I. La création d’un système bancaire moderne
La France bénéficia, dès les débuts du Second Empire, de la découverte d’importants gisements d’or en Californie ( 1845) puis en Australie ( 1851 ). Le précieux métal afflua, si bien que l’encaisse-or de la Banque de France fut multipliée par huit entre 1848 et 1870. La multiplication de la monnaie favorisa les échanges et ce d’autant mieux que le pays fut doté d’un système bancaire plus développé que par le passé. Dès février 1852 fut créé le Crédit foncier qui finança, par des prêts à long terme, l’aménagement urbain, public et privé. En novembre naquit le Crédit mobilier de Fould, Morny et des frères Péreire, aidés par les grands banquiers européens. Ils soutinrent les créations d’entreprises, les chemins de fer, les houillères. Le Crédit industriel et commercial vit le jour en 1859, le Crédit lyonnais en 1863, la Société générale en 1864. Bon gré, mal gré, la Banque de France fut obligée de suivre le mouvement et de financer à son tour les chemins de fer. Avec ce système bancaire se développèrent en France des pratiques modernes de crédit. Le chèque fit son apparition. Le cours forcé des billets se généralisa : des coupures de 500 F en 1847, on passa à celles de 50 F (1864) puis de 25 F (1870).
II. L’aménagement du territoire
Le règne de Napoléon III fut aussi marqué par une grande politique publique d’aménagement du territoire. Le chemin de fer fut au cœur de cette évolution. De 3 600 km de voies ferrées en 1850, on passa à 23 300 km en 1870 (soit environ la moitié du réseau actuel). Le maillage de la France fut réalisé en collaboration entre la puissance publique et l’initiative privée grâce à des concessions qui obligeaient leurs titulaires à doubler les lignes rentables, de lignes secondaires. Sous le Second Empire, le nombre de voyageurs transportés par train fut multiplié par quatre et le volume de marchandises par dix. Toujours dans le domaine des transports, la navigation se développa, tant sur mer que sur de nouveaux canaux. Ainsi, la capacité de la marine marchande française, stimulée par l’expansion coloniale et la politique de libre-échange, passa de 734 000 à 960 000 tonneaux. Les compagnies de transport maritime prospérèrent et permirent l’expansion des ports : Le Havre (pour les échanges avec les États-Unis), Marseille (pour le commerce en Méditerranée), Bordeaux et Nantes (vers l’Amérique du Sud).
Qui parle de l’aménagement du territoire sous le Second Empire pense aux travaux de transformation de Paris par le préfet Haussmann. Ils ne purent être entrepris et menés à leur terme qu’avec le soutien personnel de Napoléon III, tant les oppositions furent grandes. Certes, il y avait dans ce colossal projet des arrière-pensées politiques : volonté de repousser la partie la plus remuante du peuple vers les banlieues, création de larges artères favorisant mieux le maintien de l’ordre que les rues étroites et tortueuses du vieux Paris. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. Napoléon III avait été frappé par les aménagements de Londres. Il voulut faire de Paris une capitale européenne moderne, facile à gérer, attirante. On perça des rues, des avenues ; on rasa les quartiers délabrés, on annexa la proche banlieue (Montmartre, Grenelle, Belleville, etc.) ; on créa des squares et des fontaines ; on dégagea les vieux monuments et on en bâtit de nouveaux (Opéra Garnier, Châtelet, Saint-Augustin, achèvement du Louvre, etc.). Mais Paris ne fut pas seule à connaître ce chambardement : Lyon, Marseille et Bordeaux eurent aussi leurs préfets bâtisseurs. Partout ailleurs, on entreprit de rénover les villes, de les doter d’égouts et d’eau potable, de moderniser leur administration. On construisit beaucoup sous le Second Empire. Le volume d’affaires du bâtiment fut multiplié par un peu plus de deux.
Cet aménagement du territoire aurait pu aller encore plus loin sans les résistances locales au changement. On peut citer l’exemple des élus de Nîmes qui refusèrent la création d’un grand canal récupérant les eaux du Rhône pour irriguer toute la région et empêchèrent la mise en place, avec cent ans d’avance, d’une compagnie comme celle du Bas-Rhône-Languedoc (finalement fondée dans les années 1950 par Jean Lamour). Dans le domaine de la distribution d’eau et de l’amélioration de l’hygiène, le Second Empire connut néanmoins de profonds changements qui influèrent sur la santé publique. Commença aussi le développement du système moderne de délégation de service à des opérateurs privés comme la Compagnie générale des Eaux, fondée en 1853 par des investisseurs tels James de Rothschild, Laffite, les frères Péreire, Persigny et Morny.
