Le chocolat, remède et douceur sous l’Empire

Chocolatière de nécessaire de voyage, 1802-1805, par Jacques-Brice Beaufort © Musée du Louvre
Chocolatière de nécessaire de voyage, 1802-1805, par Jacques-Brice Beaufort © Musée du Louvre

Une boisson réservée aux riches

En 1806, un chroniqueur s’amusa à décrire l’exploration menée par deux jeunes gens du beau monde, dans le faubourg ouvrier Saint-Marcel, aux limites sud du Paris d’alors.  Les « aventuriers » poussèrent l’audace jusqu’à prendre place dans un théâtre populaire, ce qui permet à l’auteur de souligner le contraste entre l’ambiance du parterre et la pièce représentée : L’orchestre de deux violons désaccordés, d’une clarinette glapissante et d’un fifre criard écorchent une ouverture, les spectateurs se remuent lourdement, se placent, et la toile levée  laisse voir un perruquier gascon prenant une tasse de chocolat avec la gouvernante de Julie. Grâce à la rapidité du débit des acteurs, le premier acte fut bientôt terminé. Pour délasser les spectateurs fatigués d’une attention pénible, le pot de bière, le flacon de vin circulent à la ronde, les noix et les pommes croqués tout à tout, formaient un concert digne d’une assemblée de rats. (Egron, Voyage aux faubourgs Saint-Marcel, 1806). [1]  On ne pouvait décrire plus symboliquement l’écart social entre les deux classes, en prenant d’un côté, une tasse de chocolat, synonyme de luxe, prise dans une maison de la haute société où la domesticité comprenait une gouvernante,  et de l’autre, des bouteilles de vin ou de bière partagées sans façon par un groupe de manouvriers des faubourgs. L’imaginaire collectif liait le chocolat à la rareté, au luxe et à la préciosité, tandis que le café, les boissons alcoolisées représentaient le quotidien et l’effort. Le chocolat restait futile, le café et le vin s’avéraient nécessaires.

Sous le Premier Empire, la boisson chocolatée était consommée principalement dans les milieux urbains et dans les classes aisées. Les fabricants tenaient boutique principalement dans les rues commerçantes de la rive droite, entre les rues Saint-Honoré et Saint-Denis. Le cacao ne sortit des beaux salons qu’à partir des années 1820-1840, bénéficiant de progrès technologiques et de la création de grandes fabriques. Pour l’heure, ce produit colonial restait cher et mal distribué, au contraire de son faux-frère, le café, qui connut un succès foudroyant dans toutes les couches sociales de  la société. Facilement achetable dans les épiceries et sur les étals des marchés des grandes agglomérations comme des campagnes, le café était bu le plus souvent baptisé de lait et sucré. Doté du pouvoir de régénérer les forces et de réveiller les humeurs, il profita d’un prix bas dans les premières années du XIXe siècle pour s’établir définitivement dans les mœurs, au point que sa raréfaction, entraîné par le Blocus continental, fut un drame national (de 20 sous il passa à 5 francs  la livre). Le cacao, pourtant lui aussi considéré comme salutaire pour la santé, avait toutefois la réputation de mal se garder, comme le souligne un manuel de l’époque : Nous avons plusieurs espères de chocolat. Chacune d’elles se décompose au bout d’un certain temps ; c’est pourquoi il n’en faut pas faire de fortes provisions. Une conservation trop longue entraînait immanquablement des « moisissures » (en fait un blanchiment gras bien connu des spécialistes). Ce même ouvrage décrit un ustensile spécialement dédié à sa préparation : Les gourmets font leur chocolat dans une cafetière préparée pour ce seul usage, et  nommée en conséquence chocolatière. (Dufrenoy, La petite ménagère, 1816).[2]  La préparation la plus aboutie nécessitait aussi une sorte de fouet nommé moussoir ou moulin à chocolat. En voici une recette : Vous mettez dans une chocolatière, sur une once de chocolat, une tasse, et six onces d’eau ; lorsqu’elle vient à bouillir, vous y jeter votre chocolat, que vous avez cassé en morceaux, et vous remuez avec  le moulinet jusqu’à ce ce que le chocolat soit fondu et ait fait quelques bouillons; vous le retirez du feu et laissez reposer pendant dix à douze minutes, alors vous le remuez en faisant tourner vivement le moussoir, et lorsque votre chocolat est bien mousseux vous le versez dans les tasses. Le lait et la crème pouvaient suppléer à l’eau : On prépare le chocolat au lait, en y mettant la même dose de ce liquide que d’eau, et en délayant son chocolat dans un peu d’eau. Lorsqu’on se sert de crème pour préparer le chocolat, on ne le fait pas mousser. (Cardelli, Procédés pour préparer le café, le chocolat, 1822). [3]

