napoleon.org : Comment qualifier « Qu’aurait pensé Napoléon ? », une intelligence artificielle, un logiciel ? Pourriez-vous nous expliquer la façon dont vous avez procédé d’un point de vue technique ?
Raphaël Doan : C’est un petit site qui repose sur le modèle GPT-3 d’OpenAI, une intelligence artificielle de synthèse de texte, la meilleure publiquement accessible aujourd’hui. GPT-3 est un grand modèle de langage, c’est-à-dire qu’il est capable de produire du texte de manière cohérente sur un nombre extrêmement large de sujets. Pour faire « Qu’aurait pensé Napoléon », je lui ai donné plusieurs consignes un peu complexes et surtout, je lui ai donné des exemples de discours et de paroles de Napoléon, pour qu’il puisse s’inspirer du style de l’empereur dans sa propre production. Quand l’utilisateur demande son avis à Napoléon sur le site, l’IA tente donc de produire une réponse qui soit dans le style des discours de Napoléon et de la relier à l’histoire impériale, de manière aussi cohérente que possible – et ce même si vous lui demandez de parler de Jacques Chirac ou de Kim Kardashian.
napoleon.org : Spontanément, l’intelligence artificielle fait peur. Et on comprend pourquoi dans la mesure où elle prétend remplacer les êtres humains. D’après vous, ces craintes sont-elles fondées ? La machine s’apprête-t-elle à remplacer les individus ? D’ailleurs, ces machines sont encore imparfaites et commettent des erreurs…
Raphaël Doan : Oui, il est important de rappeler que nous en sommes encore à un stade très précoce de l’intelligence artificielle. Personnellement, je trouve les résultats déjà très impressionnants, notamment du point de vue de la cohérence interne des textes. Mais il y a toujours beaucoup d’erreurs. D’abord, le modèle n’est malheureusement pas optimisé pour le français, puisqu’il a été pensé pour une utilisation en anglais ; c’est une sorte d’effet secondaire fortuit s’il se trouve parler français ! Mais cela signifie qu’il commet parfois quelques fautes. Ensuite et surtout, il a tendance à « halluciner » des informations, c’est-à-dire à inventer des faits ou des citations quand il ignore quelque chose. Il peut donc vous affirmer avec certitude que Napoléon a donné le droit de vote aux femmes, par exemple. Mais si l’on est conscient de ces limites, il y a déjà beaucoup à tirer des modèles actuels. C’est déjà très utile pour organiser des idées, synthétiser du texte, éprouver un concept en demandant d’inventer des contre-arguments, repérer des corrélations dans une grande masse de données, etc. Bientôt, je pense que cela pourra être utilisé de manière extrêmement efficace dans la recherche, notamment là où il y a beaucoup d’archives. Mais il faut se souvenir que le propre de l’être humain, dont la machine ne dispose – à ce stade en tout cas ! – pas du tout, c’est l’intention et la volonté. La machine ne veut ni ne souhaite rien faire, elle ne fait qu’attendre des ordres. C’est un outil, extrêmement perfectionné, mais un outil quand même. C’est toujours l’humain qui décidera quoi faire et comment, comme un chef d’atelier qui ne mettrait plus lui-même la main à l’ouvrage mais déciderait de tout.
napoleon.org : Comment se protéger des potentiels effets dévastateurs ?
Raphaël Doan : D’abord, il faut travailler à la capacité de l’intelligence artificielle à vérifier ses propres informations, soit en augmentant encore la taille des données sur lesquelles elle s’est entraînée, soit en la connectant à internet pour qu’elle puisse elle-même faire des recherches sur ce qu’elle est en train de dire. Il y a déjà des ingénieurs qui travaillent sur des solutions. Ensuite, il faut que chacun soit bien formé à la manière dont ces modèles fonctionnent, et leurs limites, pour ne pas tomber dans les pièges qui peuvent apparaître. Je voudrais ajouter, sur une note positive, que ces modèles de langage redonnent à la maîtrise de la langue, de la syntaxe, du vocabulaire, c’est-à-dire aux compétences littéraires, une place essentielle dans l’utilisation de ces nouveaux outils informatiques ; maintenant, pour discuter avec la machine, il faut bien savoir parler anglais ou français, et pas seulement connaître du code !
napoleon.org : Comment articuler ces nouvelles technologies avec le monde de la connaissance ? Quelles seraient les passerelles entre ces deux univers a priori radicalement différents ?
Raphaël Doan : Je suis persuadé qu’il y a énormément à faire, et que c’est justement au monde de la connaissance d’aller investir ces nouveaux domaines. Entre l’intelligence artificielle et la réalité virtuelle, nous pouvons imaginer, rapidement, un monde où l’on pourrait être plongé dans une reconstitution absolument authentique et totalement convaincante de la bataille d’Austerlitz. Nous pouvons imaginer une version beaucoup, beaucoup plus poussée de cette IA Napoléon, où vous pouvez rencontrer Napoléon lui-même dans un univers virtuel, lui poser des questions à l’oral, avoir une véritable conversation avec lui, et que tout ce qu’il dise soit sourcé et correct. Ce serait des expériences inoubliables pour faire découvrir et aimer l’histoire à de très larges publics. C’est pour cela qu’avec mes camarades Arthur Chevallier et Baptiste Roger-Lacan, tous deux excellents connaisseurs de la chose napoléonienne, nous avons créé Vestigia, un laboratoire destiné à imaginer toutes ces possibles expériences à la croisée de la culture classique et de la technologie. Nous avons hâte d’en reparler bientôt !
Mise en ligne, 09 janvier 2023