Document. "Le manuscrit venu de Sainte-Hélène de manière inconnue"

A Londres, en 1817, un ouvrage était publié en français par l'éditeur Murray, avec un titre très alléchant : Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue ! Que de mystères, d'autant qu'aucun auteur n'était précisé. Bien sûr, tous les lecteurs pensaient aussitôt à Napoléon exilé depuis 1815 sur la très lointaine île de Sainte-Hélène, perdue dans l'Atlantique sud. L'Empereur aurait pris la plume pour livrer ses mémoires et aurait réussi à faire passer le manuscrit à la barbe de ses geôliers anglais. Le succès fut foudroyant : Murray dût ordonner quatre autres rééditions dans la seule année 1817. Une édition en langue anglaise fut promptement imprimée et de nombreuses contrefaçons ou traductions virent le jour à Bruxelles, Gand, Francfort. En France, l'ouvrage séditieux fut interdit, ce qui ne pouvait que renforcer son attraction et le rendre encore plus intéressant. De nombreuses copies manuscrites circulèrent alors dans les salons parisiens et bientôt dans tout le pays. La question était « Est-ce de lui, n'est-ce pas de lui ? » Le Manuscrit est écrit dans un style vigoureux, martelé de citations « à la Bonaparte », comme celle-ci « Ma tâche était donc de terminer la Révolution en lui donnant un cours légal afin qu'elle pût être reconnue et légitimée par le droit public de  l'Europe« . Certaines pages sont plus intimes et tendres car elles sont consacrées à Joséphine. Napoléon, ou tout du moins le « je » qui parle pour lui, y exprime un amour violent et indéfectible pour la belle créole.

On sait aujourd'hui que cet ouvrage est un formidable pastiche, extrêmement réussi, car le ton employé, les anecdotes racontées (à part quelques erreurs) font « vraies ». Nombre d'anciens compagnons de Napoléon s'y sont fait prendre et ont juré que le Manuscrit était bien les mémoires de l'Empereur. Mais très vite des opinions plus sceptiques s'élevèrent, comme celles de Méhée de la Touche, un agent double, royaliste et bonapartiste, habitué donc à démêler le vrai du faux, qui exprima ses doutes sur l'authenticité dans une brochure intitulée « Réflexions sur le Manuscrit de Saint-Hélène ». Il résuma son sentiment par cette phrase : C'est lui, mais pas de lui. Il y voyait plutôt  « l'éloge d'un tyran par des plumes libérales« . Un certain Fabry, agent royaliste, eut la même intuition. Il trouvait étrange que « le général Bonaparte » exprime des regrets d'avoir dissout le Tribunat ou rompu avec les libéraux. Fabry y notait une « certaine couleur vaudoise » (cette région suisse où vivaient l'écrivain Mme de Staël et ses amis, groupe d'opposants au régime napoléonien).