III. La révolution industrielle
Si, selon les historiens de l’économie, le take-off français se situe aux alentours de 1830, c’est bien sous le Second Empire qu’a pris forme la révolution industrielle. Les progrès furent spectaculaires, dans tous les domaines. La mécanisation progressa. Les progrès techniques furent enfin appliqués à la production car les capitaux ne manquaient pas. L’investissement doubla durant la période et la puissance des machines à vapeur installées fut multipliée par quatre. La consommation de charbon tripla. La production d’acier fut quadruplée et le rythme de progression de celle de la fonte fut à peine inférieur. L’industrie textile ne fut pas en reste et confirma son rôle moteur dans la croissance économique de l’époque. La grande industrie prit son envol, dans tous les secteurs. L’indice de la production industrielle passa de l’indice 51 en 1853 à 78 en 1869 (base 100 : 1890).
IV. Les retards de l’agriculture
L’agriculture ne connut pas le même essor que les autres secteurs d’activité. Elle continua néanmoins à tenir une place capitale dans la société française. Elle représentait entre 50 et 60% de la population active et composait les gros bataillons du bonapartisme. Certes, elle connut des progrès et les techniques nouvelles commencèrent à pénétrer le milieu des ruraux. Mais l’agriculture française, fondée sur la petite propriété et l’assolement triennal, ne pouvait passer en si peu de temps à des méthodes intensives (sauf dans certaines régions du Nord). L’absence de capitaux était un frein aux investissements et au regroupement des petites parcelles. Le rejet du projet de Crédit agricole par le Conseil d’État ne rendit pas service à l’agriculture française et les 100 millions de francs injectés dans le secteur par le Crédit foncier furent insuffisants.
Malgré cela, le Second Empire a à son actif le drainage de certaines régions (Landes, Sologne) et la vivification des échanges grâce aux chemins de fer et canaux. Ainsi, malgré des conditions de départ peu favorables, la production agricole passa de l’indice 64 en 1853 à l’indice 114 en 1869 (base 100 : 1890).
V. La libéralisation des échanges
Le volume des échanges extérieurs de la France fut, selon les différentes études, multiplié par trois ou quatre sous le Second Empire. Napoléon III fut l’acteur principal de ce phénomène. Dès le 25 décembre 1852, il fit adopter un sénatus-consulte permettant au chef de l’État de modifier lui-même les tarifs douaniers. C’était marquer sans attendre son intérêt pour cet aspect et annoncer aux acteurs économiques que la vieille tradition protectionniste du pays allait prendre fin. Le « libre-échange » fut mis à l’ordre du jour même si sa réalisation se fit progressivement. Il s’agissait en réalité de supprimer les prohibitions d’importations et d’abaisser les droits de douane, sans les supprimer complètement. Mais ces avancées s’avérèrent suffisantes pour fouetter le commerce extérieur. La deuxième partie du règne vit la signature des grands traités de libre-échange, à commencer par celui conclu avec l’Angleterre, en janvier 1860. D’autres suivirent à un rythme régulier : Belgique (1861), Prusse et Allemagne du Nord (1862) puis, entre 1864 et 1866, Italie, Suède, Pays-Bas, Espagne, Autriche, Portugal. Sans Napoléon III, rien n’aurait été possible car, une fois encore, les notables et les ruraux — ses soutiens naturels — s’opposèrent aux ambitions du gouvernement. L’Empereur utilisa pleinement son droit constitutionnel de signer les traités de commerce, y compris en les négociant en secret. Pour le traité de libre-échange avec l’Angleterre, on a même pu parler de « coup d’État commercial ».
VI. Napoléon III et la « question sociale »
Des Idées napoléoniennes à Extinction du paupérisme, le prétendant Louis-Napoléon n’avait cessé de proclamer son désir de résoudre la « question sociale », souvent en termes forts qui, dans son esprit, lui permettaient de revendiquer l’étiquette socialiste (« La pauvreté ne sera plus séditieuse, lorsque l’opulence ne sera plus oppressive »). Napoléon III ne parvint pas à tenir les promesses de son jeune temps. Certes, il fut bridé par un entourage issu du parti conservateur qui était composé, en gros, des mêmes personnes qui avaient soutenu la répression de juin 1848 et ne géraient la question sociale qu’en termes de maintien de l’ordre. L’Empereur ne renia pas totalement ses croyances anciennes mais se voulut pragmatique et prudent, là où Louis-Napoléon revendiquait l’idéalisme. Personnellement généreux, il tenta parfois de dépasser la tiédeur de ses proches en finançant des expériences sur la liste civile : achat de terrain et construction de logements sociaux pour les ouvriers dans Paris, financement d’une idée du prince Napoléon-Jérôme de voir des ouvriers français travailler à l’Exposition universelle de Londres, subsides divers attribués à des œuvres charitables et de secours, etc. Mais, pour louables que furent ces interventions, elles gardèrent l’aspect de « bonnes œuvres » et, si elles attestent de la bonne volonté de Napoléon III, elles ne changèrent pas la face sociale du régime.