L’habitude était encore de faire bouillir longtemps la boisson chocolatée. Le traité du chocolat (par Pierre-Joseph Buc’hoz, Paris, 1812) préconisait de faire bouillir, cinq à six fois, le mélange eau-chocolat et ce sept minutes. Puis de laisser reposer la préparation toute la nuit sur des cendres chaudes afin qu’elle soit délicieuse le lendemain.

Napoléon aimait à boire du chocolat, comme le raconte son valet Constant. L’Empereur avait eu l’habitude de prendre, en travaillant ainsi la nuit, du café à la crême ou du chocolat. Mais il y av avait renoncé, et sous l’empire, il  ne prenait plus rien, sinon de temps en temps, mais très rarement, soit du punch doux et léger comme de la limonade, soit, comme à son lever, une infusion de feuilles d’oranger ou de thé. (Mémoires intimes de Napoléon, 1830).[4]  Le chocolat n’étant pas dégraissé dans la plupart des cas, la boisson restait lourde à digérer et nécessitait des gorgées d’eau fraîche en alternance pour faciliter sa consommation. Cette pratique fut peu à peu abandonnée.

Des desserts classiques

Les recettes employant le chocolat dans les préparations culinaires sont très proches de celles que nous connaissons encore  de nos jours.  Qu’on en juge par cette crème au chocolat, extraite de La cuisinière de la campagne et de la ville (Paris, 1825) : Prenez une pinte [la pinte de Paris correspond à 0,93 litre] de lait, 6 jaunes d’œufs, un quarteron de chocolat et autant de sucre ; mêlez le tout ensemble à l’exception du chocolat ; mettez sur le four et remuez toujours avec une cuillère de bois ; faites bouillir jusqu’à ce qu’il soit réduit d’un quart ; alors ajoutez le chocolat, après l’avoir râpé fin ; et lorsqu’il aura fait quelques bouillons, laissez refroidir et servez. Il est mieux de servir les crèmes dans des petits pots faits pour cela. On colore le dessus avec du caramel étendu sur la barbe d’une plume. On peut aussi les couvrir de nompareilles. [petites dragées].

Le chocolat « brut » prêt à être cuisiner était vendu sous forme de bâtonnets ou de plaque de pâte chocolatée, moitié cacao, moitié sucre. Lorsqu’on voulait un produit qui flatte plus agréablement les sens, le chocolatier ou la cuisinière ajoutaient une poudre fine de cannelle ou  de vanille par exemple, broyait de nouveau le tout, l’étalaient sur une pierre chaude, et modelaient la pâte en plaque unie (appelée tablette) ou dans des moules pour qu’il en prenne la forme. Un fois durcit, les chocolats étaient enroulés dans du papier blanc.

