Michel Dancoisne-Martineau : « À Sainte-Hélène, Napoléon construisait non seulement sa défense, mais aussi sa légende. »

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À l’occasion de la sortie de son ouvrage Le dernier Napoléon 1819-1821, Michel Dancoisne-Martineau, directeur des Domaines nationaux français de Sainte-Hélène, a accepté de nous parler de son rôle de gardien du patrimoine napoléonien et d’analyser les dernières années d’exil de l’Empereur. Il nous explique comment Napoléon est passé d’une lutte active pour influencer l’opinion publique à une période de réflexion plus intime, révélant l’homme derrière le mythe.

Propos recueillis par Claudia Bonnafoux, web-éditrice (janvier 2025)

Michel Dancoisne-Martineau : « À Sainte-Hélène, Napoléon construisait non seulement sa défense, mais aussi sa légende. »

napoleon.org : Qu’implique être directeur des domaines nationaux à Sainte-Hélène ?

Michel Dancoisne-Martineau :  En tant qu’administrateur des domaines nationaux français à Sainte-Hélène, je suis chargé de préserver et de gérer un patrimoine historique unique. Cela représente plus de 1 200 m² de bâtiments, 16 hectares de jardins et de forêts, mais également tous les autres sites d’importance culturelle et historique de cette île qui fait partie des territoires britanniques d’outre-mer et qui reste encore, aujourd’hui, bien isolée.

En collaboration avec la Fondation Napoléon et par l’intermédiaire de la Saint Helena Napoleonic Heritage Ltd — une organisation locale dédiée à la conservation du patrimoine —, je veille aussi à la promotion, la muséographie, le recherche, la documentation et à l’ouverture au public des sites liés à l’exil de Napoléon. Ces lieux incluent non seulement le pavillon des Briars, la Maison de Longwood et la tombe, mais aussi des endroits moins connus, comme le cottage de l’esclave Toby ou la Maison du grand maréchal Bertrand.

Je m’assure également que toutes les activités respectent les réglementations environnementales et patrimoniales, tout en jouant un rôle actif dans le développement durable de l’île. Par exemple, je participe à des initiatives visant à protéger et à propager les plantes endémiques. Mon objectif est de garantir que ces sites historiques restent accessibles tout en étant préservés pour les générations futures.

napoleon.org : Vous décrivez la période 1816-1818 comme « trois années de combat, d’espérance et, donc, d’attente » pour Napoléon à Sainte-Hélène. Pouvez-vous nous en dire plus sur les stratégies spécifiques que Napoléon a employées pendant cette période pour tenter d’influencer l’opinion publique et améliorer sa situation ?

Michel Dancoisne-Martineau : Ces trois années, que je qualifie de « combat, d’espérance et d’attente », résument parfaitement la stratégie multiforme de Napoléon entre 1816 et 1818 à Sainte-Hélène. Isolé au cœur de l’Atlantique, il n’était pas pour autant inactif. Ces trois années furent pour lui une lutte acharnée, non pas sur le champ de bataille, mais sur celui des idées, de la mémoire et de l’opinion publique internationale.

D’abord, Napoléon a employé l’écriture comme une arme. Il consacrait une grande partie de ses journées à dicter ou rédiger des mémoires, des lettres et des notes, souvent avec l’aide de ses proches comme Las Cases, O’Meara, Bertrand, Montholon ou Gourgaud. Ces textes ne se limitaient pas à un simple récit de son règne ; ils visaient à façonner une image idéalisée de lui-même. Napoléon racontant Napoléon. À travers ces écrits, il cherchait à se présenter comme un homme d’État visionnaire, défenseur des principes révolutionnaires — il ne réfuta pas l’étiquette moqueuse de « champion du jacobinisme », que lui avait initialement apposée William Pitt — et victime d’un traitement inhumain imposé par les Britanniques. L’image du martyr s’impose.

En parallèle, il a activé des réseaux de communication en dehors de l’île. Grâce à ses compagnons d’exil et à certains visiteurs de passage, il s’efforçait de faire parvenir ses messages en Europe. Ces documents, parfois publiés dans la presse ou transmis à des personnalités influentes, dénonçaient les conditions de sa captivité, accusant notamment Hudson Lowe, le gouverneur britannique, d’acharnement. Cette stratégie avait un double objectif : renforcer la sympathie pour sa cause et exercer une pression sur Londres afin d’obtenir un allègement de ses contraintes.

