EXTRAITS
« Avant d’entrer en matière, permettez-moi, Messieurs, de bien poser la question qui s’agite, à cette heure, entre M. le préfet de la Seine et la population qu’il régente, impose, endette, triture depuis quinze ans, sans mesure et sans contrôle. Les Parisiens ne disent pas qu’il n’y eût rien à faire dans l’ancien Paris, au moment où M. le préfet a commencé son office destructeur. (…) Nous tenons compte de ce qu’exigeait l’aménagement indispensable d’une grande ville, qui est la tête de ligne de tous les chemins de fer. Nous n’avons garde de dire que tout soit absolument mauvais dans ces innombrables trouées qui, dépeçant obliquement et dans tous les sens la vieille capitale, donnent à la nouvelle l’aspect déplaisant d’un casse-tête chinois. (…)
Nous sentons aussi que c’est peine perdue de regretter l’ancien Paris, le Paris historique et penseur, dont nous recueillons aujourd’hui les derniers soupirs ; le Paris artiste et philosophe, où tant de gens modestes, appliqués aux travaux d’esprit, pouvaient vivre avec 3 000 livres de rente ; où il existait des groupes, des voisinages, des quartiers, des traditions ; où l’expropriation ne troublait pas à tout instant les relations anciennes, les plus chères habitudes ; où l’artisan, qu’un système impitoyable chasse aujourd’hui du centre, habitait côte à côte avec le financier ; où l’esprit était prisé plus haut que la richesse ; où l’étranger, brutal et prodigue, ne donnait pas encore le ton aux théâtres et aux mœurs. Ce vieux Paris, le Paris de Voltaire, de Diderot et de Desmoulins, le Paris de 1830 et de 1848, nous le pleurons de toutes les larmes de nos yeux, en voyant la magnifique et intolérable hôtellerie, la coûteuse cohue, la triomphante vulgarité, le matérialisme épouvantable que nous léguons à nos neveux. Mais, là encore, c’est peut-être la destinée qui s’accomplit. Nos reproches contre l’administration préfectorale sont plus positifs et plus précis. Nous l’accusons d’avoir sacrifié d’étrange façon à l’idée fixe et à l’esprit de système ; nous l’accusons d’avoir immolé l’avenir tout entier à ses caprices et à sa vaine gloire ; nous l’accusons d’avoir englouti, dans des œuvres d’une utilité douteuse ou passagère, le patrimoine des générations futures ; nous l’accusons de nous mener, au triple galop, sur la pente des catastrophes. Nos affaires sont conduites par un dissipateur, et nous plaidons en interdiction. »
Jules Ferry, Les Comptes fantastiques d’Haussmann. Lettre adressée à MM. les membres de la commission du Corps législatif chargés d’examiner le nouveau projet d’emprunt de la ville de Paris, Paris, Le Chevallier, 1868 > à consulter sur Gallica
COMMENTAIRE
Le vieux Paris pour solde de tout compte
En 1868, Jules Ferry, avocat de sentiments républicains, réunit des articles, parus dans le journal Le Temps, en une brochure au titre en forme de calembour, Les Comptes fantastiques d’Haussmann (évocation des contes fantastiques d’Hoffmann, figure du romantisme allemand, peut-être une allusion aux origines d’Haussmann, dont la famille est originaire de Thuringe). L’attaque ne porte que modérément sur les choix architecturaux qui ont conduit à la rénovation de Paris. Certes, l’auteur est hostile aux percées (désignées d’un terme dépréciateur, « trouées »), qui donne à la cité « l’aspect d’un casse-tête chinois ». Il rejoint en cela l’appréciation de nombre de ses contemporains, inquiets du bouleversement des anciens repères. Mais le souci de conservation de « l’ancien Paris », de « la vieille capitale » (sans précision d’époque) est peu évoqué : la destruction est regrettable, mais inévitable afin d’acclimater la ville aux exigences de la modernité, identifiée aux emprises ferroviaires. Si « l’office destructeur » d’Haussmann peut renvoyer à l’apostrophe de Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs, parue en 1832 (« le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement »), le sentiment patrimonial est encore peu présent au milieu du XIXe siècle, alors que le monument à préserver concerne l’édifice historique, et non le tissu urbain hérité du Moyen-Age. D’ailleurs, le « Paris historique et penseur » de Jules Ferry est celui des esprits éclairés, philosophes des Lumières ou révolutionnaires girondins.
