Napoleon.org : Votre réputation est plutôt celle d’un spécialiste de la Révolution et on est un peu surpris de vous voir labourer les terres napoléoniennes. Pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette entreprise biographique ?
Patrice Gueniffey : Mes premiers travaux publiés ont été effectivement consacrés à la Révolution, période que l’on ne peut étudier de toute façon sans s’intéresser à Napoléon, qui commence à y jouer un rôle dès 1794, en pleine Terreur. J’ai toujours eu une curiosité et même une attirance pour ce personnage et j’aurai dû normalement entrer dans l’histoire napoléonienne par une porte dérobée. En effet, lorsque j’étais assistant de François Furet, celui-ci, qui préparait un Napoléon, m’avait orienté vers deux sujets : la campagne d’Égypte et les Cent-Jours. Le décès de François Furet a mis fin à ces projets. De toute façon, je ne me voyais pas refaire ce qu’Henry Laurens avait si bien fait et j’ai jugé ensuite que l’excellent Cent-Jours de Dominique de Villepin fermait aussi la voie de ce côté-ci. C’est alors que mon éditeur, Gallimard, m’a proposé d’écrire une biographie de Napoléon, d’abord en un volume puis, à ma demande, en deux. Au fond, il n’y avait pas eu de biographie proprement dite de ce personnage depuis celles d’André Castelot, puis de Jean Tulard. J’ai donc accepté le projet avec comme ligne de conduite de ne pas refaire une histoire du Consulat et de l’Empire et de profiter de l’étendue du sujet pour creuser quelques points.
À l’arrivée, il s’agira en réalité de deux livres : un Bonaparte centré sur une réflexion sur le Grand Homme et la meilleure façon de sortir d’une révolution ; un Napoléon qui sera plutôt un « Napoléon et la guerre », un « Napoléon et l’Europe ».
Napoleon.org : Sans entrer dans tous les détails de votre très riche ouvrage, on est frappé par la partie « corse » de cette biographie que vous concluez en présentant Bonaparte comme un homme d’éducation purement française, alors qu’habituellement, on se perd en conjecture sur sa « corsitude ».
Patrice Gueniffey : Une partie de son tempérament restera toujours « corse » ou, si l’on préfère, influencée par ses origines et les traditions insulaires. C’est vrai dans ses relations familiales, les rapports toujours très aimants qu’il aura avec ses frères, en dépit de ses démêlés avec eux, le fait qu’il préfère toujours s’entourer de Corses pour les affaires délicates, etc. Mais ceci étant dit, il quitte la Corse très jeune et n’y revient pas avant d’avoir achevé la partie la plus importante de son éducation. Ainsi, lorsqu’il revient pour la première fois à Ajaccio, il ne comprend plus la langue. Sa culture est devenue française, celle des collèges du continent, celle de la pensée de Rousseau. On pourrait presque dire que son séjour en France continentale l’a « naturalisé » français. Alors, comme il ne comprend plus très bien la société insulaire et ses rites, il s’invente une Corse idéale.
D’ailleurs, lorsqu’on creuse un peu, un aspect essentiel est qu’il est Ajaccien. Or, pour le reste de l’île, Ajaccio a une couleur particulière, presque hostile : c’est une ville qui s’est longtemps vue comme italienne. Elle adhère à la présence française. Elle méprise les montagnards autant que ceux-ci la méprisent. C’est sans doute ce qui explique que Charles Bonaparte ait aussi facilement abandonné la cause paoliste et pourquoi Napoléon n’y adhérera jamais pleinement.
Napoleon.org : Au fond, ce premier volume aurait pu avoir pour titre « Bonaparte et la Révolution ». Vous consacrez d’importants développements à cette période…
Patrice Gueniffey : Sans la Révolution, pas de Bonaparte au premier plan et encore moins de Napoléon sur le trône. Le Bonaparte personnage historique naît de la Révolution : en Corse, puis à Toulon et enfin à Paris. Il est politiquement formé par des révolutionnaires, Paoli, Pozzo, Salicetti (dont on ne doit pas négliger le rôle), puis Augustin Robespierre et Barras. La Révolution lui révèle l’étendue de ses talents politiques et militaires. C’est un lieu commun que de dire qu’elle ouvre à sa génération un avenir qu’elle n’aurait pas eu autrement. Homme de la Révolution, Napoléon restera toujours du côté de celle-ci car les Bourbons ne peuvent rien lui offrir de mieux que ce qu’il peut obtenir par lui-même, grâce à la Révolution.
Napoléon.org : Donc, Napoléon serait une sorte de pur révolutionnaire ?
Patrice Gueniffey : Les choses ne sont pas si simples, évidemment. Il appartient à la Révolution, mais l’Ancien Régime a sa place dans ses sympathies ; il en a même la nostalgie, lui qui croyait à l’authenticité de sa noblesse corse. Il comprenait très bien les Français, mais, au fond, il ne partageait pas leurs passions, et notamment celles que la Révolution avait déchaînées. Il les observait de l’extérieur, donc froidement. C’est un réaliste, à la fois révolutionnaire et critique de la révolution. C’est elle qui lui permettra d’ailleurs de réconcilier les Français (provisoirement) et de reconstruire une société, mais celle-ci sera aussi un mélange d’ancien et de nouveau. Personne d’autre que lui n’aurait pu faire la même chose.
Pour cela, il fallait qu’il ait un tempérament, presque la virtu chère à Machiavel…
Patrice Gueniffey : Bonaparte est d’un naturel autoritaire, profondément hostile au maniement des principes abstraits. Ce pragmatique surprend, mais il surprend surtout parce qu’il n’est en rien fanatique ou idéologue. Ce qui le définit le mieux, c’est la modération, mais fondée sur la force. C’est parce qu’il est fort et parce qu’il en a apporté la preuve, en Égypte et à Jaffa notamment, qu’il peut se montrer modéré et, finalement, assez indulgent avec ses ennemis. Ce mélange le rend unique.
Il est au fond le type du « grand homme » dont on ne peut rendre compte par ses seules actions et les seuls faits. Par sa personnalité, son œuvre, plus encore que la force postérieure de la légende, il est un des quatre ou cinq grands personnages de l’histoire universelle. Il y a quelque chose en lui qui le met au-dessus d’Alexandre et de César.
Bonaparte est le vivant démenti de la conception « démocratique » de l’histoire. Il est la preuve parfaite, achevée, que parfois, l’histoire est l’œuvre d’un individu et non une œuvre collective. L’histoire n’est pas que le fait des peuples. Elle peut parfois être le fait d’un grand homme, d’une volonté supérieure, pour peu que les circonstances s’y prêtent.