Vous êtes déjà l’auteur de plusieurs articles sur ce thème, pourquoi s’être intéressé à Napoléon sous l’angle de l’argent ?
Ma formation universitaire initiale (économie et gestion) m’y a bien entendu incité. Mais pas seulement. Je m’y suis intéressé car Napoléon s’y intéressait lui- même beaucoup. Les finances de l’État ou les sujets économiques occupent en effet une large part dans la correspondance de Napoléon. S’il a travaillé sans relâche ces questions, il m’a semblé essentiel d’approfondir cet aspect des choses pour apprécier à sa juste mesure l’action de Napoléon. En outre, l’argent fut un compagnon de route de la carrière de l’empereur des Français, de même qu’il fut omniprésent dans la vie politique de son temps. Il ne faut pas oublier que des expéditions militaires décidées ou conduites par Bonaparte (Italie ou Saint-Domingue) l’ont été pour des raisons économiques ou ont échoué en partie à cause d’une cruelle insuffisance de moyens (Égypte). D’autre part, comment ne pas s’interroger sur l’incroyable défi relevé par Napoléon : financer quinze années de guerre sans entraîner la faillite de l’État alors que 20 ans plus tôt, la guerre d’Indépendance américaine, pourtant modeste sur le plan militaire, avait suffi à mettre à genoux une monarchie millénaire ? Ces sujets sont notamment au cœur de mes travaux et plus particulièrement de mon dernier livre, « Le prix de la gloire – Napoléon et l’argent ».
Que représentait « l’argent » pour Napoléon : une force, un moyen d’arriver à ses fins ?
L’argent fut un allié de poids pour Napoléon. A plusieurs reprises, il a forcé son destin en l’utilisant. Je ne prendrais qu’un seul exemple : le paiement de la solde de l’armée d’Italie en pièces d’or et d’argent en mai 1796. La campagne d’Italie avait été décidée en grande partie pour des raisons financières. Le Directoire, à court d’argent avec la fin du papier monnaie, lorgnait avec envie sur la riche péninsule. Il y envoya le général Bonaparte, sans expérience puisqu’il n’avait conduit aucune armée au feu, pour tenter de renflouer ses caisses. Les premiers résultats furent très encourageants, Bonaparte envoya très vite plusieurs millions à Paris. Mais son armée restait assez misérable et, en dehors des pillages, le « butin » n’était pas pour la troupe. Contre toute attente, à Milan, Bonaparte paya son armée en espèces malgré l’avis contraire du Directoire. Cette mesure était « révolutionnaire » pour l’époque car toutes les armées républicaines ne recevaient que du papier déprécié, les assignats. Ce faisant, il fidélisa son armée et assura son maintien à la tête de celle-ci. D’autres généraux, tel Moreau, voulurent l’imiter mais en soldat respectueux de l’autorité, ils ne surent pas passer outre aux consignes de leur gouvernement. Il y a bien d’autres exemples, je montre ainsi que sous l’Empire les dépenses de l’État destinées aux dignitaires du régime étaient plus importantes que celles que consacrait Louis XVI à sa propre cour.
Napoléon avait-il une véritable politique financière sous l’Empire ou bien a-t-il composé avec les événements ?
Il faut d’abord souligner le véritable tour de force réussi par le régime consulaire dans le domaine financier. Le Directoire n’avait pourtant pas démérité pour essayer de redresser la situation. Mais Bonaparte et son équipe ont su faire primer l’intérêt public et construire un système financier capable d’assurer à l’État un « minimum vital J’analyse dans mon livre les recettes employées pour parvenir à un tel résultat. Il faut également remarquer que sa politique financière faisait clairement partie d’un tout. Napoléon Bonaparte était avant tout un homme politique. Aussi, si une mesure fiscale risquait de nuire à la popularité de son régime, il n’hésitait pas à la différer. Les taxes sur le tabac, le sel ou l’alcool par exemple, ne furent réintroduites qu’à partir de 1806, une fois son pouvoir solidement installé. En agissant ainsi, le financement de l’État fut effectivement soumis aux événements, surtout dans les premières années. Sans la vente de la Louisiane en 1803 et les subsides espagnols, par exemple, il aurait été impossible de financer la construction du camp de Boulogne ou l’effort maritime, entrepris dans le but d’envahir l’Angleterre. Avec des ressources aussi aléatoires, l’État manqua de sombrer lors de l’affaire des Négociants réunis. Cet épisode malheureux, longtemps perçu comme un « scandale », montra plutôt combien le « nerf de la guerre » fit cruellement défaut à Napoléon en pleine campagne d’Austerlitz. Après 1806, tout changea. Les considérations politiques cédèrent le pas aux impératifs financiers du Grand Empire. Napoléon tenta ainsi de dominer l’argent partout où il le pouvait, dans son Empire ou dans des pays satellites comme l’Italie, la Westphalie, Naples, ou la Hollande. Il créa également des structures capables de gérer au mieux les produits des conquêtes avec le Domaine extraordinaire notamment. Je consacre une partie importante du livre à cette tentative de canaliser l’argent dans toute l’Europe au profit de sa politique. Mais ce faisant, il devint en quelque sorte le percepteur du vieux continent, ce qui fragilisa sans nul doute la présence française.
Sans dévoiler votre livre, quel est votre bilan financier de la France napoléonienne ?
Même s’il existe un bilan final dans le livre, l’important n’est pas là. Le seul bilan qui compte historiquement, c’est celui de la confrontation entre les deux ennemis de toujours : la France et l’Angleterre. Et malheureusement pour Napoléon, l’avantage resta à son adversaire. La « seconde guerre de Cent ans » se termina par une triomphe de « l’argent contre Napoléon ». L’Angleterre a su investir là ou il le fallait et de manière massive (deux à trois fois tout l’or du monde existant à cette période). D’où venait l’argent alors que l’Empereur régnait sur toutes les anciennes places financières qui comptaient avant la Révolution (Paris, Gênes, Venise, Genève, Amsterdam ou Francfort) ? J’essaie de montrer comment, grâce à la confiance des négociants internationaux, des industriels, des propriétaires, des colons, des princes ennemis de Napoléon, de grandes banques (comme la Baring) ou de spéculateurs (comme les Rothschild), Albion triompha, sans perfidies.
Vous montrez donc dans ce livre toute l’importance que prenait la question financière dans l’histoire de la période. Comment expliquez-vous que cette question primordiale ait été délaissée jusqu’ici par l’historiographie classique ?
Je n’ai pas la prétention d’être un précurseur en la matière. Des ouvrages majeurs ont précédé le mien. Chez les « généralistes », Jean Tulard, Louis Bergeron ou Thierry Lentz ont accordé une large place aux questions d’argent. Chez les spécialistes d’histoire économique et financière, les études de François Crouzet, Michel Bruguière, Guy Thuillier ou Pierre-François, Pinaud ont défriché un terrain difficile. Sur la question des subsides anglais, l’étude américaine de John M. Sherwig est tout aussi fondamentale. Il manquait sans doute une étude qui envisage la question dans son ensemble. Les sujets économiques sont aujourd’hui au cœur des débats de notre société, pourquoi ne serait-ce pas le cas en histoire alors que les problématiques sont identiques ? Le tout est d’exposer le plus clairement possible les enjeux. C’est ce que j’ai tenté de faire. Le lecteur pourra alors juger si cette « guerre invisible » que mena Napoléon avec ou contre l’argent mérite de figurer à côté des campagnes prestigieuses que nous avons tous en mémoire.