L’HISTOIRE MARITIME
Irène Delage : Michèle Battesti, vous êtes spécialiste de l'histoire de la marine au XIXe siècle, vous venez de faire paraître un ouvrage sur la bataille de Trafalgar, d'où vient votre intérêt pour l'histoire et plus particulièrement l'histoire maritime ?
Michèle Battesti : Etudiante en histoire, j'ai été frappée par le vide historiographique de la période du XIXe siècle : il suffit d'aller dans une librairie pour voir que les rayons consacrés à la période moderne, aux Lumières et à la Révolution offrent beaucoup plus d'études, sans parler de la période contemporaine. En ce qui concerne l'histoire maritime, il est difficile de trouver une période franchement positive, sinon sous le règne de Napoléon III, durant lequel se révèle une vraie embellie : Napoléon III hérite bien sûr d'une évolution favorable mais il mène une vraie politique volontariste et favorise les progrès techniques. J'ai eu très envie alors d'approfondir le sujet, et de comprendre plus largement cette suite de périodes positives et de creux qui caractérise l'histoire de la marine depuis Louis XIV.
Je me suis donc aussi attachée à étudier les échecs de la marine de Napoléon Ier. Et en confrontant ces deux périodes napoléoniennes, je me suis rendue compte que la fameuse politique de Napoléon III correspondait à celle de Napoléon Ier, sauf que ce dernier n'a pas bénéficié d'un environnement international aussi favorable que son neveu quelques décennies plus tard.
I.D.: Quels ont été les livres et les rencontres déterminantes dans votre parcours universitaires ?
M.B.: J'ai fait ma maîtrise avec le professeur Roland Mousnier, à Paris IV, sur la société parisienne avant la Révolution, à partir des actes notariés et plus particulièrement sur les quartiers du Marais, Saint-Antoine, cela a été une excellente formation de départ. Et puis, j'ai également beaucoup de respect pour le professeur Michel Vergé-Franceschi, spécialiste des officiers de la marine au XVIIIe siècle, et qui fut mon directeur de thèse. Il m'a soutenue, encouragée et sans lui je n'aurai sans doute pas fait ma thèse.
LA RECHERCHE HISTORIQUE
I.D.: Avez-vous eu accès à des documents nouveaux ?
M.B.: Quand on fait des recherches aux archives, on trouve toujours quelque chose de nouveau, ne serait-ce qu'un document déjà vu mais dont le contenu s'éclaire par des recherches et des lectures nouvelles. Cela rend d'ailleurs très humble, mais ouvre aussi un large champ aux historiens suivants. Les historiens sont des être humains, issus d'un contexte précis, avec une grille de lecture personnelle. Ce livre sur Trafalgar est vraiment le résultat d'une recherche faite à un moment donné.
I.D.: Quels sont les écueils d'une telle entreprise ?
M.B.: Se détacher de l'historiographie négative et dégager clairement les perspectives d'étude. La bataille elle-même est très bien connue. Par contre l'interprétation de ses conséquences pose plus de questions.
I.D.: Avant d'aborder plus précisément le thème de votre étude, que peut-on dire, aujourd'hui, des recherches en histoire de la marine ?
M.B.: Je suis malheureusement assez pessimiste, car très peu de débouchés se profilent pour les jeunes chercheurs : ainsi il n'y a pas de chaire à Paris ! Dans les années 1970, il y avait encore pas mal de colloques mais cette émulation est en train de se tarir.
I.D.: Quel a été le point de départ de votre réflexion sur Trafalgar ? Quelles questions vous êtes-vous posées à la lecture des études précédentes ?
M.B.: Sans vouloir dire que je me spécialise dans les défaites françaises (!), les échecs sont toujours très intéressants à étudier, et dans le cadre de mes recherches générales sur la marine napoléonienne, l'étude de Trafalgar se place dans la suite logique de celle d'Aboukir.
Je souhaitais comprendre comment Napoléon était arrivé à ce projet d'envahir l'Angleterre, si c'était jouable ou pas : cela apparaît quand même comme un sacré challenge ! Je m'interrogeais également sur l'impact réel de la défaite. D'autre part, l'historiographie extrêmement négative m'étonnait quand, dans le même temps, je comparais les politiques de Napoléon Ier et de Napoléon III, pour arriver au constant que c'étaient les mêmes conceptions.