Napoléon n’a pas non plus négligé le pouvoir des symboles. Même dans son isolement, chaque détail de son quotidien était soigneusement orchestré. Il maintenait une discipline rigoureuse dans son entourage, exigeant un protocole qui rappelait sa stature impériale. Ce souci du détail servait un message clair : il restait un empereur en exil, pas un prisonnier ordinaire. Cette posture visait à consolider sa légitimité aux yeux de ses contemporains et à projeter une image d’endurance face à l’injustice.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’espérance et de l’attente dans sa stratégie. Napoléon restait attentif aux bouleversements politiques en Europe. Il espérait qu’un changement de gouvernement ou une mobilisation populaire en sa faveur viendraient modifier son destin. C’est dans cet état d’esprit qu’il entretenait l’idée, peut-être illusoire, d’un possible retour en scène, tout en posant les bases de son héritage politique et mémoriel.

Ces années de combat intellectuel et symbolique témoignent de la résilience d’un homme qui, même en captivité, refusait de se considérer comme vaincu. À Sainte-Hélène, Napoléon construisait non seulement sa défense, mais aussi sa légende.

napoleon.org : Votre livre se concentre sur les années 1819-1821, les dernières années de Napoléon. Qu’est-ce qui a motivé votre choix de vous focaliser sur cette période en particulier, et en quoi pensez-vous qu’elle soit cruciale pour comprendre le « dernier Napoléon » ?

Michel Dancoisne-Martineau : Cruciales peut-être pas, mais passionnantes, oui. Les années 1819-1821 sont celles d’un exil définitif. Elles marquent une transformation profonde et fascinante dans son parcours. Alors qu’il abandonne progressivement les luttes politiques et médiatiques des années précédentes, il dévoile une facette plus intime et universelle de sa personnalité : celle d’un homme confronté à sa mortalité et à sa condition humaine. Ces années méritent une attention particulière, car elles révèlent l’homme derrière le mythe, dépouillé de tout rôle officiel, dans une quête d’acceptation et de réconciliation avec lui-même.

Comme l’a si justement observé Søren Kierkegaard à propos de Napoléon durant ces deux années-là, « le conte le plus féérique était devenu réalité ». Mais à ce moment de sa vie, ce conte se transforme en une réflexion universelle sur la finitude et le sens.

1. Une quête de refuge intérieur
Dans ses dernières années, Napoléon porte une attention nouvelle à son environnement immédiat. Il commande la création de jardins autour de Longwood House, un acte qui illustre son désir d’ordonner un univers à sa mesure, même dans les limites imposées par l’exil. Ces jardins ne sont pas seulement des espaces verts ; ils deviennent des lieux de contemplation, où il cherche à se reconnecter avec une simplicité de vie presque pastorale.

Ce besoin de modeler son environnement est une quête de sérénité face à l’enfermement. En soignant les paysages, il cherche à retrouver un équilibre intérieur, à maîtriser symboliquement un espace quand tout le reste lui échappe.

2. Recréer une dignité perdue
Napoléon consacre également beaucoup d’efforts à réorganiser et décorer ses appartements à Longwood. Ces gestes, qui peuvent sembler anodins, révèlent un homme en quête de dignité. En recréant une atmosphère raffinée, il cherche à préserver une part de son identité impériale.

Ces espaces deviennent une extension de lui-même, un dernier bastion d’ordre et de goût dans un contexte hostile. C’est là une manière de rappeler, à lui-même comme à son entourage, qu’il reste Napoléon, malgré l’isolement et les privations.

3. Un passage de l’action à la contemplation
Après avoir frénétiquement écrit durant les premières années de son exil, notamment avec l’aide de Las Cases, Napoléon délaisse presque complètement la rédaction pour se plonger dans la lecture. Il lit des œuvres d’analyse militaire, comme celles d’Antoine-Henri Jomini, mais aussi des classiques littéraires et historiques.

Ce changement d’attitude marque un tournant : Napoléon cesse de chercher à influencer directement son image et devient spectateur de sa propre légende. Cette introspection à travers les mots des autres traduit une curiosité presque humble, une volonté de comprendre comment il est perçu et d’interroger son parcours.

