Rages des Césars

Ce poème d’Arthur Rimbaud (1854-1891) date de fin septembre 1870. Il s’agit d’un portrait en alexandrins de Napoléon III, après la capitulation de son armée à Sedan le 2 septembre de la même année.
Le sonnet de Rimbaud est comme le marqueur d’une transition, celle de la fin du Second Empire vers une nouvelle ère, célébrée par la liberté de ton de l’auteur. Celui-ci utilise l’actualité de Napoléon III pour affirmer sa présence poétique, dont le style vigoureux, résolument moderne, contraste avec l’apathie* du monarque.

* Pierre Brunel, Rimbaud : projets et réalisations – Éditions Honoré Champion 1983.

Rages de Césars

L’Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
– Et parfois son œil terne a des regards ardents…

Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : « Je vais souffler la Liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La Liberté revit ! Il se sent éreinté !

Il est pris : – Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l’œil mort.

Il repense peut-être au Compère en lunettes…
– Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.

Genèse

« Rages de Césars » est le quinzième et dernier poème du « Premier Cahier de Douai », publié dans un recueil plus vaste, Reliquaire, en 1891. Relayant les caricaturistes de l’époque, Rimbaud campe avec une ironie mordante un Napoléon III diminué, isolé et captif de l’armée prussienne. Pourtant, le jeune poète évite de tremper sa plume dans le vitriol : en mai 1868, il a adressé des vers latins élogieux au Prince impérial Louis-Napoléon (1856-1879), à l’occasion de sa première communion ; de plus, le plébiscite du 8 mai 1870 a octroyé à l’Empereur la confiance du corps électoral pour mener à bien ses réformes. Sa stigmatisation dans l’esprit des Français n’a donc pas débuté avant les premiers revers de l’été 1870, qui annonçaient la défaite éclair du 2 septembre.

Après la débâcle, Rimbaud, journaliste éphémère pour Le Libéral du Nord, cerne dans la personnalité de l’Empereur tous ses aspects antinomiques : le natif de Charleville est très jeune, l’autre vieillit ; il déborde de santé, l’autre est maladif ; il veut changer la vie, l’autre se vautre dans les plaisirs ; il est indigné par la guerre, l’autre la fait sans états d’âme. Qui donc, hormis Napoléon III, pouvait mieux servir les desseins du poète et s’attirer, du moins la curiosité, sinon la sympathie, du cénacle parisien ?

Mais chez Rimbaud, la cible apparaît juste comme une belle opportunité à saisir. Sa rébellion a en fait deux origines profondes, étroitement liées : le conflit harassant avec sa mère (la Mother) et la découverte de la littérature française du XIXe siècle, comme exutoire. En janvier 1870, Arthur fait la connaissance de Georges Izambard, son nouveau professeur de rhétorique, qui le félicite pour la qualité de ses vers et lui conseille la lecture des Misérables de Victor Hugo, provoquant la colère de la mère d’Arthur. Pour le jeune homme, en butte à la tyrannie de sa génitrice qui veut faire de lui un citoyen modèle, c’est la goutte d’eau. Il sera poète, envers et contre tous.

Le 29 août 1870, le prodige de quinze ans fugue vers la capitale, puis dépose un mois plus tard chez Paul Demeny, éditeur de la revue La Librairie artistique, le « Premier Cahier de Douai » incluant « Rages de Césars ». Acte fondateur d’une évasion par les mots et les sens qui en suscitera bien d’autres, tandis que le sort de Napoléon III, « éreinté » (Au sens étymologique : « qui a les reins brisés », par extension « assis ». Rimbaud écrira plus tard un poème intitulé Les Assis, description de créatures repoussantes en voie d’extinction.), est définitivement scellé quelque part en Prusse.

Analyse

La veine de Rimbaud s’inscrit d’abord dans celle des Châtiments (1853), dont le premier poème, « Nox », égratigne méchamment l’Empereur :

Alors il vint, cassé de débauches, l’œil terne,
Furtif, les traits pâlis,
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne
Au soleil d’Austerlitz !

Le titre du poème, explosif, concentre deux pluriels : « Rages », aussi bien celles des vaincus que de sa mère répressive, lui flanquant une rouste mémorable sur le quai de Charleville ; et « Césars », symbolisant tous types d’oppresseurs sans exception, dont, bien évidemment, la Mother.

