Irène Delage : Vous avez déjà interprété des personnages historiques au théâtre, comment abordez-vous ces rôles, et notamment celui de Jean-Victor Moreau ?
Pascal Parsat : J'ai lu sa biographie, je traverse les éléments informatifs, les dates, les lieux, etc., pour ne retenir finalement que la moelle épinière de l'individu. Je vois alors Jean-Victor comme un homme pudique, digne, lucide, volontaire, et qui, justement ne demandant rien, a tout reçu. C'est un homme qui ne se pressait pas (il est resté un certain temps à Cadix avant de partir pour les Etats-Unis). Il ne savait sans doute pas très bien exprimer ses sentiments, il n'a pas vu par exemple combien sa femme souffrait après la mort de leur fils et devenait dépressive.
Je m'intéresse à ce qui semble nourrir chaque acte de la personne, je m'interroge toujours à son passé pour pouvoir entrevoir ce qui l'anime, ce qui la fait avancer, et en conséquence ce qu'elle espère. J'ai vite pensé que Moreau était franc-maçon avant même de le lire et d'en avoir l'information. Tout ce qu'il a fait le conduisait à devenir franc-maçon, il devenait visible pour ses frères. J'axe tout mon travail sur cette humanité, il déclare d'ailleurs dans la pièce : « J'ai pris le parti des hommes qui n'en pouvaient plus, contre celui qui en voulait toujours plus ».
I.D.: Comment définiriez-vous Jean-Victor ?
P.P.: C'est un homme de foi, de convictions et d'engagement. C'est un homme qui vit à livre ouvert, il fait partie de ces personnages qui sont naïfs, de ceux qui donnent les armes pour se faire battre car ils ne sont jamais dans le calcul. Il tient tête à Napoléon de manière incroyable, lorsqu'il lui déclare « Vous me détestez parce que j'ai exposé votre ambition, osé dire que vous avez confisqué le droit, corrompu la République, jugulé la liberté » ! Comment peut-on imaginer que quelqu'un puisse dire cela, à Napoléon !
I.D.: Il vous est finalement assez « sympathique » ?
P.P.: Absolument. J'ai tellement joué de personnages comme celui de Napoléon, convaincus que leur mode de pensée est le meilleur. Moreau offre la possibilité d'un autre jeu, celui d'un humaniste. Je me vois aussi beaucoup à travers Moreau, je ne me reconnais pas forcément en lui, mais j'aime interpréter ce rôle.
I.D.: Cependant, vous lui reconnaissez quelques faiblesses ?
P.P.: Absolument. Il est autoritaire, indépendant. L'épisode de la révolte qu'il provoque alors qu'il est élève dans une école d'avocat, est révélateur de son indépendance, d'un autre côté son respect des règles a dû en souffrir. Il savait qu'il ne fallait pas faire cela, mais en même temps, s'il ne le faisait pas… Il accepte d'être incompris, voire condamné, afin de rester lui-même.
Il me semble aussi que Moreau a dû être tenté un temps par les honneurs. On ne peut pas avoir fréquenté le pouvoir, les honneurs, sans être tenté. Ainsi, quand il rejoint le Tsar, on peut penser qu'il s'est bien trouvé quelques alibis pour alléger sa coscience, cela ne me semble pas si net que cela… L'envie de retrouver les terrains de la guerre peut-être…
On ne devient pas guerrier pour ne pas annexer, posséder, mais progressivement, les hommes qui accompagnent leurs chefs militaires les hissent vers une autre dimension, par la confiance qu'ils leur accordent dans la défense des idées de liberté. Ils n'ont rien à gagner, alors que les généraux…
I.D.: Quelle relation Napoléon et Moreau entretiennent-ils ?
P.P.: Napoléon éprouve certainement du respect pour Moreau, ainsi qu'une sorte d'attirance, de fascination, pour cet homme qui est son contraire. Mais c'est également vrai pour Moreau. Tous les deux sont confrontés au clair, à l'obscur, c'est intéressant de se dire que la pièce commence la nuit, et que cela va finir en pleine lumière de l'Eden, chez les Dieux.
