Les lettres interceptées
Lors de l'expédition d'Egypte, les navires anglais et turcs capturèrent des vaisseaux français porteurs du courrier des hommes de l'armée et des savants. La chancellerie anglaise lut bien sûr attentivement ces missives qui donnaient une excellente vision générale et détaillée de l'état de l'armée française en Egypte, de son moral, de ses espoirs et de ses difficultés. Une partie de cette correspondance était d'ordre privé, ce qui pigmentait la lecture, comme par exemple lorsque Bonaparte se plaignait de la « coquetterie » de Joséphine.
Une sélection parmi ces lettres donna naissance à une publication en trois parties, une par an, entre 1798 et 1800[1]. Les documents en français suivis de leur traduction en anglais étaient produits par un imprimeur de Londres (London : printed by J. Wright[2]).
Les lettres publiées relèvent toutes du haut commandement, ou tout du moins d'officiers, en laissant de côté les lettres trop intimes. On y lit les noms du général Bonaparte, bien sûr, de Louis Bonaparte, de l'amiral Brueys, du général Dumas, du commissaire des guerres Colbert, etc.
Ces lettres restent une source de renseignement de premier intérêt sur l'expédition et les hommes qui y ont participé.
Les observations de la chancellerie anglaise
L'impression pour le public français de ces missives conservées à la chancellerie et agrémentées d'observations furieuses et narquoises francophobes, à partir du premier volume publié à Londres, est une affaire suisse, sous couvert d'animosité franco-anglaise. François ou Francis D'Ivernois, citoyen genevois en rupture de France, homme politique et essayiste économique (1757-1842) était lié à la Chancellerie britannique, au point d'effectuer des missions officieuses en Allemagne et en Suède pour le compte de ce gouvernement[3]. Il y gagna d'ailleurs un titre de baronnet avant de retourner dans son pays natal après l'Empire.
On peut supposer qu'il apporta les transcriptions des lettres à son concitoyen genevois libraire-éditeur Pierre-François Fauche (1763-1814). Héritier d'une lignée d'imprimeur, Pierre-François gérait les succursales allemandes de l'entreprise familiale à Hambourg et à Brunswick. Il édita donc pour le marché francophone ces lettres et leurs vifs commentaires en faisant croire que l'éditeur avait son siège à Londres (la page de titre est celle-ci : Correspondance de l'armée française en Egypte, interceptée par l'escadre de Nelson. A Londres [sic], et se trouve à Hambourg et Brunswick, chez PF Fauche et Compagnie, 1798-1799)
Les notes d'Edouard-Thomas Simon pour l'édition française
Une telle offense à la gloire de l'armée française et à son gouvernement ne pouvait rester sans riposte. Et selon une grande tradition éditoriale, une réplique fut imprimée à Paris par Jean-Baptiste Garnery (1764-1843), imprimeur très actif sous la Révolution, avec les notes d'un certain Edouard Thomas Simon (1740-1818), médecin et libraire, littérateur et traducteur, et fervent patriote. Il ajouta donc une introduction à l'introduction anglaise, et surchargea les observations D'Ivernois ce qui rend le parcours de « l'appareil critique » difficile et, disons-le, peu intéressant. Aux qualificatifs de « cruautés », de « rapines », de « pillards » accolés aux soldats et lancés par D'Ivernois, Simon réplique par des « braves guerriers » et se gausse du « rire sardonique des malveillants » et de « la turpitude anglaise ». Bref, cela ne vole pas très haut, et culmine avec l'avertissement du libraire Garnery, ouvrant cette édition, qui est une attaque en règle contre D'Ivernois et un chant à la gloire de la réussite sans pareil de l'expédition d'Egypte. Rappelons que l'ouvrage fut imprimé en 1798, et non en 1800.
[1] Copies of originals letters from the army of general Bonaparte in Egypte …, Part I [archive.org. Lecture le 12/02/2013]
[2] Sur le rôle du libraire-imprimeur Joseph Wright au sein du parti du Premier Ministre Pitt, voir l'article de Peter Hicks dans Napoleonica.La.Revue :
[3] Hicks, Peter, » Le général Robert Wilson, Sir Francis D'Ivernois et les relations anglo-russes autour de la campagne de 1812 « . In : 1812, la campagne de Russie, dirigée par Marie-Pierre Rey et Thierry Lentz, Paris : Perrin, 2012
Un mille-feuille éditorial : l’édition de lettres de l’armée française en Egypte, interceptées par les Anglais
Extraits
A lire également sur le sujet :
Correspondance intime de l'armée d'Egypte, interceptée par la croisière anglaise. Introduction et notes, par Lorédan Larchey. Paris, R. Pincebourde, 1866 (Bibliothèque originale)
Correspondance de l'armée française en Egypte, interceptée par l'escadre de Nelson, publiée à Londres, avec une introduction et des notes de la chancellerie anglaise, traduites en français ; suivies d'observations par E.T. Simon, Avec une carte de la Basse-Egypte, pour l'intelligence de cette Correspondance. A Paris, chez Garnery, libraire, rue Serpente, n° 17, an VII
En ligne dans notre bibliothèque numérique
Bibliothèque Martial Lapeyre : cote H (44) 2.2 colle (Coll. Reserve)