Les chocolats de santé

Reconnu comme un adoucissant pectoral employé avec succès dans les maladies de la poitrine, le  chocolat tenait une bonne place dans les officines pharmaceutiques. Allié à la cannelle, au clou de girofle et surtout à la vanille pour atténuer son goût trop âcre, il était présenté sous forme de bonbons. Ces pastilles pouvaient employées contre les « flux de ventre » (douleurs digestives) en raison de leurs vertus purgatives et stomachiques. Elles soignaient même les maladies vénériennes, selon le citoyen Martner, établi près de Louvre, qui en fit passer l’annonce dans Le manuel du voyageur à Paris en 1800 à la recherche de clients. Les chocolats médicamenteux étaient nourrissants, et stimulants pour les organes. Ils formaient la classe des « chocolats analeptiques », qui donnaient de l’appétit et de la gaîté, et étaient approuvés par la Faculté de Médecine de Paris. La maison Debauve devenue Debauve et Gallais, un des plus anciens commerce de la capitale, régale toujours les amateurs de chocolat.

Le chocolat s’émancipe des recettes d’apothicaire

En ce début de XIXe siècle, la distinction entre médicaments et douceurs se fit plus floue. La police en vint à examiner la qualité des remèdes proposés par certains apothicaires : Plusieurs d’entre eux travaillent sur des parties qui flattent le goût comme ce qui tient à l’art du confiseur, à la partie de l’office ; les uns fabriquent du chocolat de santé, d’autres des liqueurs. (Tableau de Paris en l’an VIII, Paris, 1800). Ce que comprirent quelques pharmaciens qui firent sortir le chocolat des officines et, devinrent des fabricants de chocolat à part entière. Ainsi en 1809 l’ancien pharmacien Debauve fit passer une publicité dans le Moniteur universel (17 décembre, n° 351) en insistant sur l’avantage qu’offre [son] établissement de réunir en un seul dépôt et à prix modéré, les meilleurs espèces de chocolat connus dans le commerce. (…) Par ce procédé, la nourriture la plus agréable devient en même temps un remède, et remplace à moindre frais des drogues que les médecins ont fréquemment l’occasion de prescrire l’usage. On constate que le discours se base toujours sur les bienfaits médicaux, mais l’achat se fait dans un contexte de biens de confort. De la parapharmacie en quelque sorte avant  que ce terme ne soit employé. Debauve fonda sa réputation sur l’incorporation au cacao de substances médicamenteuses, toniques et « restaurantes » telles que le salep de Perse (extrait de tubercules d’orchidées), mais aussi  le pignon doux, le tapioca des Indes, le cachou du Japon. Le lichens d’Islande et l’ambre gris aux vertus régénératrice, mélangés au chocolat, étaient proposés aux personnes dans un grand état de fatigue.

A la même époque, l’assortiment des épiciers-confiseurs, outre les bonbons, les conserves, s’enrichit de chocolat de santé (inévitables), de chocolat à la vanille, mais aussi du chocolat renommé de Turin. L’enseigne Au fidèle berger, rue des Lombards, la meilleure boutique parisienne du Premier Empire, tenu par la famille Berthelemot, approvisionnait les plus grandes tables. L’habitude de manger du chocolat plus pour le plaisir que pour des raisons de santé commença à se répandre. Sous l’Empire, le chocolat glissa du remède à la douceur.

On connaît l’anecdote célèbre contée par Constant (Mémoires intimes de Napoléon, 1830) : Napoléon offrit un paquet ayant la forme  d’un carré long au maréchal Lefebvre à Dantzig en mai 1807 pour le remercier des services rendus en lui demandant s’il aimait le chocolat. Ce n’est qu’au retour chez lui, que le maréchal, devenu duc de Dantzig, découvrit que le chocolat était une liasse de cent mille écus en billets de banque. Et Constant de conclure Depuis ce magnifique cadeau, l’usage s’établit dans l’armée d’appeler de l’argent, soit en espèces, soit en billets, du chocolat de Dantzig. [5]

