Irène Delage : Votre nouveau livre s’intitule "L’effroyable tragédie. Nouvelle histoire de la campagne de Russie" : quelles ont été les motivations de votre démarche ?
Marie-Pierre Rey : C'est en préparant ma biographie d'Alexandre Ier que j'ai commencé à travailler sur la campagne de 1812. Il m'est alors apparu que les sources directes permettant d'aborder cet épisode hors norme étaient extrêmement riches, tant du côté français que russe, mais que nombre d'entre elles n'avaient été que partiellement exploitées. Car en dépit du nombre vertigineux d'ouvrages consacrés à la campagne de Russie, à la « guerre patriotique » comme l'appellent les Russes, la campagne était souvent abordée d'un point de vue très abstrait, dans ses aspects strictement militaires et généralement, d'un seul point de vue : celui de la Grande Armée, celui des armées du tsar. En outre, la bibliographie existante tendait à ne prendre en compte que le destin des grandes figures, -Napoléon, Koutouzov, Ney, Murat, Barclay de Tolly, Bagration…- sans s'arrêter aux milliers de combattants et civils, hommes, femmes et enfants, qui ont été eux aussi, des acteurs ou des témoins de la campagne. J'ai donc cherché à écrire une histoire globale de la campagne de 1812 qui, en s'appuyant sur des sources à la fois russes et françaises, s'intéresse aux aspects humains et sociaux du conflit sans pour autant en négliger les aspects militaires.
I.D. : L’histoire au plus près de ses protagonistes, de tous ses protagonistes : à la lecture de votre ouvrage, on a le sentiment de lire une "biographie" de cet épisode dramatique de l’histoire européenne.
M.-P. R. : Je suis sensible à votre remarque et à l'idée que j'aurais écrit une « biographie » de 1812, même si l'image est peu conventionnelle s'agissant d'un conflit militaire! Mais de fait, j'ai souhaité rendre compte de la campagne en superposant les points de vue et les prismes: aux discours et perceptions des décideurs et des commandants en chef, font écho les voix plus modestes, mais souvent plus émouvantes, des combattants ordinaires et des civils dont les destins ont été broyés par cette tragédie. C'est en quelque sorte une histoire polyphonique de la campagne que j'ai voulu écrire en m'appuyant sur les correspondances, les journaux intimes, les mémoires, les chansons et les caricatures à notre disposition. Et ces matériaux sont souvent passionnants : ainsi, les lettres de combattants français qui, interceptées par les cosaques ont ensuite été déposées aux archives russes où elles se trouvent toujours aujourd'hui, constituent un extraordinaire témoignage sur l'avancée des soldats à travers l'empire, les impressions qui furent les leurs à leur entrée dans Moscou, leurs réactions face à l'incendie. Et elles disent aussi beaucoup sur le vécu, le ressenti et les émotions des soldats au fil de la campagne. De même, les correspondances et les journaux intimes des combattants et des civils russes qui sont parvenus jusqu'à nous, permettent de mieux cerner les sentiments contradictoires qui traversent la société russe au début du conflit, – francophiles et francophones, les élites oscillent entre incrédulité et désarroi-, et de mieux comprendre, aussi, la puissance du sentiment patriotique qui peu à peu émerge et se forge dans l'épreuve.
I.D. : Vous avez utilisé de très nombreuses sources, notamment françaises et russes. Cette histoire croisée permet-elle de nuancer certains points ?
M.-P. R. : Sans aucun doute car le fait de confronter les historiographies et les sources russes et françaises m'a tout naturellement amenée d'une part à remettre en cause un certain nombre de mythes et d'autre part à nuancer ou préciser certains points.
Au chapitre des mythes écornés, les sources démontrent que contrairement à une affirmation souvent présente dans l'historiographie française de la campagne, la stratégie russe de la retraite n'a pas été le fruit du hasard ou des circonstances, mais que dès 1810-1811, elle a été pensée, conçue et débattue au sein du ministère de la guerre et de l'Etat-major avant d'être adoptée par Alexandre Ier. Ce dernier n'est d'ailleurs pas le personnage indécis et falot dépeint par Tolstoï.
Par ailleurs, si les sources russes soulignent que l'élan patriotique fut réel et puissant, elles révèlent aussi qu'il ne fut ni spontané, ni uniforme.
Autre mythe battu en brèche, celui du « général Hiver ». Les sources attestent que dès avant l'arrivée des grands froids, la Grande Armée a déjà perdu plus d'un tiers, sinon la moitié de ses effectifs en raison de la malnutrition, des épidémies de typhus et de dysenterie et des désertions. Au fil de la campagne, les batailles (Smolensk, la Moskova, Maloïaroslavets…) ont toutes été acharnées et terriblement coûteuses en vies humaines mais ce sont les dysfonctionnements logistiques et l'incapacité de l'empereur des Français à comprendre la nature de la guerre menée par les Russes qui ont en réalité causé la perte de la Grande Armée.
Enfin, l'ouvrage apporte un éclairage sur des faits jusque peu abordés : sur le fonctionnement de l'administration française installée par Napoléon à Moscou, -il y crée des arrondissements et met en place des commissaires de police sur le modèle français !- ; ou bien encore sur le douloureux retour des Russes à Moscou après le départ de la Grande Armée : la ville sombre en effet dans l'anarchie et subit des pillages de la part des Russes eux-mêmes.