Le spectacle des plaisirs insolents : « la fête impériale » en accusation
Dès 1861, Ernest Picard, député du département de la Seine, dénonce des opérations urbaines chassant les plus modestes : « On veut faire de Paris une ville qu’on ne pourra habiter qu’à condition d’avoir 5 000 francs de rente. » Jules Ferry prolonge la critique : les anciennes solidarités ont été déstructurées, au profit d’une « coûteuse cohue ». Si l’expression de « fête impériale » se diffuse au début du XXe siècle, sous la plume Frédéric Loliée, Ferry en énumère déjà tous les poncifs : luxe égoïste, mœurs douteuses, plaisirs insolents proches de l’immoralité où l’étranger riche et vulgaire, tel le Brésilien de La Vie parisienne d’Offenbach, côtoie les demi-mondaines au théâtre et à l’opéra bouffe, s’encanaille dans les bals masqués tout en jouissant du confort des nouveaux palaces, comme l’hôtel du Louvre (« intolérable hôtellerie »). Le tourbillon de plaisirs culmine lors de l’Exposition universelle de 1867, où le palais circulaire de fer et de verre, édifié sur le Champ-de-Mars, accueillit, parmi les onze
Le refoulement des ouvriers ?
Le monde ouvrier n’a pas disparu avec les travaux haussmanniens, mais le prolétariat urbain a dû se déplacer (Ferry évoque « un système impitoyable » qui broie les « plus chères habitudes »). Le cœur battant de la « fête impériale » est d’abord une ville vouée au travail : selon le recensement de 1866, plus de la moitié des Parisiens vivent de l’industrie (textile, bâtiment, métiers d’art) et des transports. L’artisan chassé du centre, évoqué par Ferry, a toutes les chances d’être occupé dans le secteur du vêtement ou de la chaussure (Godillot), dépendant de maisons de confection et des grands magasins (Le Bon Marché, La Belle Jardinière…). Le métissage social caractéristique du Paris de Balzac s’estompe (le quart environ des Parisiens a changé de quartier). Les aménagements prestigieux autour de la plaine Monceau (par l’entreprenariat des frères Pereire), la création de l’Opéra par Charles Garnier accentuent la dissymétrie entre l’Est et l’Ouest, où triomphe l’immeuble haussmannien en pierre de taille, écrin monumental où la vie bourgeoise s’expose à l’envi. Les logements non imposables se concentrent dans les 10e, 11e, 18e-20e arrondissements. Les expériences de cités ouvrières sont des échecs, les travailleurs répugnant à gagner en confort au prix d’un véritable casernement. Pourtant, nombre des communes annexées en 1860 sont industrieuses (cas de Belleville). Ainsi, les contemporains sont en désaccord sur les conséquences sociales des métamorphoses haussmanniennes. Louis Lazare, directeur de la très influente Revue municipale, avoue son hostilité au démantèlement du mur des Fermiers généraux, qui formait une « digue salutaire » protégeant Paris contre « les flots tumultueux et avariés de la province » (Revue municipale, mars 1859). En fait, Jules Ferry, promoteur d’une République modérée, s’avoue le défenseur de l’artisan doté d’un savoir-faire, du « financier » lettré répugnant à la spéculation, du propriétaire se consacrant à des loisirs cultivés (« travaux de l’esprit »). Ces catégories recoupent les « couches nouvelles », convoquées par Gambetta, en 1872, pour consacrer les assises de la IIIe République naissante.
Les transformations haussmanniennes, un coup d’État urbain ?
