Guerre du Mexique (1) (1862-1867) : les raisons

Auteur(s) : GOUTTMAN Alain
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« Mais qu'est-il allé faire dans cette galère ? »… Lorsque l'on évoque la malheureuse campagne du Mexique, dans laquelle Napoléon III s'est lancé, tête baissée, à la fin de l'année 1862, c'est, le plus souvent, la célèbre question du Bourgeois gentilhomme, s'inquiétant pour son fils, qui vient à l'esprit.
Pourtant, si l'on se replace dans le contexte de l'époque, on constate que l'Empereur des Français ne manquait pas de bonnes raisons pour élaborer et mettre en oeuvre un projet stratégique de grande ampleur qui passerait par l'établissement d'une sorte de protectorat sur ce grand pays d'Amérique centrale plongé, depuis un demi-siècle, dans une anarchie chronique. L'Empereur devait, malheureusement, aborder et traiter cette question avec la même légèreté que la plupart des grandes questions de politique étrangère de son temps. Il la condamnait, de ce fait, à n'aboutir – comme les autres – au mieux, qu'à un demi-succès, au pire, à un échec retentissant, un risque mortel pour un régime fondé, comme le sien, sur la gloire militaire et le prestige d'un nom illustre. Un homme comme lui pouvait-il ignorer que les bonnes intentions ne suffisent pas à faire une bonne politique. Et que, comme chacun le sait, l'enfer en est pavé de bonnes raisons pour s'intéresser de près au Mexique, Louis-Napoléon Bonaparte, devenu en 1852 l'Empereur Napoléon III, n'en avait certes pas manqué.

Plusieurs raisons

Elles étaient de plusieurs sortes : géostratégiques, politiques, économiques, et aussi – peut-être même surtout – doctrinales. Nous dirions sans doute aujourd'hui : idéologiques. Géostratégiques, d'abord. Il apparaissait, en effet, de plus en plus clairement en Europe, et notamment depuis les années 1840, que l'ambition dévorante des États-Unis leur dictait une politique expansionniste dans laquelle l'Europe avait tout à perdre : à l'issue de la guerre que Washington lui avait imposée en 1847, le Mexique – que l'Espagne considérait toujours comme la « perle » de son empire alors qu'il était indépendant depuis 1821 – avait perdu les deux tiers de son territoire, que les États-Unis s'étaient appropriés sans aucun scrupule ; les îles des Antilles, qui appartenaient aux pays européens – France, Angleterre, Espagne – et étaient considérées par eux comme autant de positions stratégiques, tant sur le plan commercial que militaire, faisaient l'objet de visées ouvertement annexionnistes de la part des États-Unis. Cuba, l'espagnole, était la première menacée. Or, les Européens tenaient d'autant plus à ces escales lointaines qu'elles pourraient se trouver au débouché du canal transocéanique reliant le Pacifique à l'Atlantique, dont le projet était alors dans toutes les têtes, et qui devait bien finir par être construit. Et ils étaient décidés à tout faire pour éviter que le canal en question ne fût construit par les États-Unis, lesquels prendraient alors sur la vieille Europe un avantage commercial décisif. Dans l'esprit de Napoléon III, dès le début des années 50, c'était même un véritable barrage qu'il fallait établir devant le déferlement des États-Unis vers le Sud. Pourquoi pas sous la forme d'un État-tampon. Le Mexique remplirait d'autant mieux ce rôle qu'on le voyait catholique, de culture européenne et de tradition, au fond, monarchiste – du moins le pensait-on –, la république n'ayant jamais brillé que par son incurie.

Politiquement, il se trouvait qu'une question déjà ancienne agitait les chancelleries des « puissances maritimes », formule par laquelle on désignait alors la France, l'Angleterre et l'Espagne : c'était celle des dettes accumulées depuis de longues années par le gouvernement républicain du Mexique. À diverses reprises, dans les années 1840 et 1850, Paris, Londres et Madrid avaient envoyé leurs flottes devant la Vera-Cruz, avec pour mission de bombarder ses fortifications et de débarquer quelques compagnies chargées d'enlever manu militari la caisse des douanes, voire à percevoir elles-mêmes directement leurs revenus jusqu'à épuisement de la dette du moment. Il est vrai que, régulièrement déchirée par la guerre civile et dépourvue de toute administration digne de ce nom, la république mexicaine excellait dans l'art de signer des accords qu'elle ne respectait jamais. Pendant l'été 1861, alors que les puissances maritimes, agissant de concert – mais seulement diplomatiquement – croyaient avoir trouvé avec Mexico un terrain d'entente, le président Benito Juarez déclara unilatéralement que le remboursement des dettes étrangères attendrait des jours meilleurs. C'en était trop : Paris, Londres et Madrid décidèrent qu'elles devaient intervenir et se faire rembourser leur dû, au besoin sous la menace du canon.

