Désaugiers
Marc-Antoine Désaugiers (1772-1827) était une célébrité parisienne au Premier Empire. Chansonnier à succès, ses airs étaient sur toutes les lèvres. Il écrivit et mit en musique la toute première chanson sur Le tableau de Paris à cinq heures du matin, bien avant que Jacques Lanzmann et Jacques Dutronc ne chantent le dauphin de la place Dauphine. Vaudevilliste de renom, ses pièces de théâtre attiraient les spectateurs et les faisaient revenir car il avait créé des personnes types et récurrents, comme le propriétaire tout puissant qu’il nomma … M. Vautour, nouvelle composante de la dure réalité des locataires parisiens.
Le texte proposé dans cette chronique est censé l’avoir été « sous la dictée de Cadet Buteux », un autre personnage créé par Désaugiers et bien connu du public : « cadet Buteux personnifie le bon peuple avec son allure frondeuse, sa bonne humeur et son gros bon sens. Il est malin, caustique, satirique sans fiel, plein de naturel et d’à-propos, toujours prêt à embrasser une jolie fille et à trinquer à la santé de ses amis » (Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Larousse, 1866-1879)
La vie et les convictions politiques de Désaugiers suivirent les péripéties de son époque. Emigré sous la Révolution, il fut de retour en France dès 1797. Il voyagea dès lors au gré des courants de l’histoire. En 1811 à la naissance de l’Aiglon, il participa avec d’autres chansonniers à l’Hommage [impérial] du Caveau moderne au roi de Rome, puis dès mai 1814, soit un petit mois après l’entrée des alliés à Paris, il fit jouer sur scène Retour des Lys. Autant dire qu’il tient une place de choix dans Le dictionnaire des girouettes (Paris, Eymery, 1815) avec pas moins de cinq pages.
1815, année tourmentée
Napoléon est de retour, l’île d’Elbe ne l’a pas retenu. Désaugiers par des vers de mirlitons traduit le sentiment d’une partie de la population effrayée par ce retournement de l’histoire et craignant plus que tout une nouvelle conscription. Sur l’air pourtant sympathique de A boire, à boire, à boire, le chansonnier plaque ses dures paroles :
« Aux armes ! aux armes ! aux armes !
En France, le sang et les larmes
Depuis dix mois ne coulent plus :
Réparons les moments perdus ».
Désaugiers montre un Napoléon qui joue le jeu libéral et s’appuie sur les masses populaires des faubourgs ouvriers et artisans de Paris.
Mais le refrain résume un fort mouvement de colère et de dérision :
« Vive, vive Napoléon !
Le monarque
R’prend la barque,
Vive, vive Napoléon !
Gare à la conscription !
(…)
Vlà qu’déjà l’Europe est armée
En France la guerre est allumée,
On s’bat, on s’tue // Ah ! quel plaisir !
Quel bonheur ! c’est pour en mourir
Vive, vive Napoléon ! »
La campagne de France en 1814, puis celle de Belgique en 1815 se passent. Et Désaugiers résume ainsi la situation :
« Puisque vous n’avez plus personne
Qui veuill’mourir pour la nation ;
Je r’nonce à la gloire, et j’vous donne
Ma seconde abdication ».
La chanson se termine à l’île d’Aix.
« Où s’en va, lui dit Bertrand,
Vot’majesté suprême ?
– Tâchons d’trouver en courant,
Un pays où l’on m’aime.
– – Si c’n’est qu’dans c’pays qu’il faut
Fixer notre retraite,
J’crains qu’nous arrêtions pas d’sitot …
A moins qu’on n’nous arrête. »
Ce qui fut une chanson du moment en 1815 serait de nos jours un texte joué ou lu par un humoriste politique.
Petite histoire du livre
La brochure se vendait 1 franc et 25 centimes (soit une journée de paye d’un ouvrier) dans ce qui était l’épicentre de la vie parisienne, à la fois populaire, politique et de plaisir : le Palais Royal. De nombreuses libraires étalaient leur devanture dans ses galeries : M. Rosa, dépositaire du livret, tenait boutique dans la galerie vitrée (disparue dans les années 1830) qui jouxtait le théâtre de la Comédie française. C’était une construction en bois, à l’entrée du Palais. Elle devait son nom aux plaques de verre qui surmontait les rangées de boutiques.
La brochure pouvait être lue, moyennant quelques sous, dans un des multiples cabinets de lecture qui proliféraient dans la capitale depuis la Révolution et qui connurent leur heure de gloire sous la Restauration. Il s’agissait de bibliothèques ouvertes au public tenues par des privés (libraires, vieux soldats, veuves …) qui « louaient » les journaux et les livres à la consultation. Comme de nos jours, les formules d’abonnement existaient : au mois ou à l’année. Il était nécessaire d’obtenir une autorisation de la Direction de la Librairie, département du Ministère de l’intérieur, octroyée après enquête sur les moeurs et les opinions politiques pour ouvrir un cabinet plus ou moins bien achalandé selon le niveau d’investissement financier de l’entrepreneur. Parfois, un simple et grand parapluie faisait office de boutique.
La cour du Palais Royal était l’endroit idéal pour ses cabinets de lecture ouverts aux vents : des centaines de passants venaient se promener dans ce lieu sans voiture et pourvu d’arbres bienvenus contre les excès de chaleur ou de pluie ; un lieu où les conversations s’animaient et où les esprits s’amusaient et s’échauffaient vite.
Un pot-pourri musical
Les paroles fournies par ce livret étaient chantées dans les réunions familiales ou amicales, en reprenant les airs de chansons connues de tous. Chaque personne, surtout parisienne, possédait un vaste répertoire de chansons. Elle avait une mémoire plus vive et très bien entraînée tant pour les paroles que pour la musique. Dans le cas présent, ce ne sont pas moins de quarante mélodies différentes qui constituent ce pot-pourri (le chanteur d’un tel florilège devait être très expert).
Parmi ces indictions musicales, on reconnaît un air encore connu car il est devenu une comptine pour enfant, selon un cheminement assez fréquent (cf Il pleut, il pleut bergère de Fabre d’Eglantine qui servit à diffuser la légende noire de Marie-Antoinette à la Révolution). Il s’agit de Bon voyage M. Dumolet, un air entraînant d’une pièce de théâtre qui « fit un carton » signée par … Desaugiers (Le départ pour Saint-Malo, donnée la première fois le 25 juillet 1809 (p. 14)
Est-il besoin de présenter l’air de La Carmagnole (Ah ça ira, ça ira les aristocrates à la lanterne, ah ça ira, ça ira, les aristocrates on les aura … ) qui vient à propos supporter le passage où Désaugiers énumère les métiers du petit peuple de Paris qui prirent une part active dans les journées révolutionnaires et qui retrouvent le nom terrible de sans-culotte ? (p. 25)
La musique militaire n’est pas oubliée. On va lui percer le flanc au rythme de tambour convient au texte qui s’appuie sur les rimes en « an ». Mais le flanc est devenu blanc, comme le sont les membres de la famille impériale, Bonaparte, Lucien, Joseph, Jérôme, au bord du gouffre. (p. 27)
Le refrain est chanté sur l’air de Mesd’moisell’, voulez-vous danser ? Une musique de polka villageoise, qui est également connue pour une version plus grivoise intitulée V’la le bastringue.