Pierre Branda : « La relation épistolaire du couple Napoléon et Joséphine n’est pas seulement un échange amoureux, c’est aussi un dialogue littéraire, un jeu à deux où chacun emprunte aux grands auteurs du temps »

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À l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage, Napoléon & Joséphine. L’intime et le grandiose, Pierre Branda, directeur scientifique de la Fondation Napoléon, a répondu à nos questions.

Propos recueillis par Claudia Bonnafoux (septembre 2025)

Pierre Branda : « La relation épistolaire du couple Napoléon et Joséphine n’est pas seulement un échange amoureux, c’est aussi un dialogue littéraire, un jeu à deux où chacun emprunte aux grands auteurs du temps »
Pierre Branda © Fondation Napoléon
Rebecca Young

napoleon.org : Avant leur rencontre, Napoléon et Joséphine mènent des vies très différentes, et pourtant vous en soulignez les similitudes. Vous intitulez d’ailleurs le premier chapitre Jumeaux et vous écrivez : « ils subirent en effet le déracinement et les épreuves à peu près aux mêmes moments et dans des circonstances assez voisines » (p. 15). Pourquoi était-il important de mettre en évidence cette « gémellité » des parcours dès l’ouverture du livre ? Et comment ce parallèle éclaire-t-il à la fois leur rapport commun à la marginalité et aux stratégies d’intégration sociale ?

Pierre Branda : Tous deux naissent loin de la métropole : lui en Corse, elle en Martinique. Tous deux, adolescents, découvrent une métropole qui les rejette et les humilie. Napoléon est moqué dans ses écoles, Joséphine méprisée par son mari. Ce double exil forge leur caractère : ils apprennent à se protéger, à ne donner leur confiance qu’avec prudence. Ils se construisent dans l’adversité et trouvent, chacun à leur manière, des stratégies d’intégration. Ils connaissent des épreuves communes, l’année 1785 particulièrement difficile, un retour manqué dans leurs îles natales comme des épisodes particulièrement dangereux sous la Révolution. Puis ils renaissent à la société en même temps et au même endroit, dans le Paris de 1795. Leur rencontre apparaît alors comme une évidence, comme s’ils continuaient désormais ensemble une histoire qui était en quelque sorte déjà commune. D’où cette idée de « jumeaux ». Sans cette gémellité, le couple n’aurait sans doute pas connu des débuts aussi rapides qu’intenses.

napoleon.org : Vous rappelez que l’ascension de Bonaparte à la tête de l’armée d’Italie fut avant tout le produit des « circonstances politiques comme militaires » (p. 57). En quoi cette précision permet-elle de nuancer, voire de corriger, les récits romanesques qui attribuent ce tournant majeur à l’influence exclusive de Joséphine et de Barras ?

Pierre Branda : Il a été souvent avancé que Barras aurait offert à son ancienne maîtresse un nouveau mari et, dans la corbeille de noces, rien de moins que le commandement de l’armée d’Italie. Tout ceci relève de la légende. D’abord, Barras ne fut pas son amant, nous en sommes très sûrs aujourd’hui. Quant à la nomination de Bonaparte, elle vient de sa proximité avec les cinq directeurs au pouvoir en France au moment où il est général en chef de l’armée de l’intérieur. Comme il assure leur sécurité, il se trouve au quotidien avec eux. Ayant appartenu à l’armée d’Italie en 1794, il apparaît assez vite comme l’homme du moment. Carnot l’a dit d’ailleurs clairement : c’est lui qui proposa Bonaparte. Les circonstances militaires et politiques plaidaient en effet pour lui, et Joséphine n’a fait qu’accélérer une ascension qui, de toute façon, aurait eu lieu.

napoleon.org : J’ai été particulièrement frappée, dans le Napoléon de Ridley Scott, par la représentation d’une Joséphine sexuellement passive, presque mécanique, dépourvue de recherche de son propre plaisir. Or, comme le montre le chapitre Intimité, il semble au contraire qu’elle fut une femme soucieuse de son épanouissement. Vous écrivez : « À cause de la campagne de Pologne, le couple resta séparé plusieurs mois, ce qui chagrina Joséphine. Elle le réclamait, son désir ne pouvant être que difficilement contenu. […] Devant son impatience, il lui suggéra de recourir à la masturbation […]. » (p. 91) ; et encore : « Cette sexualité sans véritable retenue fut très certainement un atout pour un couple mû par le désir l’un de l’autre » (p. 94). Dès lors, faut-il considérer leur relation comme une exception dans son intensité et sa franchise, ou bien comme le reflet discret d’un climat plus général des mœurs amoureuses au tournant du XVIIIᵉ et du XIXᵉ siècle ?