Le fournisseur de la Cour

C’est, cependant, le public féminin qui s’empara de cette gourmandise, encouragé par la littérature qui leur était dédiée. Ainsi le Journal des Dames et des Modes qui donnait le bon ton depuis 1797 et dictait les plaisirs et les parures qui distinguaient ses lectrices des autres femmes, s’enticha du chocolat fait pour flatter les palais délicats et restaurer les poitrines délabrées. Le mois de décembre, mois des bals, des robes un peu trop décolletées pour la saison froide, des longues soirées de danse, était tout indiqué pour parler de cette douceur qualifiée par ces termes : Hygiène et gourmandise. Les vertus thérapeutiques venaient en premier et servaient de caution à ce qui ne pas encore être du pur plaisir. Le numéro du 30 décembre 1817 vantait les mérites d’un maître chocolatier, aujourd’hui tombé dans l’oubli, Auger, mais qui était plus célèbre alors que Debauve. Sa carrière fut fulgurante. Il apparut en 1810 dans les Almanachs du commerce à la rubrique Chocolat, comme étant sous la protection d’un brevet d’invention accordé par leurs Majestés impériales et royales. En 1812, Il devint chocolatier ordinaire de la Cour. Après l’Empire, en 1817, les événements politiques le firent passer ancien chocolatier de la cour, mais il gagna les faveurs des Empereurs d’Autriche et de Russie. Comprenant que le chocolat avait tous les atouts pour gagner une plus large clientèle, il réunit en 1817 sa boutique et sa fabrique dans un immeuble proche du marché Saint-Honoré dont une façade donnait sur la renommée rue Neuve des petits-Champs, dans le quartier de la haute société. Avec un grand sens de la publicité, mais hélas pour lui avec beaucoup de démesure aussi, il inventa la boutique-fabrique. Les clients pouvaient y contempler une mécanique colossale, servie par plusieurs chevaux, pour broyer le cacao et les amandes ainsi qu’un énorme fourneau en fonte dans lequel une roue garnie de moules puisait le chocolat liquide. Les produits proposés ensuite étaient originaux, revêtus de feuilles d’or et d’argent, en forme de dé ou de dominos. Le chocolat au lait n’était pas encore inventé, cependant la clientèle particulière des enfants bénéficiait de produits faits pour leur plaire, en forme de jeux de casse-tête. Les adultes se voyaient proposer des jambonneaux et des saucissons, en chocolat bien sûr. Véritable entrepreneur, Auger installa dans un étage une fabrique de cartonnage. Etuis et boîtes étaient en vente pour les chocolats ou tous autres produits. Pour le fournisseur des cours impériales, la chute fut brutale. Il dut céder tous ces actifs et propriétés en 1819, et se contenter d’un poste de simple coopérateur aux travaux de son successeur, Dumont.

Les douceurs sucrées des confiseurs faisant partie des présents échangés lors des Étrennes de la nouvelle année, le chocolat tout naturellement y pris une place qui s’avéra au fil du temps prépondérante. Aidé en cela par des techniques innovantes de broyage des fèves pour la séparation du beurre et du cacao qui permirent la création des grands fabricants dans les années 1820-1840 (Cailler, Suchard, Van Houten, Cadbury ou encore Menier pour ne citer que les plus connus). Le chocolat, plus fin, plus digeste et moins cher, possédait dès lors tous les atouts pour conquérir tous les publics et tous  les  âges.

Chantal Prévot
Mai 2015

Notes

[1]    Egron (Adrien-César), Voyage aux faubourgs Saint-Marcel et Saint-Jacques par deux habitants de la Chaussée d’Antin, Paris, Capelle et Renand, 1806.
[2]    Dufrenoy (Adelaïde-Gillette), La petite ménagère, Tome 2, Paris, A. Eymery, 1816, p. 138.
[3]    Cardelli, Procédés pour préparer le café, le chocolat …, Paris, Roret et Roussel, 1822, p. 6-7.
[4]    Mémoires intimes de Napoléon, par Constant son valet de chambre, Paris, Mercure de France, 1967, p. 170.
[5]    Mémoires intimes de Napoléon, par Constant son valet de chambre, Paris, Ladvocat, 1830, tome troisième, p. 286-289.

Type de recette

sucrée