grand Horloger. La Loi, c’est le Verbe créateur qui fait apparaitre une société nouvelle régie par de nouveaux paradigmes.
napoleon.org – Quelle démarche de Napoléon vous semble-t-elle être la plus révélatrice de son admiration pour Jésus ou son inscription dans ses pas ?
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini – Peut-être Le Mémorial de Sainte-Hélène. Cet ouvrage était pour lui le moyen le plus sûr de ne pas tomber dans l’oubli. Il a semé la graine de la Résurrection dans la mémoire collective en facilitant sa réconciliation avec le peuple français, ce qui explique que le retour des cendres ait provoqué une telle émotion presque 20 ans après sa mort et que l’arrivée de son cercueil à Paris ait suscité une foule immense le long du cortège.
Napoléon avait un attachement sincère et profond pour la figure du Christ et pour le Nouveau Testament. Il disait de l’Évangile que, plus qu’un livre, c’était un être vivant. Rappelons que les Evangiles ont initialement été appelés Vies de Jésus et que pour offrir les enseignements du Maître, les évangélistes ont consigné les scènes de son quotidien les mieux à même de faire comprendre sa Parole. Ainsi en est-il vraisemblablement des dictées et des conversations que Napoléon avait avec ses biographes en exil : montrer de lui-même une image particulière, sa proximité avec ses soldats et plus largement avec les peuples, souligner sa recherche du bien commun. Se plaçant lui-même au centre du récit, il suggère irrésistiblement le lien qui existait entre Jésus et son groupe de disciples. Il avait envie et/ou besoin de tirer les fils de l’Histoire plus loin que sa propre vie. La forme aurait pu être davantage encore évocatrice des textes saints puisque Napoléon a eu un moment l’intention de donner le nom de ses biographes aux livres qu’ils écrivaient… Mais de tous, l’ouvrage de Las Cases s’est imposé par sa popularité. Son manuscrit se voulait auxiliaire de mémoire, devant inscrire les pensées et les paroles de son Empereur dans l’Éternité, favoriser et alimenter le culte impérial que l’on pourrait, toute proportion gardée, qualifier de nouvelle religion des catacombes dans un pays qui ne voulait pas oublier.
En un mot, répandre la Bonne Nouvelle !
napoleon.org – Vous parlez du « délire viral » qui frappe certains écrivains donnant une dimension christique à l’Empereur, après sa mort. Pouvez-vous nous en donner un exemple ?
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini – Pas simplement après sa mort. Déjà de son vivant, les écrivains de la grande littérature comme des récits et chansons hagiographiques témoignent de l’empreinte christique dont ses contemporains l’ont paré. Balzac, dans son Médecin de campagne, nous montre un Empereur immortel que ni la maladie ni les balles ne peuvent atteindre. On retrouve le thème de l’Annonciation – il a été annoncé à Laetizia par un ange – ainsi que celui de la Résurrection puisqu’il fait se relever les soldats tombés au combat.
Les allusions au messie sont aussi criantes dans les textes populaires tels que Souvenirs du peuple, chanson composée en 1821, qui met en scène le topos éminemment christique de l’humilité : on voit Napoléon qui se repose dans une chaumière près de l’âtre après une journée de combats. On retrouve le feu qui est un symbole récurrent dans l’imaginaire messianique napoléonien. Est aussi présente l’imagerie de la Cène et de la Transsubstantiation à travers un repas sommaire fait de pain et de vin. Le texte s’attarde sur le verre : là s’insinue le saint calice ! Mais le texte le plus dévotionnel est sans conteste l’Ame de Napoléon de Léon Bloy dont je ne citerai qu’une phrase parmi tant d’autres « Napoléon c’est la face de Dieu dans les ténèbres ».
napoleon.org – Vous consacrez un chapitre de votre étude à la figure d’Antéchrist à laquelle Napoléon a pu être assimilé. Servait-elle uniquement de caricature à ses ennemis ou certains croyaient-ils réellement qu’il était diabolique ?