I.D.: Comment avez-vous procédé lors des recherches ?
M.B.: J'ai surtout travaillé sur archives, celles de la marine, mais aussi sur la correspondance de Napoléon avec ses ministres, ce qui permet de comprendre comment au plus haut niveau de l'État cette campagne avait été élaborée puis menée.
Les historiens ont aujourd'hui une chance extraordinaire : grâce à sa correspondance, ils ont Napoléon presque en direct ; toutes les idées qui lui passent par la tête, et c'est flagrant pour les questions maritimes, sont suivies d'une lettre à son ministre Decrès. On a ainsi parfois une impression de confusion, avec des idées touffues, voire contradictoires, mais il ne faut pas s'arrêter à cela et tirer des conclusions à l'emporte-pièce. Avec la multiplicité des lettres, on voit aussi que Napoléon s'intéresse vraiment à la marine !
NAPOLEON, L’ANGLETERRE ET LA MER : DELENDA BRITANNIA !
I.D.: Quel intérêt Napoléon portait-il aux choses de la marine ? Suivant les témoignages, les siens propres contemporains des événements puis à Sainte-Hélène, et ceux de ses contemporains, il est difficile de s'y retrouver…
M.B.: Napoléon a consenti de très gros efforts en faveur de la marine, les faits sont là. L'Empire voit la création des préfectures maritimes, mais aussi la naissance de l'idée d'amariner des soldats c'est-à-dire étendre la conscription à des régions non maritimes. A l'époque de la marine à la voile, c'était incongru. Mais ce sera la solution avec la marine à vapeur. Napoléon avait réellement une vision globale du sujet, avec un héritage en creux. La Révolution a mis à mal la marine avec l'émigration des officiers, issus traditionnellement de la noblesse. Mais il y avait également un problème de formation initiale : le passage marine de guerre – marine de commerce se passait beaucoup plus mal en France qu'en Angleterre. D'autre part, plus le temps passait, plus la marine dominante, ici la Royal Navy, se renforçait car elle était constamment en mer et les marins étaient entraînés : c'est une loi générale. Et c'est pour cette raison que la marine française était convaincue de sa faiblesse, les officiers étaient d'accord pour estimer qu'il ne fallait plus combattre en escadre. Objectivement parlant, Napoléon aurait dû laisser sa marine au port.
I.D.: Le plan de Napoléon consistait en deux étapes : la maîtrise de la Manche, puis le grand dessein c'est-à-dire le détournement d'une partie des forces navales britanniques sur la région des Antilles pour permettre le débarquement dans le Sud de l'Angleterre. Le plan de Napoléon s'inscrivait-il dans une tradition de la politique maritime française ?
M.B.: En premier lieu, on se trouve face à un problème de géostratégie. D'une part, Napoléon a hérité de la France thermidorienne, la « grande France » étendue à la Hollande, à la Belgique et à une partie de l'Italie, la France dont rêvait Richelieu. Si Napoléon abdiquait sur cette politique du long terme, sur cette conception de la France et de ses frontières « naturelles », il perdait sa raison d'être au pouvoir. D'autre part, cette situation était insupportable pour les Anglais parce qu'ils considéraient qu'Anvers appartenait à leur périmètre de sécurité, et que la maîtrise par Napoléon du littoral européen et de ses ports entravait leur commerce. Le conflit entre les deux puissances était inévitable.
Napoléon était aussi héritier de vieux projets du même type : l'Invincible Armada en 1588 n'était pas autre chose, l'Espagne partant à la conquête de l'Angleterre avec une flotte de barges pour traverser la Manche, avec à leurs bords des fantassins espagnols ! Tout le 18e siècle a concocté des plans de descente pour terrasser la perfide Albion.
I.D.: De nombreux exemples montrent que Napoléon ne semblait pas « comprendre » les spécificités de ce corps d'armée : un exemple, malgré la volonté de l'empereur les soldats ne seront jamais vraiment des marins ?