I.D. : Comment l’historiographie russe a-t-elle évolué au XIXe et au XXe siècle ? Comment les historiens russes envisagent-ils ce sujet d’études aujourd’hui ?
M.-P. R. : Dès le milieu du XIXème siècle, l'historiographie tsariste fait de la tragédie un épisode fondateur dans la construction de l'identité nationale. Alexandre Ier est décrit comme un tsar charismatique ayant réussi à sceller l'union des différentes classes sociales et Koutouzov incarne la quintessence du héros russe. C'est dans cette perspective que se situent les travaux d'A. I Mikhailovski-Danilevski qui sera en 1839 le premier à qualifier le conflit de « guerre patriotique ». Par la suite, les historiens soviétiques ont eu un discours plus contrasté et plus critique sur la guerre de 1812 avant que sous l'impulsion personnelle de Staline, et alors que le danger nazi se profile à partir de 1936-37, on s'attache de nouveau à voir dans 1812 l'émergence d'un solide patriotisme de masse. Koutouzov est alors érigé en sauveur de la « patrie » ; les analogies se multiplient entre le feld-maréchal et Staline ; et à partir de juin 1941, la guerre menée contre Hitler devient la « grande guerre patriotique », en écho à la « guerre patriotique » de 1812. Dans les années 60-80 l'intérêt pour le thème reste vif mais dans les publications, les aspects militaires continuent de se tailler la part du lion. Aujourd'hui, d'intéressants changements se dessinent : si la majorité des ouvrages continue toujours d'accorder la prééminence aux questions militaires, quelques ouvrages et articles récents se réclament d'une approche anthropologique et sociétale de la guerre de 1812.
I.D. : Ces dernières années, de nombreux collectionneurs russes se sont montrés sur les ventes d’art "napoléoniennes". La période napoléonienne, notamment la campagne de Russie, a-t-elle toujours un écho dans la population russe aujourd’hui ?
M.-P. R. : Oui, un immense écho ! Les Russes sont profondément attachés à cette période qu'ils connaissent plutôt bien car elle est constitutive de leur identité. 1812 est un événement fondateur non seulement pour le patriotisme mais pour le sentiment national russe. En 1612, la guerre contre la Pologne-Lituanie avait suscité un premier élan national mais ce dernier n'avait pas touché l'ensemble des catégories sociales. A contrario, la guerre contre Napoléon a soudé l'ensemble des classes sociales derrière le tsar, au nom de la défense de la mère Russie et de la foi orthodoxe. En outre, dans la guerre contre Napoléon, les cas de collaborationnisme avec l'ennemi ont été rarissimes et les troupes russes se sont souvent montrées héroïques, irréprochables au feu, ce qui a encore ajouté de la valeur de l'événement. Tout ceci explique donc l'importance cruciale de 1812 pour la conscience nationale et la mémoire russes : dès 1839, en effet, le champ de bataille de la Moskova (Borodino) a été sacralisé et nul doute que les commémorations qui s'annoncent (dont celles de Borodino précisément) seront fastueuses. Pour autant, et c'est un fait à souligner, le « culte » de 1812 n'a pas nourri de haine tenace à l'égard de Napoléon mais au contraire, une forme de sympathie admirative voire parfois de fascination à l'égard de l'empereur des Français. Mais il est vrai qu'en magnifiant le génie militaire de Napoléon, les Russes qui l'ont contraint à la retraite se magnifient eux-mêmes !
I.D. : Le Centre de Recherches en Histoire des Slaves (CRHS-CNRS), dont vous êtes la directrice, s’est associé à la Fondation Napoléon et au Souvenir napoléonien, pour organiser un colloque international sur la campagne de Russie de 1812 (4-5 avril 2012). Quels en sont les objectifs ?
M.-P. R. : Ce colloque s'intitule « 1812, la campagne de Russie, Regards croisés sur une guerre européenne ». Son programme, très dense, sera bientôt disponible en ligne sur les sites internet des trois institutions organisatrices [voir dès à présent sur napoleon.org]. En écho aux nombreuses manifestations qui en Russie vont ponctuer l'année 2012, il nous a semblé important d'organiser à Paris un ambitieux colloque international. Des thématiques variées y seront abordées par des chercheurs qui, venus de France, de Russie, et d'autres pays européens, offriront sur cet événement clef de l'histoire du XIXème siècle, leurs expertises et leurs regards croisés… Si les dimensions géopolitique et militaire du conflit auront toute leur place dans les communications, elles seront traitées dans une perspective européenne et non pas seulement franco-russe. En outre, des sujets relativement neufs, nourris par des recherches récentes, seront également traités : on se penchera ainsi sur le rôle et le comportement des sociétés en guerre, sur la nature des représentations et des perceptions à l'oeuvre pendant le conflit. Enfin on en viendra dans un dernier temps à la question de la mémoire et de l'imaginaire. Autant dire que ce programme devrait, en tout cas c'est notre objectif, contribuer à renouveler autant qu'à approfondir notre connaissance de la campagne de Russie.