Pourquoi revenir une fois encore sur les « mystères de Sainte-Hélène » ?
C’est un peu l’actualité qui a fait loi, avec le décès de Ben Weider, quelques émissions de télévision et de radio, des bruits sur des demandes qui parviennent à diverses autorités pour obtenir l’ouverture du tombeau de Napoléon, et j’en passe. De façon assez surprenante, alors que c’est plutôt l’affaire du pseudo-empoisonnement de l’Empereur qui « tenait la corde », la thèse de la substitution a refait surface notamment avec une prise de position en sa faveur de Franck Ferrand. Et comme M. Ferrand est bien introduit dans le système médiatique, il a été invité à en parler par Michel Drucker sur Europe 1, Stéphane Bern sur France Inter et ailleurs encore. Après avoir écouté ces émissions, nous avons décidé avec Jacques Macé de repartir au feu, cette fois avec un livre qui devrait toucher un plus large public. Nous nous sommes dit aussi qu’il fallait tenter autant que possible d’être définitifs… pour ne plus avoir à revenir sur ces sujets. C’est pourquoi, sans entrer dans de fastidieux détails, nous avons voulu aller au fond des choses, sur les éléments essentiels des dossiers de la « substitution » et de l’ « empoisonnement ». J’ajoute que le président de la Fondation Napoléon, M. Victor-André Masséna, nous a encouragé et soutenu, car je crois pouvoir dire que, lui aussi, est d’avis qu’il est temps que l’on s’occupe de ces mystères ou soi-disant mystères en utilisant la méthode historique.
Il y a toujours eu des « mystères » ou pseudo-mystères historiques, y compris autour de l’épopée napoléonienne. Pourquoi intervenir dans ces débats là ?
Jacques Macé et moi n’avons rien contre les mystères historiques et ceux que cela passionne. Sérieuses ou pas, ces affaires attirent parfois le public vers l’histoire, même si ce type d’histoire n’est pas celui que nous préférons. Ce qu’il y a de plus important et de dérangeant dans « l’empoisonnement » et de la « substitution », c’est que leur médiatisation a fini par faire croire qu’elles reposaient sur des éléments sérieux et incontestables. Par ricochet, ces « vérités » fausses font passer les historiens qui n’y croient pas pour des « ringards » ou les membres d’on ne sait quelle conspiration du silence.
Faites votre propre « micro-trottoir » auprès des passants de votre rue, de votre cage d’escalier, de vos collègues de bureau ou auprès de vos compagnons d’apéritif. Une forte minorité vous dira : il y a du « louche » dans la mort de Napoléon, du poison dans l’air, ou plutôt : dans les cheveux. Un assassin rôde, une flasque de vin empoisonné à la main. La preuve ? Les journaux et la télé en ont parlé, sur la foi de livres si bien faits… qu’on n’a pas besoin de se donner la peine de les lire avec attention et de vérifier ce qu’ils contiennent. Qui plus est, enchériront quelques férus d’énigmes historiques, on ne pourra jamais rien savoir puisque ça n’est pas l’empereur qui est inhumé aux Invalides mais un imposteur, vulgaire squatter de monuments nationaux qu’il faudra bien un jour expulser. Cela prêterait à sourire et serait à ranger au magasin des énigmes récurrentes qui distraient s’il n’y avait au bout de ce battage l’idée saugrenue d’ouvrir le tombeau des Invalides. Or, avant d’arriver à cette extrémité, il faudrait que les mystères soient démontrés et qu’il y ait quelque chose de vraiment mystérieux dans la mort et l’exhumation de Napoléon. Or, ça n’est pas le cas et nous le montrons dans notre livre. Ouvrir les cercueils de l’empereur n’est pas un de ces petits projets que l’on peut réaliser comme ça, naturellement et comme si de rien n’était. On nous a dit un jour qu’on l’a bien fait pour Yves Montand ! On avouera que quelque soit notre respect pour la chanson et le bon cinéma français, ça n’est tout de même pas la même chose.
Comment expliquez-vous le succès des thèses de l’empoisonnement et de la substitution ?
Nous l’expliquons par la mise en branle de l’appareil médiatique et par rien d’autre. Les médias vont naturellement vers le sensationnel. Si on réfléchit aux questions qui se posent à un journaliste dans le cas qui nous occupe, on ne peut s’étonner de ce qui se passe. Entrons dans une salle de rédaction et déclarons : « Napoléon est mort d’une maladie grave et il est inhumé aux Invalides ». Tête des gazetiers. Les plus polis diront : « Comme c’est intéressant »… avant d’aller à la machine à café. Les plus francs lâcheront : « Oui, et alors ? Comment voulez-vous que je propose un papier à mon rédacteur en chef sur une telle banalité ». Dix minutes plus tard arrive un homme qui sait comment faire vibrer les cordes sensibles des journalistes pressés. Il a sous le bras un argumentaire bien fait. Il lance : « En vérité je vous le dit, Jeanne d’Arc a été brûlée par les Russes et, voici le scoop, Napoléon Bonaparte a été empoisonné et on a volé son corps ! ». Les feuillistes ont tendu l’oreille. Déjà ils imaginent un titre, tricotent deux colonnes et envoient à l’impression. Ils ont fait leur travail-de-journaliste, auto-justification suffisante pour écrire vite et sans vérification. Le tour est joué. Le rédac’chef est content. On vend du papier. On forge une opinion et on laisse la porte ouverte aux développements ultérieurs. Le dossier rêvé en quelque sorte. Il ne changera rien au monde ou à sa perception, mais pourra vivre, « créer du buzz » (comme on dit aujourd’hui à la place de « faire parler de ») sans risque et renaîtra en tant que de besoin pour satisfaire un lectorat friand de « révélations ».
C’est parce que nous refusons qu’une aussi utile et noble matière que l’histoire soit prise en otage par les manieurs d’opinion que nous avons rédigé ce livre. Nous ne cachons ni notre mauvaise humeur ni notre surprise de voir les mêmes qui hurlent dans leurs colonnes « Liberté pour l’Histoire ! » la manipuler à des fins qui n’échapperont qu’à ceux qui ignorent comment fonctionne la société des médias.
N’importe quel historien attaché à son métier ou à sa passion, s’il regarde les arguments des uns et des autres, puis se documente sérieusement ne peut croire un mot de tout ce qui a été écrit sur « l’empoisonnement » et la « substitution » de Napoléon. Notre livre, au second degré, est un livre « pour » l’histoire et le métier d’historien, pour la méthode contre l’intime conviction, pour l’approche historienne contre l’histoire-spectacle.
La mort de Napoléon a fait l’objet d’une nouvelle édition dans la collection « Tempus » des éditions Perrin en mars 2021
Propos recueillis par I. Delage, avril 2009. Mise à jour : mai 2021