Deux questions à… Bertrand Degout (propos recueillis par Irène Delage, avril 2021)
napoleon.org : Vous êtes l’un des plus grands spécialistes de l’œuvre de Chateaubriand, dans quelle perspective se place votre sélection des textes que vous présentez ici ? Bernard Degout : Il existe un bon nombre d’études (souvent excellentes) sur Chateaubriand et Napoléon, qui est le principal personnage des Mémoires d’outre-tombe, après leur auteur-sujet. Mais il m’a semblé qu’elles laissaient dans une relative pénombre l’évolution de la relation qu’a entretenue Chateaubriand avec Napoléon. Les textes réunis, et accompagnés de mises en perspective, sont destinés à illustrer cette évolution, à en marquer les étapes principales et à indiquer l’ampleur de la légende napoléonienne que Chateaubriand a tenté d’opposer à la légende bonapartiste.
napoleon.org : Comment a évolué le regard que Chateaubriand porte sur Napoléon ? Bernard Degout : Après une période d’adhésion au Consulat, Chateaubriand s’est éloigné de Bonaparte à partir de l’exécution du duc d’Enghien. Cet éloignement a trouvé son sommet en 1814, avec le très violent pamphlet De Buonaparte, des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos Princes légitimes…, dont il est proposé une édition critique. Comme l’a écrit Chateaubriand dans la première préface de cette brochure, elle est arrivée trop tard. Avec l’aide du Journal des Débats de son ami Bertin, Chateaubriand s’est employé dans les semaines qui ont suivi à modifier cela, en gommant ce caractère tardif et en construisant (à partir d’amplifications, de distorsions et d’estompages de certains événements) à se présenter comme l’opposant majeur à l’Empereur : c’était le fondement de sa prétention à jouer un rôle politique sous la Restauration. C’est alors que naît la légende d’un pamphlet qui aurait valu à Louis XVIII une armée de cent mille hommes. La déception devant la Restauration lui a fait prendre plus de recul face à l’Empire et, après avoir pu lire des jugements peu flatteurs portés sur lui par l’exilé de Sainte-Hélène, il a découvert dans les Souvenirs de Montholon une déclaration de Napoléon qu’il a considérée comme un traité de paix établi par celui-ci avec lui. Une nouvelle scène s’est alors ouverte où Chateaubriand, sans renier De Buonaparte et des Bourbons, mais sans se tenir à la pure négativité de ce brûlot, a pu développer tout ce que lui inspirait cet homme hors du commun, dont la légende était dès l’époque florissante. Mais il a développé un légendaire propre, parallèlement à la légende de lui-même qu’il élaborait dans les Mémoires d’outre-tombe, et sensiblement distinct de la légende dorée de l’Empereur. Il en est résulté ce qu’on nomme parfois la Vie de Napoléon par Chateaubriand, à savoir six livres des Mémoires d’outre-tombe qui se situent exactement au milieu de l’ouvrage. Au fond de ce magnifique « Napoléon et moi » réside, et c’en est tout l’enjeu, l’opposition de deux perspectives ouvertes pour l’Histoire à venir.
Présentation de l’éditeur
La plume et l’épée. Le maître de guerre contre le maître des mots. La relation singulière entre l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe et celui du Mémorial s’articule autour du fameux et violent pamphlet de Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, publié en 1814, au couchant de l’Empire et dont l’auteur s’est complu à répéter qu Louis XVIII aurait affirmé qu’il lui aurait valu une armée de 100 000 hommes.
Directeur de la maison de Chateaubriand et éminent spécialiste de son œuvre, Bernard Degout en donne une édition critique de référence, avant de retracer, loin de l’imagerie d’Epinal, l’utilisation que Chateaubriand a faite de cette brochure dans les premières années de la Restauration, puis l’évolution du « sachem du romantisme » vers une position bien plus complexe, non dénuée d’admiration, sous l’effet conjoint des compliments à lui prodigués par le proscrit de Sainte-Hélène et de son rejet progressif d’une Restauration décevante.
Couronnement de cet itinéraire : l’écriture des Mémoires d’Outre-tombe qui présentent une vision à la fois critique et héroïque du Géant, auquel l’architecture savamment pesée des Mémoires d’outre-tombe confère une place centrale. La vision de Chateaubriand, établit en substance le présent ouvrage, reflète celle de la France entière, passée en une génération de la légende noire au mythe du sauveur – et s’inscrit profondément en faux contre cette évolution.
Directeur de la maison de Chateaubriand, Bernard Degout a écrit plusieurs ouvrages renommés sur Victor Hugo et Chateaubriand dont Je ne suis plus que le temps. Essai sur Chateaubriand (Fayard, 2015). Il a également établi l’édition des œuvres de Jean d’Ormesson dans la bibliothèque de la Pléiade.