Présentation par l’éditeur
Joseph Kabris a eu une vie extraordinaire. Né à Bordeaux vers 1780, engagé à 15 ans sur un baleinier anglais, il s’échappe pour s’installer sur l’une des îles Marquises, Nuku Hiva. Là, dans ce monde qui lui est inconnu et où sévit le cannibalisme, il devient un guerrier redouté. Tatoué de la tête aux pieds, il fait siennes les pratiques des insulaires, leurs gestes et leurs croyances, il apprend leur langue au point d’en oublier la sienne. Jusqu’à la venue, en 1804, d’un navire russe dont le capitaine l’arrache à sa vie et le conduit en Russie. Kabris, pour vivre, apprend alors à montrer son corps couvert de marques bleues et à raconter sa vie, à lui donner les traits d’une épopée. Il regagne la France où, parcourant les foires, il devient le monde en personne. Il est mort à 42 ans. Jamais il n’aura revu son île ni sa famille.
De cet étonnant parcours, il ne suffit toutefois pas de raconter le cheminement. Il faut explorer la construction de cette existence, comprendre comment Kabris s’intègre à des mondes si contradictoires, comment il parvient à mobiliser ce qu’il a appris à être dans une société pour prendre place dans une autre, comment, autre- ment dit, il s’y prend pour continuer à vivre. En entrant en profondeur dans les moments de rupture et de reconversion qui déterminent sa carrière d’« homme extraordinaire », cette enquête fascinante et troublante propose une biographie sociologique qui, à travers celle de Kabris en train de se faire, parle de toutes nos vies. Elle pose cette question cruciale souvent laissée de côté : au fond, comment se fait une vie.
Christophe Granger est historien et sociologue, maître de conférences à l’université Paris-Saclay. Il a notamment publié La Saison des apparences. Naissance des corps d’été (Anamosa, 2017), La Destruction de l’université française (La Fabrique, 2015), Le Vase de Soissons n’existe pas & autres vérités cruelles sur l’histoire de France (avec Victoria Vanneau, Autrement, 2013) et dirigé A quoi pensent les historiens ? (Autrement, 2013) ainsi que l’édition française de Carl Sandburg, Les Émeutes raciales de Chicago. Juillet 1919 (Anamosa, 2016). Lauréat du Prix Femina Essai 2020 pour cet ouvrage.