La bouillotte ou le poker du jeu XIXe siècle

Dans les beaux bureaux de style, il n’est pas rare d’admirer trônant fièrement sur le meuble principal de la pièce une « lampe bouillotte ». Cet élégant luminaire à l’abat-jour de tôle peinte est né à la fin du XVIIIe siècle. Du plus bel effet, ces lampes furent à la mode pendant l’Empire et tout le XIXe siècle et restent très recherchées pour orner les cabinets de travail. Ce que l’on sait peu, c’est qu’avant d’enrichir les intérieurs cossus, cette lampe trôna également dans les cafés et les tripots pour éclairer les joueurs d’un jeu de cartes très populaire au XIXe siècle : la bouillotte.

C’est sous le Directoire qu’apparut la bouillotte. Il était alors la modernisation d’un jeu beaucoup plus ancien nommé le brelan, connu sous Charles IX (1550-1574), et interdit sous Louis XIV (1638-1715). Survivant à cette interdiction, le brelan resta très populaire pendant tout le XVIIIe siècle. Sous le Directoire en quête de nouveautés, ces règles auraient été mises au goût du jour dans les salons du palais du Luxembourg par les Directeurs eux-mêmes. Sur un ton ironique, Mme Tallien aurait dit en parlant des hommes du gouvernement ainsi affairés à inventer et jouer à ce nouveau jeu : « Ils sont là-haut cinq rois qui suent sang et eau pour faire un brelan de valets. »

Bouillotte, mode du jour n°3, 1800 © BnF Gallica

En premier lieu jeu des Salons, la bouillotte fut un jeu de l’élite parisienne et il fut pratiqué lors des divertissements de la cour impériale. Mme Staël, la duchesse d’Abrantès ou Talleyrand y jouèrent régulièrement tandis la Maréchale de Dantzig, Madame Sans gêne, fit parfois sensation par ses sorties impromptues alors qu’elle perdait une partie.
Très vite l’engouement pour ce jeu toucha toutes les couches de la société et il put divertir un large éventail de la société des élites aristocratiques et bourgeoises aux joueurs impénitents des tripots du Palais royal. C’est ainsi que les Maisons de Bouillotte fleurirent dans ce lieu haut en couleurs de la Capitale. Dans l’armée, il semble avoir été pratiqué plus par les officiers comme Pion des Loches, mais la popularité aidant il toucha ces grands joueurs que furent les militaires. L’occupation de Paris, en 1814, relança l’intérêt pour les jeux d’argent et la bouillotte fit partie des distractions des troupes Alliées avides de profiter des plaisirs parisiens.

La bouillotte, 1815 : Napoléon « Je suis entrant » ; Louis XVIII : « me voilà décavé » (comprendre « me voilà sorti du jeu ») © BnF, Gallica

Jeu de cartes « des grandes émotions », le grand art de la bouillotte consistait à engager son argent à propos. Il était joué par les personnes qui ne voulaient perdre que des sommes limitées, et surtout qui savaient ne pas risquer leur mise inconsidérément. L’attrait de ce jeu était son extrême rapidité, mais aussi son danger pour les joueurs inexpérimentés qui devaient, comme il se disait, « y payer leur apprentissage ». Les cinq joueurs nécessaires pour prendre part à ce jeu prenaient place autour de la fameuse table ronde dite « bouillotte », au centre de laquelle trônait une lampe dont le socle était un plateau dont le rebord comportait une rainure dans laquelle les cartes étaient posées. La jolie « lampe bouillotte » y trouva son utilité et son nom.

Dans les salons aristocratiques de la Restauration, la mode passa quelque temps au jeu de l’Écarté, mais très vite le jeu de la bouillotte reprit sa place dans les soirées mondaines de la bonne société parisienne. Vers 1840, la bouillotte se fit « démocrate comme la royauté de juillet, sans cesser d’être aristocrate » et était jouée chez les ministres comme dans les corps de garde de la milice citoyenne. En réalité, toute la société s’adonna avec passion à ce jeu et les soirées, les bals, les repas de corps, les noces, les dîners d’amis ou d’affaires se terminaient souvent par une partie de ce jeu. Des centaines de sociétés (nous dirions clubs) se constituèrent, et dans la plupart des cafés de Paris ou les estaminets du Boulevard du Temple il y avait un endroit réservé où l’on jouait à la bouillotte depuis l’après-dîner jusqu’au déjeuner du lendemain. Encore très en vogue sous le Second Empire, à la fin du XIXe siècle, la mode de la bouillotte s’essouffla. Elle céda sa place au poker, non sans avoir influencé certaines variantes de ce jeu d’origine américaine qui offre cependant plus de variétés de coups et de probabilités. Aujourd’hui quasiment oublié, de ce jeu qui aurait été inventé par Barras et ses collègues, ne reste que la lampe qui orne encore très souvent les bureaux gouvernementaux.

Si pour animer vos soirées, vous êtes tentés par ce « poker du XIXe siècle », plusieurs règles de la bouillotte s’offre à vous. Sous l’Empire, selon Les nouveaux savans [sic] de société, qui publia les siennes en 1808, ce jeu n’avait alors « pas de règles bien connues ». Avec le succès du jeu, de nombreuses variantes furent créés. Elles furent regroupées dans le Manuel complet de la bouillotte publié en 1840. Les règles ont été éditées dans un phrasé modernisé en 1951 par G. B. de Savigny lorsqu’il publia celles du poker.

François Houdecek
juillet 2020