Pierre Branda : En représentant Joséphine comme une femme éteinte, soumise, Ridley Scott se trompe. Les lettres de Napoléon en témoignent : Joséphine est une femme de désir, impatiente, exigeante même, qui réclame son mari avec ardeur. On est loin du portrait d’une épouse passive. Leur sexualité fut plutôt heureuse, et elle a sans doute contribué à consolider leur couple malgré les tensions. Est-ce une exception ? Oui et non. Oui, car peu de couples ont laissé des traces aussi explicites de leur intimité. Non, car nous savons par d’autres correspondances que des époux du temps pratiquaient les mêmes jeux ou inventaient les mêmes surnoms coquins. Ils incarnent cependant sans doute qu’au tournant du siècle, on ose davantage parler du désir et surtout on ose le vivre dans le mariage. Passion amoureuse et mariage vont ainsi de pair, en cela aussi Joséphine et Napoléon sont modernes.

napoleon.org : Vous rapprochez le style des lettres de Napoléon à Joséphine de La Nouvelle Héloïse de Rousseau ou encore des poèmes d’Ossian. Vous montrez également que Joséphine elle-même puisa dans les modèles littéraires contemporains, s’inspirant par exemple des Liaisons dangereuses de Laclos pour l’une de ses lettres (p. 236). Vous écrivez encore : « La prose de Napoléon était également inspirée par plusieurs auteurs du temps […]. Il est donc évident que leurs échanges épistolaires se nourrirent parfois de la littérature de leur époque, par jeu ou par simple imitation, comme autant de clins d’œil au destinataire, exaltés dans le cas de Napoléon avec Ossian, ironiques dans le cas de Joséphine avec Laclos » (p. 237). Doit-on alors lire leur correspondance amoureuse non seulement comme l’expression d’une intimité sincère, mais aussi comme une écriture traversée, consciemment ou non, par les codes et les imaginaires littéraires de la fin du XVIIIᵉ siècle ?

Pierre Branda : Sans aucun doute. Quand on lit ces lettres, il ne faut jamais oublier que Napoléon était un lecteur passionné, parfois jusqu’à l’ivresse. Il s’appropriait les accents de Rousseau, les envolées d’Ossian, et il les projetait sur sa passion pour Joséphine. Il aimait théâtraliser son désir, comme s’il prolongeait son ambition d’écrivain. Dans ses jeunes années, Napoléon s’était essayé à la romance avec par exemple Clisson et Eugénie. Il avait aussi écrit un Dialogue sur l’amour. Sa correspondance avec Joséphine fut en quelque sorte la suite de ses modestes œuvres, comme s’il était à la fois l’acteur et l’écrivain de cette passion amoureuse. Joséphine n’était pas en reste. Elle savait manier l’ironie, en paraphrasant Laclos pour délivrer des messages. La relation épistolaire du couple n’est pas seulement un échange amoureux, c’est aussi un dialogue littéraire, un jeu à deux où chacun emprunte aux grands auteurs du temps. Il faut donc lire leur correspondance à deux niveaux : comme une véritable déclaration d’amour, parfois brûlante, parfois tendre, mais aussi comme un reflet des imaginaires du XVIIIᵉ siècle finissant. Du coup, on a souvent mal lu, mal interprété ce qu’ils se disaient en prenant leur prose au premier degré alors même que tout n’était pas aussi sérieux qu’on aurait pu le penser. C’est le cas aussi des envolées jalouses de Napoléon qui relevaient plus du jeu amoureux que de l’expression de véritables reproches. Pour comprendre ce couple, il faut donc absolument prendre garde aux faux-semblants quels qu’il soient, en particulier à l’écrit.

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