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini – Certains membres du clergé devaient sincèrement croire à son essence diabolique. On peut citer l’abbé Jean Wendel Wurtz qui, dans son Napoléon et le Gog de l’Apocalypse, développe tout un argumentaire qui vise à démontrer que derrière chaque fléau se dissimule Napoléon. Il le compare au roi des sauterelles, qui intervient avec la 5e trompette de l’Apocalypse de saint Jean. Plus loin en Europe, les clergés russe et espagnol appelaient à la « guerre sainte » contre lui. Mais faut-il y voir davantage de foi ou de nationalisme politique ?
Les références à l’Apocalypse se retrouvent aussi chez certains écrivains de l’époque. Charles Nodier, romancier et académicien, a écrit : Je vis un homme qui paraissait plus qu’un homme, qui avait un de ses pieds sur l’Afrique et un autre sur l’Europe. Et il s’appelait Appolyon et l’Exterminateur, et je reconnus qu’il avait été annoncé sous ce nom dans l’Apocalypse de Jean. À nouveau, le thème du providentialisme inhérent à l’archétype messianique car finalement qu’est-ce qu’un Antéchrist sinon un Christ inversé ? Le messie opère toujours au sein du mythe napoléonien mais du côté du mal. Ici, Napoléon est présenté comme le chaos marquant la fin d’une ère et le début d’une nouvelle, à l’instar des quatre cavaliers qui préfigurent la pesée des âmes et l’avènement du royaume des justes. Dans cette version du mythe, le rapport de l’humain à Dieu et au monde doit s’envisager dans une perspective de chute passée et de régénération à venir : l’empereur a semé la destruction et s’est arrêté lorsque Dieu a jugé que son œuvre était accomplie. Finalement savoir si l’on croyait vraiment ou non à un Napoléon diabolisé importe peu. Ce qui compte, c’est que l’aspect antéchristique ait suffisamment nourri la légende noire pour marquer la mémoire de son temps, et qu’elle participe finalement autant à la messianité napoléonienne que le messie lumineux.
napoleon.org – « Napoléon et Jésus ont une image protéiforme. Pour les associer, le recours aux symboles relève davantage du ressenti que de la préhension ». Pouvez-vous nous éclairer sur ce parallèle ?
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini – Ce serait trop long de développer les arguments pour justifier les différentes analogies que je livre à travers le choix de symboles aussi différents que le ciel, la colonne, la croix, les îles et quelques autres. Ce que je peux dire, c’est qu’au terme de mes lectures et de mes recherches, y compris iconographiques, elles se sont imposées à moi de manière intuitive. À mes yeux, elles ont leur légitimité et forment un tout cohérent.
napoleon.org – Quelle est la représentation picturale ou architecturale qui vous semble faire la plus flagrante assimilation entre Napoléon et Jésus ?
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini – L’iconographie napoléonienne est truffée de références christiques. Napoléon visitant les pestiférés de Jaffa, d’Antoine-Jean Gros, en est un exemple parmi d’autres. L’interprétation du peintre transpose dans l’histoire contemporaine une imagerie chrétienne consacrée, sanctifiant ainsi son sujet principal, frappé d’un halo de lumière et qui touche du bout des doigts le corps d’un malade. Toute la représentation de ces corps nus, sans vie ou agonisant, étalés en grappes en avant-plan et agglutinés aux pieds de Bonaparte rappelle les visions dantesques de l’Inferno ou les évocations traditionnelles du Jugement Dernier dans la peinture chrétienne – notamment les fresques d’un Fra Angelico ou d’un Signorelli. Dans cette Palestine lointaine, Gros a immortalisé Napoléon en suggérant qu’il dispose de pouvoirs thaumaturgiques. C’est un être surnaturel, un intermédiaire entre le divin et les hommes, qui guérit par le touché, ce qui renvoie aux écrits évangéliques et aux miracles qui y sont le plus représentés, à savoir les miracles de guérison.