M.B.: Napoléon a conscience de ses expédients, mais que pouvait-il faire ? In fine, c'est quand même la solution, mais il n'a pas eu le temps de bénéficier de ces apports décisifs. En tant que décideur, Napoléon était confronté à des conseillers critiques, et à d'autres qui allaient dans son sens. Il y avait des marins qui croyaient que cette traversée était possible ! Et Napoléon a plutôt écouté ceux qui allaient dans son sens…
I.D.: Il chercha également à appliquer, coûte que coûte, les mêmes tactiques que celles qu'il employait sur terre : vitesse dans l'action pour surprendre l'adversaire, puissance de la masse…
M.B.: De manière générale, Napoléon ne s'occupait pas de la stratégie de son adversaire. Et s'il en avait tenu compte, il n'aurait jamais gagné Austerlitz ! C'est vrai, qu'à la différence des campagnes sur terre, il manquait de renseignements, par exemple il ne savait pas précisément où se trouvaient ses adversaires. C'est vrai aussi que les frégates se sont croisées, n'arrivèrent pas au bon moment ou transmirent des informations erronées. Cependant, et c'est extraordinaire, il y a un moment où tout sembla possible : que ce serait-il passé si Villeneuve était remonté vers le Nord, plutôt que d'aller s'abriter dans le port de Cadix ?
I.D.: En filigrane, vous dressez le portrait d'un Napoléon qui s'aveugle lui-même, enfermé dans ses principes et n'écoutant personne…
M.B.: C'est le challenger, avec la flotte la plus faible. Et malgré ses approximations, son plan a failli réussir ! Son défaut principal ici fut l'auto-expertise. Il est vrai qu'un stratège n'a pas à connaître la marine dans ses moindres détails, ce sont ses conseillers, ses ministres techniciens, ici Decrès, qui doivent l'informer sur la faisabilité de ses projets. Mais Napoléon estimait qu'il pouvait se passer de cela. Ainsi, du premier plan proposé par Ganteaume, un raid lancé avec une dizaine de voiliers très rapides, pour surprendre les Anglais, et permettre à la flottille de passer, Napoléon ne retint que la mise en oeuvre d'une « masse » de vaisseaux, même de mauvais voiliers, incapables de surprendre l'ennemi. Enfin, il ne déléguait jamais, or en mer c'est indispensable ! D'autant que son charisme ne pouvait pas agir comme sur terre, puisqu'il n'était pas parmi ses marins.
LES ACTEURS DU DRAME
I.D.: Si l'on dresse un état des lieux de la marine française par rapport à celle de son adversaire, il faut reconnaître que Napoléon n'était pas très bien entouré : Decrès, Ganteaume, Villeneuve surtout, mais aussi Forfait, ne semblent pas à la hauteur de l'enjeu.
M.B.: Le tandem Napoléon – Decrès était assez curieux, Napoléon était binaire, il avait un profil « d'administratif », rationnel, pragmatique, mais aussi de stratège, donc audacieux. Decrès ne possédait que le côté « administratif ». Par ailleurs, il n'était certainement pas courtisan, certaines de ses lettres le prouvent. S'il était très attaché à défendre son pré carré et ses prérogatives, il a cherché aussi à protéger le mieux possible la situation présente, à « sauver les meubles ». Mais il a fini par envoyer des lettres à Napoléon lui déconseillant de sortir des ports.
I.D.: Qu'en était-il de l'état d'esprit de la marine française et anglaise ?
M.B.: Les Anglais savaient qu'ils étaient les plus forts, ils étaient assez arrogants il faut bien le reconnaître ! Trafalgar a été un combat passionnel, nationaliste. Le problème français fut sans doute que certains des officiers, je pense à Villeneuve, ne croyaient pas du tout à la réussite du plan de Napoléon eu égard à l'état de ses forces.
I.D.: Quel fut le rôle de Nelson ? Il a accumulé de mauvaises appréciations sur les routes suivies par les flottes françaises ?
M.B.: Effectivement, Nelson manque complètement d'intuition en ce qui concerne les plans français, parce qu'il est obsédé par l'expérience de l'Egypte. Par la suite, lors de la bataille même, il faut dire que le choix de Nelson de lancer une attaque perpendiculaire ne signifie pas une grande prise de risque à cette époque. Par contre Nelson possède incontestablement un fort charisme, qui donne un sentiment de puissance encore plus grand à ses marins. Ainsi, l'utilisation des caronades (canons courts) par les Anglais impliquait la pratique des combats rapprochés, et dans ces cas-là les officiers étaient à leur poste parmi leurs marins et, Nelson compris, prenaient autant de risque que leurs hommes.
I.D.: Comment expliquez-vous le rôle de Villeneuve, sa décision de rentrer dans le port de Cadix, puis d'en sortir ?