4. Une humanité vulnérable
La maladie qui l’affaiblit progressivement joue un rôle clé dans cette période. Conscient de la fin qui approche, Napoléon laisse tomber les masques qu’il portait en public. Il se montre plus vulnérable, plus humain, exprimant parfois des regrets sur certaines décisions politiques ou personnelles.

Dans ces moments de fragilité, il se rapproche davantage de ses compagnons d’exil et des serviteurs qui l’entourent. Il devient un homme plus accessible, attentif aux petits gestes du quotidien, presque réconcilié avec la simplicité.

5. Une nouvelle lecture du « dernier Napoléon »
Cette période de « l’exil définitif » est trop souvent éclipsée par les récits des premières années de sa détention, centrés sur son combat pour influencer les cours européennes. Mais dès novembre 1818, lors de la conférence d’Aix-la-Chapelle, son nom disparaît presque complètement des discussions internationales. Cette absence marque une rupture : Napoléon n’est plus un acteur de la scène politique mondiale, mais un homme face à lui-même.

Dans ces dernières années, il cherche un sens plus universel à son existence. En abandonnant les artifices de son pouvoir, il devient une figure profondément humaine, confrontée à la solitude, au passage du temps et à l’immensité de son propre parcours.

Comprendre ce « dernier Napoléon », c’est découvrir un homme qui, loin des champs de bataille et des intrigues, nous parle d’universalité : celle des doutes, des regrets et de l’acceptation de notre condition. Cette transition ultime humanise Napoléon et le rend accessible à chacun d’entre nous et plus particulièrement aux visiteurs qui aujourd’hui se rendent sur les lieux.

napoleon.org : Votre ouvrage est divisé en cinq chapitres qui semblent suivre une progression thématique autour de l’idée de Napoléon prisonnier : de l’Europe, de Sainte-Hélène, de Longwood, de l’ombre, et enfin comme « enchaîné prométhéen ». Pouvez-vous nous expliquer ce choix de structure et comment il reflète votre vision de l’évolution de Napoléon durant ses dernières années ? Notamment en ce qui concerne les différentes « prisons » métaphoriques et réelles que Napoléon a connues durant son exil.

Michel Dancoisne-Martineau : J’ai structuré mon texte de cette manière pour illustrer le rétrécissement progressif des espaces dans lesquels « le rebelle redoutable » pouvait évoluer, tout en montrant l’évolution de sa condition, de prisonnier réel à figure mythique. Après sa défaite à Waterloo et son abdication, Napoléon, écartant l’idée d’une fuite vers les États-Unis, choisit de se rendre au Prince Régent britannique, espérant se placer sous la protection des lois anglaises. Pourtant, parce que défait à Waterloo par les forces coalisées, il demeure « le prisonnier de l’Europe ». Son statut singulier de « prisonnier de guerre » soulève des questions juridiques complexes pour le gouvernement conservateur de lord Liverpool, qui ne pouvait autoriser sa présence sur le sol britannique sans générer une controverse majeure.

C’est dans ce contexte qu’il est déporté à Sainte-Hélène, une île isolée et difficile d’accès, où son espace se réduit encore. Encore prisonnier de l’Europe en mer, il devient ensuite, sous la plume des journalistes, le « prisonnier de Sainte-Hélène », une terre qu’il cherche à apprivoiser, sans succès. Puis, à mesure que sa situation s’enlise, il se retrouve confiné à Longwood House, un espace qui incarne ses efforts désespérés pour conserver une part de dignité et de contrôle.

Cependant, même à Longwood, sa lutte pour influencer l’opinion publique échoue, et il devient finalement « l’innommé », plongé dans l’ombre, oublié des grandes puissances européennes. Cette ombre, cependant, ne dure pas : après sa mort, sa renommée reprend de l’ampleur. Sous la plume des auteurs romantiques, il devient « le génie que le genre humain vénéra longtemps et vénère encore » selon Byron, et son image se mue en celle d’un Prométhée moderne, enchaîné pour avoir défié les dieux de son temps.

Enfin, cette trajectoire trouve son apothéose avec le retour de sa dépouille en France en 1840, lors de la cérémonie du Retour des Cendres. De l’exil dans un lieu oublié du monde à la gloire triomphale sous les ors des Invalides, Napoléon franchit toutes les étapes, des prisons réelles aux sommets symboliques.

Michel Dancoisne-Martineau, directeur des Domaines nationaux français de Sainte-Hélène.

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