On doit cependant créditer Napoléon III d’une belle ténacité et d’un désir de convaincre ses ministres et ses conseillers d’état de la nécessité de faire retomber sur le plus grand nombre les fruits de la prospérité. Pour lui, la question sociale ne devait pas seulement se régler de façon mécanique et par « la main invisible du marché ». L’État devait avoir sa place et inciter les élites à prendre en compte les besoins de tous les membres de la société. La grandeur d’âme avait d’ailleurs peu de place dans une telle démarche : la politique la rendait nécessaire, avec la montée du monde ouvrier et ses attaches républicaines, avec le réveil des classes les plus laborieuses revenues du coup de massue de juin 1848. Après la défaite de 1870, prisonnier des Prussiens dans la région de Cassel, Napoléon III déclara à un journaliste anglais : « Cette guerre, comme toute guerre moderne, avancera de dix ans la question sociale qui, dans notre Europe, si vieille et si peuplée, ne peut manquer de prendre une importance extrême. A ce qu’il paraît, Monsieur de Bismarck ne s’en est jamais occupé. Et d’ailleurs, qui donc sur les trônes ou dans les conseils souverains s’est jamais occupé de l’ouvrier ? Moi seul ; et si je revenais au pouvoir, ce serait encore la question qui m’intéresserait le plus. »
Le Second Empire fut de trop courte durée pour modifier l’approche de la question sociale et, surtout, le sort des plus démunis. Le chemin fut néanmoins tracé. L’action personnelle de Napoléon III alla toujours dans le sens de ce progrès nécessaire.
VII. Des avancées sociales insuffisantes
Le sort des ouvriers des villes et agricoles ne changea pas du tout au tout sous Napoléon III, loin s’en faut. Libéral, le régime ne voulait pas intervenir dans les mécanismes économiques et, partant, laissait « à la nature des choses », selon l’expression d’Adam Smith, le soin d’améliorer le sort des citoyens. Le cycle de vingt ans était trop court pour que les conditions de vie soient individuellement modifiées. Elles restèrent donc très dures. Les logements ne s’améliorèrent pas, les horaires de travail restèrent élevés, les salaires ouvriers (+ 9 % sur la période) compensèrent à peine la hausse du coût global des denrées de première nécessité (+ 8 %).
L’État, le plus souvent sous la pression des nécessités, se « contenta » de modifier les cadres législatifs. Les changements furent de taille, marqués parfois de paternalisme, mais souvent fondateurs de nouveaux comportements à l’égard de la classe ouvrière : création d’un service médical à domicile pour les plus pauvres (1853), d’asiles de convalescence pour les ouvriers et les femmes, d’orphelinats (1855-1859), mise en place de formules de prêts aux ouvriers (Mont-de-piété, Société du Prince impérial), abolition de la loi Le Chapelier prohibant les coalitions et instauration d’un droit de grève soumis au seul contrôle du juge (1864), abrogation de l’article 1781 du Code civil stipulant qu’en matière de gages, la parole du patron suffisait (1868), avancées significatives sur la réduction des frais de justice, prêts octroyés aux animateurs et aux sociétés d’aide sociale, encouragements aux créateurs de logements sociaux (comme l’Alsacien Dolfuss). En 1869, Napoléon III se prononça publiquement pour la suppression du livret ouvrier. La guerre de 1870 l’empêcha d’aller plus loin. Le livret fut conservé pendant encore vingt ans par la IIIe République.
Si en matière économique, l’œuvre du troisième Napoléon peut être saluée comme fondatrice de la France moderne, son œuvre sociale fut inachevée, tant par manque de temps que par trop grande révérence aux principes du libéralisme. Quoiqu’il en soit, à la chute de l’Empire, la France ne ressemblait plus beaucoup à ce qu’elle était à la fin de la monarchie de Juillet. L’action du souverain avait permis bon nombre de ces changements radicaux. Mais l’histoire avançait aussi. La montée des républicains, la prise de conscience ouvrière s’opposaient au conservatisme des élites. Finalement, les ouvriers décidèrent de prendre eux-mêmes leur destin en main, afin de forcer le rythme des changements. En 1864, naquit une Association internationale des Travailleurs qui développa ses sections dans toute la France. Le « droit de coalition » fut mis en œuvre à de multiples reprises, les protestations contre les longues journées et les bas salaires devinrent de plus en plus fréquentes. La « classe ouvrière » demandait plus. Les années 1869-1870 furent celles de grandes revendications. La troupe intervint (13 morts à La Ricamarie, 14 à Aubin…). Des responsables de « l’Internationale » furent traduits en justice, preuve de l’ambiguïté des pratiques de l’Empereur. Le mouvement ouvrier se rangea de plus en plus massivement du côté des républicains. Si le régime avait survécu, il aurait été contraint de se réformer autant dans le domaine économique et social que dans celui des institutions.
Auteur : Thierry Lentz, historien et directeur de la Fondation Napoléon, extrait de Napoléon III, Que Sais-Je ?, 1995
► EN COMPLÉMENT
– Lionel Lacoux : L’industrialisation et l’accélération des transformations économiques et sociales en France 1848-1870 > vidéo (10 min. 13) et support de cours (pdf).
– Patrick Kamoun : Napoléon III et la question du logement social > voir le cours