M.B.: Dans les deux cas, il a exécuté les ordres, ce qui était complètement dans sa nature, ce n'était pas un audacieux. Lorsqu'il décida de sortir du port de Cadix, alors que les vaisseaux anglais étaient là, il s'agissait pour lui d'une part de suivre les ordres (sortir à tout prix) mais également d'une question de fierté, comme s'il pensait face aux critiques de Napoléon et à sa décision de le remplacer : « Je vais vous démontrer que je suis courageux, mais aussi que j'avais raison de vous déconseiller cette sortie contre l'Angleterre, ce sera véritablement un échec. » Cette sortie du port fut de la folie, Villeneuve n'avait aucune chance de gagner, sans compter que psychologiquement « cassé » il était inapte au commandement.
CONCLUSION
I.D.: Napoléon n'a pas eu beaucoup de chance dans cette histoire, il y a eu aussi des occasions manquées :
M.B.: Napoléon, par ailleurs très occupé par la campagne d'Allemagne, a commis une vraie erreur stratégique en concentrant ses forces au lieu de les disperser ; en laissant Villeneuve s'enfermer dans le port de Cadix, il a fait le jeu des Anglais. L'autre possibilité était de ne pas sortir du tout, de passer l'hiver en gênant considérablement les Anglais car le siège de Cadix est très difficile à tenir. C'étaient les deux seules voies tenables.
I.D.: Quels furent les coûts de cette folle entreprise, en hommes, en construction (ports, bateaux), etc. ?
M.B.: La Grande Armée est le résultat de l'organisation du camp de Boulogne : c'est une boutade de Napoléon mais c'est aussi une réalité qu'on ne peut lui enlever ! Cependant, le camp de Boulogne représentait le cantonnement de 150 000 hommes, des infrastructures, la mobilisation de 20 000 hommes destinés à la flottille, la flottille elle-même. Ce coût démentiel montre que ce projet n'était vraiment pas une « boutade » de Napoléon, mais qu'il avait bien la volonté d'envahir l'Angleterre.
I.D.: Comment fut perçue cette grande défaite ?
M.B.: Tout d'abord, Napoléon ne comprit pas tout de suite les conséquences de la défaite, la perte de la maîtrise des mers. Il continua ses projets, car son idée était d'avoir une marine à négocier dans les traités ou à mettre en oeuvre si l'Angleterre baissait la garde alors qu'elle avait ses forces dispersées sur toutes les mers et ses troupes déployées en Europe. Anvers, Gênes, Venise furent aménagés mais ce sont des ports hors France, que l'on va perdre par la suite…
D'autre part, Trafalgar, pour les contemporains, fut une défaite comme une autre, moins grave finalement qu'Aboukir en pourcentage de bâtiments perdus et d'hommes morts. De plus, cette défaite fut précédée ou suivie de grandes victoires sur terre, Ulm, Austerlitz. Alors, comme en plus les Français savaient qu'ils étaient surclassés sur mer… En fait, j'ai découvert combien le discours très passionné des Anglais a instrumentalisé l'imaginaire français, puis les historiens ont suivi…
Paris, 6 octobre 2004
BIBLIOGRAPHIE
– Trafalgar, les aléas de la politique navale de Napoléon, Éditions Napoléon Ier, 2004
– La marine au début du XIXe siècle, Éditions du Layeur, 2001 (avec Martine Acerra)
– L'âge industriel – Crimée, Sécession, Unité allemande 1854-1871, Éditions Autrement, 2001, (avec Brian Holden Reid, Laurent Bury)
– La bataille d'Aboukir, 1798. Nelson contrarie la stratégie de Bonaparte, Éditions Économica, 1998
– La marine de Napoléon III : une politique navale, Éditions du Service historique de la marine, 1997
– La marine au XIXe siècle. Interventions extérieures et colonies, Éditions Du May, 1993, réed. du Layeur, 2001
– Images des mers du Sud. Le voyage de la corvette la Coquille (1822-1825), Éditions Du May, 1993
– Marine et constructions navales 1789-1989, Éditions Ch. Lavauzelle, 1989 (avec Philippe Masson, C. Jacques Favier)
– Lexique de géopolitique, Éditions Dalloz, 1988 (avec Jacques Soppelsa, Jean-Christophe Romer)