Dans cette confrontation, Napoléon tente d'atteindre Moreau par ses propres faiblesses : il ne manque pas de lui dire qu'il n'a rien fait pour sauver la République à laquelle il croyait tant ; il n'a fait que juger, il s'est posé en censeur, ce qui ne coûte rien, ou si peu. Il s'est drapé dans sa dignité, dans sa vertu. Or on ne peut pas gagner la bataille si on s'en exclue. Et je pense qu'il n'y a pas de coeur dans les idées seules.
Ce qui caractérise aussi les rapports entre ces deux personnages, c'est une opposition dans leur sentiment d'appartenance au monde, Napoléon a toujours eu peur d'être exclu (je pense que l'on peut retrouver cela chez Perón, ou encore, chez Hitler – on peut ainsi rassembler ces hommes sur ce qui les a animés, pas sur ce qu'ils ont fait), tandis que Moreau a toujours eu peur d'être envahi. Napoléon ne peut pas supporter de ne pas ou de n'être plus aimé, or ce qui se joue ici, c'est que Moreau lui montre qu'ils se sont aimés mais qu'ils ne s'aiment plus. C'est d'ailleurs une preuve d'amour que d'admettre ces deux pôles d'une relation.
Tous deux regrettent de s'être perdus de vue, de n'avoir pas été attentifs au moment où leur route se séparait, et il y a désormais la déception immense de savoir que c'est irréversible.
I.D.: Le dialogue est immédiatement marqué par le fait que Napoléon tutoie Moreau, alors que ce dernier emploie le vouvoiement. Comment expliquez-vous leur choix ?
P.P.: Napoléon comme Moreau se retrouvent dans un univers qui leur est étranger, la prison, ils y ont perdu leurs repères et toutes les résistances tombent. Je pense qu'il n'y a pas de calcul chez Napoléon, le tutoiement est un code de reconnaissance, qui permet d'aller à la rencontre de l'autre, il faut pour cela abandonner ce que l'on est de l'autre côté, supprimer les a priori. C'est une forme de fraternité aussi. Et puis Napoléon est venu séduire Moreau…
Jean-Victor, lui, ne reste pas tout le temps dans le vouvoiement, et lorsqu'il tutoie Napoléon, il va alors à la racine de son être, il cherche à toucher Napoléon sur ce qu'il était avant, c'est-à-dire Bonaparte, qu'il a admiré, soutenu, aidé.
I.D.: Que pensez-vous de votre « adversaire » ?
P.P.: En tant que Jean-Victor, j'avoue que je suis un peu triste pour Napoléon, il vient négocier ainsi, en prison, alors que je ne mérite pas d'être dans cet endroit, et se sent obligé de se déguiser pour m'atteindre. Comme si Napoléon n'assumait pas cet emprisonnement…
I.D.: Quel(s) passage(s) aimez-vous particulièrement dans cette pièce ?
P.P.: A chaque fois que j'ai lu cette pièce à haute voix, les deux passages qui m'ont ému profondément sont celui du récit de Moreau de la montée de son père à l'échafaud, et lorsqu'il parle des soldats qui se mutilaient pour ne pas être enrôlés de force dans les armées napoléoniennes.
Et puis, la fin de ces deux hommes, qui ont désormais toute l'éternité pour se regarder en face, sans aucune composition pour duper le regard des autres, est une perspective très forte. Ces deux hommes ont traversé la nuit pour trouver la lumière, tant il est vrai que la paix, c'est de se libérer du regard de l'autre.
I.D.: Par quelle émotion souhaiteriez-vous que les spectateurs soient plus particulièrement touchés ?
P.P.: Ce que j'aimerais, c'est que le spectateur se dise en partant, « pendant combien de temps allons-nous encore donner naissance à des Napoléon… et à des Jean-Victor ».