napoleon.org : Pourquoi « Napoléon et le monde » ?
Thierry Lentz : De façon assez classique, je suis parti de la célèbre phrase de Chateaubriand : « Vivant, il a manqué le monde ; mort, il le possède ». Comme je travaille depuis des années sur la vision diplomatique et les racines géopolitiques de la politique de Napoléon, je me suis d’abord demandé de quel monde il avait hérité et en quoi sa situation en 1800 l’avait influencées. Je me suis conforté dans l’idée que Napoléon était bien un « héritier » de forces qui l’ont précédé. Je me suis ensuite intéressé aux visées qu’il a développées dans ce cadre. Si son action a essentiellement été « eurasiatique », elle a eu un retentissement bien au-delà du triangle Paris-Madrid-Moscou, sans oublier l’escapade égyptienne. On s’apercevra que, dès l’origine de son pouvoir, il pensait le monde en termes globaux et que, partant, malgré sa faiblesse maritime, il a eu un projet planétaire au centre duquel il plaçait évidemment la France, comme ennemi de l’autre superpuissance : l’Angleterre. Malgré ses efforts, il a bien « manqué le monde », tout en ne passant pas loin du succès. Enfin, la suite est absolument stupéfiante, puisqu’il a « conquis » ce qu’il avait manqué. Par sa légende, les mémoires, les œuvres d’art et tout ce qui fait le Napoléon post mortem. Mais aussi par ses choix politiques, copiés jusqu’en Asie, et les conséquences de l’épopée en Amérique du sud et du nord, dans les colonies et même dans des contrées dont il s’était peu soucié de son vivant. J’ai donc essayé de traiter mon sujet en trois points : qu’était le monde à l’avènement de Napoléon ? qu’a-t-il essayé d’en faire ? et qu’est-ce que le monde fait de lui depuis.
napoleon.org : À vous lire, on se dit en effet que le règne de Napoléon est une série d’occasions manquées…
Thierry Lentz : C’est le cas, mais autant par les oppositions qui se sont dessinées et ont agi que par sa propre gourmandise, malgré la limitation de ses moyens après Trafalgar. N’empêche qu’il faut rappeler que, s’il fut l’héritier des ambitions royales et révolutionnaires, il apporta à ce « rêve français » une touche personnelle faite d’un savoir encyclopédique et même concret sur « l’ailleurs », joint à la cohérence de ses vues. Son tort a été de tout vouloir en même temps, de multiplier les projets et de ne pas s’appuyer sur des puissances qu’il négligea, comme les jeunes États-Unis (dont il connaissait pourtant les capacités) ou, en Méditerranée, le Maroc et l’Empire ottoman qui auraient pu être tentés. Après avoir pacifié le Vieux Continent, en 1807-1809, tout devenait possible et il gâcha cela par quelques décisions presque incompréhensibles, comme la guerre d’Espagne ou la campagne de Russie. On ne refera pas l’histoire, certes, mais on est parfois stupéfait par ces erreurs, alors même que quelques conseillers tentèrent de lui faire comprendre qu’une « pause » était nécessaire.
napoleon.org : Napoléon vaincu, il est revenu à la fois plus fort que jamais et de très loin…
Thierry Lentz : Après Waterloo, la cause napoléonienne paraissait entendue. L’exil de Sainte-Hélène se déroula dans une certaine indifférence. Le temps des « napoléoneries » semblait révolu. Puis eut lieu une sorte de « miracle ». Le Mémorial y est pour beaucoup, mais pas seulement. Moins d’une décennie après sa mort, la France avait commencé à s’emplir à nouveau de lui. Et, parce qu’à son époque, les transformations du Vieux Continent remuaient aussi les terres éloignées, on ressassait et on revisitait partout les traces de ses réussites, en oubliant les stigmates de ses revers. Ses guerres se transformèrent en épopée, son autoritarisme en promesse d’ordre paisible, ses conquêtes en libération des nations, son exil final en passion christique. Ses fautes même lui furent pardonnées, voire imputées à l’intransigeance de ses adversaires. Sa chronique enflamma les imaginations, envahit les livres, les théâtres, les chansons et les gravures, comme si l’histoire et les raisons de sa chute étaient secondaires. Le phénomène déboucha, en France, sur un second épisode impérial, ailleurs, sur les espoirs des peuples en quête d’indépendance, plus loin, sur des modèles « napoléoniens » adoptés jusqu’au-delà des océans.
Le XIXe siècle fut le siècle de Napoléon et le suivant ne l’engloutit pas. Les techniques de transmission et de communication des savoirs changèrent, les historiens fouillèrent de plus en plus profondément les archives, des idéologies nouvelles prônèrent son rejet, mais rien ne put le faire disparaître ou l’effacer de la mémoire des hommes. À bien des égards, celui qu’il suffit de dénommer « l’Empereur » pour qu’on sache de qui l’on parle semble être encore présent, presque « vivant », et on le voit surgir, presque participer aux débats comme aux chimères de notre temps.