Il est frappant de constater la coïncidence, à la fois fortuite et pourtant pleine de sens, qui se dessine au moment même où est publiée cette étude fouillée d’Isabelle Matamoros, spécialiste de la question, sur les multiples usages et les appropriations de la lecture par les Françaises entre 1800 et 1840. Parallèlement, un film iranien fait son apparition sur les écrans de cinéma, mettant en scène une professeure contrainte à la démission pour avoir fait découvrir des livres interdits à ses élèves féminines. Ainsi, le pouvoir des lectrices, tel qu’il se révèle dans l’œuvre d’Isabelle Matamoros, trouve un écho dans Lire Lolita à Téhéran d’Eran Riklis* : quand l’écrit et l’image se rencontrent pour célébrer la force de la littérature, capable de toucher les âmes et les cœurs.
En explorant les rites et les pratiques entourant les livres, Isabelle Matamoros dissèque les expériences de lecture pour le « second sexe » et leurs enjeux. L’auteure distingue tout d’abord un apprentissage qui, rapidement, se voit différencié de celui des garçons, conformément à l’éducation sexuée qui prévalait à l’époque. En outre, ces pratiques étaient encadrées par un contrôle des savoirs et des mœurs, et s’accompagnaient d’une crainte collective à l’égard des récits romantiques, jugés capables « d’échauffer » des esprits trop fragiles. La lecture des romans, des ouvrages érudits et des mémoires autobiographiques revêtait ainsi un double visage aux yeux de la société de l’époque : d’un côté, un passe-temps paisible, adapté aux rythmes féminins ; de l’autre, un vecteur d’imagination, parfois d’excitation, et au-delà, une ouverture vers l’émancipation, offrant aux femmes de nouvelles perspectives, les incitant à réfléchir sur leur existence et à se forger une individualité propre.
À travers une multitude d’exemples, l’étude d’Isabelle Matamoros nous plonge au cœur des salles de classe, des salons et des chambres, et nous fait découvrir la grande diversité des façons de lire. Ainsi, s’isoler en silence pour une lecture solitaire était tout autre chose que de lire à haute voix en petit groupe. Ce partage du texte, activité collective qui semble aujourd’hui oubliée, resserrait les liens entre les connaissances lorsque le cercle était amical, tout en permettant aux mères de contrôler le contenu lorsqu’il s’agissait d’un moment familial.
* Le film est inspiré du récit autobiographique d’Azar Nafisi, Lire Lolita à Téhéran (Plon, 2004 ; rééd. Zulma, 2024 ; plusieurs éditions en poche).
Chantal Prévot, responsable des Bibliothèques de la Fondation Napoléon (avril 2025)
Présentation
Les pratiques de lecture des femmes à travers des écrits personnels féminins.
Quel est le processus historique de la sédimentation des différences sexuées en matière de goûts de lecture ?
Dans les années 1800-1840 domine l’idée que les lectrices ne s’approprieraient pas correctement les livres. Leur accès au savoir est limité, sous peine de mettre en péril l’équilibre entre les sexes. Contre ces préjugés, Isabelle Matamoros nous plonge au plus près du quotidien des lectrices et de leurs pratiques. Elle propose non une histoire des représentations et des discours sur la lecture des femmes, mais une histoire genrée de la lecture avec les femmes. Que lisaient-elles ? Quel sens donnaient-elles à leurs lectures ?
Ce qui rapproche les femmes qui composent la biographie chorale de ce livre c’est qu’elles lisent. Un peu, beaucoup ; dans leur jeunesse ou tout au long de leur vie ; de manière hésitante ou plus experte ; des romans, de l’histoire ou de la philosophie ; seules, par-dessus l’épaule d’un frère ou d’un père, entre femmes, ou en société.
Si les récits des femmes ici convoqués témoignent du poids des normes, ils laissent surtout transparaître de nombreux usages du livre : se distraire, s’échapper du quotidien, débattre, apprendre, enseigner, ou agir en politique. Et surtout, dans une France corsetée par le Code civil, le désir de s’émanciper.