Il est généralement admis de nos jours, bien que le doute ne soit pas levé totalement, que l'auteur soit un certain Lullin de Châteauvieux, agronome de formation (passionné par les moutons mérinos, entre autre), fin lettré et ami de Mme de Staël, femme écrivain exilée en Suisse par Napoléon. Lullin de Châteauvieux était un habitué du salon littéraire de Coupet (Suisse), demeure de Mme de Staël. Il était certainement un grand observateur et un grand auditeur de ce qui s'y disait. Il se serait imprégné des conversations autour de Napoléon, au point de pouvoir entrer dans la peau du personnage et de raconter son histoire à la première personne du singulier. Il révéla la supercherie en 1841 sur son lit de mort à son gendre, Jean-Edouard Naville, qui en fit une notice biographique, seule preuve de la paternité de l'oeuvre. Une récente étude (1) a démontré que l'auteur de cette notice est en fait le gendre de Mme Staël, Gabriel Eynard, ce qui renforcerait l'hypothèse d'un travail collectif sous la conduite de Germaine de Staël et dont Lulllin, quasi-inconnu et qui n'avait jamais rencontré Napoléon, aurait été le prête-nom dissimulé, dans un jeu de cache-cache destiné à masquer les véritables auteurs, le groupe dit de Coppet, en l'occurrence Benjamin Constant, Victor de Broglie, Lullin de Chateauvieux et son cousin Gabriel Eynard, sur l'instigation de Mme de Staël. Ce groupe de personnes au grand talent littéraire et philosophique, qui furent des opposants déclarés au régime napoléonien, auraient alors joué à inventer les mémoires de leur ennemi qu'ils connaissaient si bien, ayant étudié sa personnalité et son oeuvre politique et militaire depuis des années. Grâce à leurs savoirs et analyses ils auraient créé une magnifique supercherie littéraire. Mais ne peut-on trouver étonnant que cette oeuvre collective qui « sanctifie » en quelque sorte Napoléon en héros libéral, en sauveur de la France, fut écrit par ses premiers opposants ? Ou faut-il y voir une manière de récupérer Napoléon désormais neutralisé sur une île lointaine pour faire avancer la cause libérale alors que la Restauration conservatrice imposait ses lois ? Certains historiens comme Edouard Driaut en 1935 ont franchi le pas : il affirme que Mme de Staël se serait repentie d'avoir rejeté le régime napoléonien surtout celui des Cent jours à teneur libéral, mais ne pouvant ouvertement adorer ce qu'elle avait brûlé, avait choisi un quasi-inconnu de son cercle pour exprimer ses idées, sûre du silence de Lullin. Les acquis de la Révolution, la liberté en particulier, étaient menacés, ce qui expliquerait que le Manuscrit soit axé sur cette période. En tous cas, le Manuscrit venu de Sainte-Hélène de manière inconnue fut une des oeuvres qui créèrent la légende dorée napoléonienne.

L'ouvrage arriva jusque dans les mains de Napoléon exilé dans la lointaine île de Sainte-Hélène en septembre 1817 par l'intermédiaire d'un amiral anglais, Sir Plampin. Dans le salon de Longwood, la demeure désormais de l'Empereur déchu, les supputations allaient bon train : ne serait-ce pas là l'oeuvre de Roederer ou de Sieyes ? Le maréchal du palais, le général Bertrand eut l'intuition que la source était à chercher auprès de Mme de Stael ou de son ami Benjamin Constant. Napoléon le lut avec attention et prit le temps de l'annoter, relevant ici ou là des incohérences ou des imprécisions. Ces notes conservées par le général Gourgaud ont été reproduites dans le tome XXXI de la Correspondance de Napoléon Ier, publiée au Second Empire. Il releva qu'il ne fut jamais à l'armée des Alpes, ni au mont Genèvre, ou que la bataille d'Iéna ne s'est pas passée après Tilsit. En le refermant, il conclut « C'est un ouvrage qui marquera et qui fera époque ».

Extraits

Première page
Ma vie a été si étonnante, que les admirateurs de mon pouvoir ont pensé que mon enfance même avait été extraordinaire : ils se sont trompés. Mes premières années n'ont rien eu de singulier. Je n'étais qu'un enfant obstiné et curieux.  (...)
 
Mon esprit me portait à détester les illusions ; j'ai toujours discerné la vérité de plein saut, cc'est pourquoi j'ai toujours vu mieux que d'autres le fond des choses. Le monde a toujours été pour moi dans le fait et non dans le droit : aussi je n'ai ressemblé à personne ; j'ai été par ma nature toujours isolé.
(1) EGNELL, Erik De Sainte-Alvère à Sainte-Hélène, le secret du manuscrit, Pomport, Ed. Cyrano, 2008
 
 
Texte intégral en ligne, dans la Bibliothèque  numérique de la Fondation Napoléon
http://digitalbooks.napoleon.org/book/index.php?collection=STHEL_MANUS&type=normal#
 
Edition : Manuscrit venu de Sainte-Hélène, véritable mémorial du règne de l'Empereur Napoléon Ier dicté par lui-même pendant sa captivité, édition nationale par Edouard Gouin, Paris, Eugène Pick, de l'Isère, Grande librairie napoléonienne, rue du Pont-de-Lodi, [1862]
 
 
Commentaires
BROCARD, Michèle, Le manuscrit de Sainte-Hélène : une énigme napoléonienne, Yens-sur-Morgues (Suisse) : Cabédita, 1996. - 171 p. - (Collection archives vivantes)

DRIAULT, Edouard, "Un mystère d'histoire : le Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue",  Revue des études napoléoniennes . [29] XVIIIe année, Tome XXIX, juil.-déc. 1929, p. 145-157