Plus que le partage social du nouveau Paris, c’est la pratique du pouvoir impérial qui est mise en cause (« nous plaidons en interdiction »). Depuis le sénatus-consulte de décembre 1852, les travaux d’utilité publique sont décidés par décret impérial : derrière ce préfet qui « régente, impose, endette » une population rétive, le procès de Napoléon III se devine, à peine voilé. Le réseau des percées, qui dépèce la capitale au nom d’un « esprit de système » exercé sans contre-pouvoir, refléterait les errances d’un pouvoir despotique. C’est pourquoi l’essentiel des critiques vise les montages financiers. Au moment de cette parution, le Corps législatif doit approuver un emprunt consenti par le Crédit foncier en faveur de la Ville, impuissante à couvrir les subventions consenties en faveur des entreprises concessionnaires, qui avaient réalisé une large partie du troisième réseau. En effet, les travaux de la première décennie avaient été opérés à travers le système de la régie, la Ville, selon la théorie des « dépenses productives », finançait les aménagements par recours à l’emprunt, la revente des lotissements viabilisés étant supposée lui assurer un excédent. Dès 1858, l’espoir de plus-values se volatilise, compte-tenu du renchérissement du coût des expropriations, à cause de la densité de l’habitat du centre et de la fièvre spéculative. Le triplement des revenus de l’octroi, indice de la dynamique commerciale, ne permet pas de couvrir une charge globale évaluée à deux milliard et demi de francs, l’équivalent d’une année du budget de l’État. Pour masquer le recours à l’emprunt, Haussmann a mis en place un système complexe de bons de délégation qui transforment les compagnies concessionnaires en prêteurs occultes. Dans un environnement qui valorise la gestion en « bon père de famille », ces tours d’équilibriste, révélés à partir de 1865, suscitent une indignation dont Ferry est le traducteur (« patrimoine des générations futures »).
César convoqué à la tribune parlementaire
Si Jules Ferry en appelle au jugement de l’opinion, le dénouement de la crise doit passer par l’action des députés, à qui l’opuscule est dédié : la critique des grands travaux offre l’opportunité de défendre l’idéal du débat parlementaire, pondérateur des passions révolutionnaires et rempart contre le pouvoir d’État (à l’opposé de cette autorité exercée « sans mesure »). Les suspicions de Ferry concernent moins les réalisations urbaines, dont il reconnaît la nécessité (« la destinée qui s’accomplit »), que leur processus occulte, révélateur de la nature autocratique de l’Empire (« vaine gloire », « caprices »). La fracture relève de conceptions divergentes de la représentation de la Nation étayée par voie de suffrage : idéaux démocratiques soutenus par la Chambre élue pour Ferry (qui entre en politique l’année suivante en qualité de député de la Seine) ; idéaux démocratiques soutenus par l’empereur défenseur du peuple pour Haussmann, qui juge dans ses Mémoires : « Issu du suffrage universel, pratiqué directement sans limites, l’Empire n’offrait-il pas l’expression la plus complète du vœu du Pays ? » En 1882, un des pères fondateurs républicains, Jules Simon, admet : « Peu nous importe aujourd’hui que les comptes de M. Haussmann aient été fantastiques. (…) Son œuvre était au moins aussi fantastique que ses comptes », tout appelant de ses vœux la poursuite des travaux sous l’égide de la liberté. Tel était l’enjeu du plaidoyer de Ferry : la légalité des opérations publiques et des décisions budgétaires est sanctionnée par la chambre représentative élue au suffrage universel masculin. Derrière le cas pratique des « comptes d’Haussmann », Ferry esquisse son idéal institutionnel, la démocratie parlementaire garantie dans le cadre d’une République, même si le mot est prudemment omis.
Auteur : Juliette Glikman, juin 2019
Docteur en histoire, et chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne, Juliette Glikman enseigne à SciencesPo. Elle a été lauréate des bourses de la Fondation Napoléon en 2000 pour sa thèse Symbolique impériale et représentation de l’histoire sous le Second Empire. Contribution à l’étude des assises du régime (sous la dir. d’Alain Corbin), publiée en 2013 chez Nouveau Monde Éditions – Fondation Napoléon, sous le titre La monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III.
En complément sur napoleon.org :
– Le Paris d’Haussmann : la transformation d’une ville > article, cartes, liens web
Bibliographie :
– Éléments biographiques sur Jules Ferry > à consulter sur le site du Sénat
– Maurice Agulhon, « Jules Ferry », Dictionnaire du second Empire (sous la dir. de Jean Tulard), Paris, Fayard, 1995, p.523.
– Alphonse Dupront, « Jules Ferry opposant à l’Empire. Quelques traits de son idéologie politique », Revue historique, t. 177, 1936, p.352-374 > à lire sur JStor (accès gratuit après création de compte utilisateur)