L’intention du poète est cependant moins politique – fustiger les dérives liées à l’autocratie – que personnelle – cultiver par le verbe le refus d’obéissance à l’autorité familiale. En l’occurrence, le propos sur Napoléon III n’est ni hostile, ni dégradant, mais presque indulgent envers l’épicurien qu’il fut :

– Et parfois son œil terne a des regards ardents…

Dans le premier quatrain, l’expression « L’homme pâle (La pâleur symbolise la mort dans la création rimbaldienne : « Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. » (Le Dormeur du val – octobre 1870).) » désigne le prisonnier au château de Wilhelmshoche, en Prusse, mais aussi le malade en sursis. Que reste-t-il de cet homme sans pouvoir ? se demande le poète. Sous sa plume, pas autre chose que le masque d’un sybarite contemplant l’étendue de ses excès. « Le cigare aux dents », « soûl de ses vingt ans d’orgie », l’homme « en habit noir », c’est-à-dire en civil (après Sedan, il a quitté l’uniforme), vit désormais dans le passé, devient même son propre souvenir, se dissipant avec une élégance surréaliste « comme un fin nuage bleu » dans le dernier tercet.

Mais Rimbaud se montre beaucoup plus nuancé envers l’Empereur que les journaux satiriques de son temps. Comme dans l’univers de Proust, il relève surtout l’anachronisme et le dandysme du personnage, dont la faiblesse suprême fut de traiter la Liberté comme une femme légère, une « bougie » qu’il avait pris l’habitude d’allumer ou d’éteindre à sa guise. De l’« œil terne » (comme chez Hugo) remarqué par son cercle rapproché (Irène de Gengoux, À la Cour de Napoléon III – 1891), à l’« œil mort » décrit par le poète, le Napoléon III de « Rages de Césars » évolue de l’homme de pouvoir au fantôme d’une époque révolue. Dans les « jardins fleuris » des châteaux qu’il a hantés jadis, comme celui de Saint-Cloud (C’est au château de Saint-Cloud, que Napoléon III a déclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870.), symbole du coup d’État du 18 brumaire (10 novembre 1799), il est la proie d’une rêverie stérile avant extinction de l’espèce à laquelle il appartient. Même le souvenir fugace du « Compère en lunettes » (allusion à Émile Ollivier, chef du gouvernement renversé le 9 août 1870 après les premiers fiascos militaires) n’a plus de prise sur lui.

Les termes « Souffler », « Feu », « Nuage », évoquent ainsi la retraite d’un cortège impérial, qui part doucement en fumée. En septembre 1870, le poète est même déjà un peu voyant : le château de Saint-Cloud (Devenu quartier général de l’armée allemande pendant le conflit, le château de Saint-Cloud est bombardé et incendié le 13 octobre 1870 par les canons français postés au fort du Mont-Valérien pendant le siège de Paris (20 septembre 1870 – 28 janvier 1871).) puis le palais des Tuileries (Incendié par les communards durant la Semaine sanglante (21-28 mai 1871).), siège officiel du pouvoir en France, disparaîtront sous les flammes en l’espace de huit mois.

Conclusion

Dans une lettre de juin 1871, toujours obsédé par le feu, Rimbaud supplie Demeny : « […] brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai […] » L’éditeur n’en fera rien, mais se gardera de les révéler au grand public. Jusqu’à l’intervention d’un journaliste (Rodolphe Darzens (1865-1938)) tenace, qui les fera éditer en 1891 – année de la mort du poète. Comme l’exercice du pouvoir chez Napoléon III, la carrière littéraire de Rimbaud fut nimbée de ce parfum étrange et persistant d’aventurier… Une similitude qui valait la peine d’être soulignée ici.

Étienne Crosnier
Septembre 2020

Étienne Crosnier est journaliste, de formation en Lettres modernes. Il est co-auteur avec Pierre Brunel d’un ouvrage sur Maurice Genevoix : Genevoix, de près, à paraître prochainement chez La guêpine Édition.

Extraits

Sur Gallica/Bnf

Lire le poème

Titre :  Reliquaire, poésies / Arthur Rimbaud ; préface de Rodolphe Darzens – Auteur :  Rimbaud, Arthur (1854-1891). Auteur du texte – Éditeur :  (Paris) – Date d’édition :  1891 – Contributeur :  Darzens, Rodolphe (1865-1938). Préfacier

Pour approfondir sur le « Recueil de Douai »