D'un point de vue économique, c'était surtout l'Empereur des Français qui se laissait alors séduire par les richesses que l'on prêtait – sans avoir jamais vraiment étudié la question – au pays des Aztèques et de Hernan Cortez : des mines d'or, de fabuleux gisements d'argent, des territoires immenses et fertiles, propices à la culture comme à l'élevage ; et bien d'autres richesses encore, dont l'existence n'était pourtant guère attestée que par de vagues récits de voyageurs ou par les romans à la mode qui, dans les années 1840 et 1850, passionnaient alors le public français en mettant en scène d'héroïques vaqueros arrachant leurs bien-aimées des griffes de méchants peaux-rouges. Né, dans les années 1830, des romans de Feminore Cooper, précurseur, dans l'imaginaire du public et dans les librairies, du cow-boy américain, le vaquero mexicain contribuait à forger un véritable mythe, qui ne fut pas sans influence sur la décision impériale de se lancer dans son entreprise la plus regrettable.

Mais, surtout, l'époque était alors au saint-simonisme, dont l'Empereur était, depuis longtemps, un adepte fervent. Rien d'étonnant à cela : élaborée dans les années 1820 par le comte de Saint-Simon et répandue à travers le monde par l'activisme de son principal disciple, dit « le Père Enfantin », cette doctrine, tout à la fois économique et humaniste,  était un véritable hymne au développement grâce au progrès des machines, des moyens de transports et des échanges. Grâce, également, à l'organisation rationnelle du travail et à l'exploitation des terres laissées à l'abandon, qu'il s'agît du sol ou du sous-sol.

Ce développement devait être également celui des hommes, qui s'élèveraient du même coup au-dessus de leurs conditions et y gagneraient en dignité autant qu'en niveau de vie. Il serait rendu possible par les nouveaux moyens de financement imaginés par des banquiers en pointe du mouvement et grâce à l'intervention des sociétés par actions, qui se multipliaient alors et s'étendaient partout dans le monde. Progrès, développement économique, philanthropie, outil d'expansion géographique et d'élargissement des zones d'influence, le saint-simonisme correspondait point par point aux dispositions d'esprit de l'Empereur des Français, au point qu'on a souvent qualifié celui-ci de « saint-simonien couronné ».

Dans cette optique, quel merveilleux champ d'action offrirait ce Mexique à peine peuplé, arriéré, dépourvu de toute infrastructure sérieuse et en pleine anarchie depuis une quarantaine d'années ! D'autant plus que, dans l'hypothèse où il interviendrait dans ce pays, l'Empereur  pensait qu'on ne saurait lui reprocher une tentation colonialiste vulgaire : car non seulement, bien sûr, le développement du Mexique profiterait d'abord aux Mexicains, mais il y avait plus: la France était invitée – par des Mexicains ! – à se lancer dans l'entreprise, elle y était appelée, et d'une manière de plus en plus solennelle. Au point que l'on verrait, pendant l'été 1858, un président de la République mexicaine nommé Zuloaga, solliciter des autorités françaises l'envoi d'un général français à la tête de 10 000 soldats, qui s'installerait à Mexico et y règnerait en dictateur, mettant ainsi, disait-il, « tout le monde au pas, y compris moi » !

Des exilés actifs

Plus sérieusement, les événements du Mexique depuis son indépendance avaient abouti à l'exil – volontaire ou forcé – de nombreux monarchistes, dont certains s'étaient installés en France et se mirent à briller tout à coup, dès les années 1852-1853, par leur activisme. À les entendre, le peuple mexicain était las de la république. Il aspirait au retour de la monarchie. Et il était du devoir de la grande puissance catholique qu'était la France d'entrer en campagne pour cette noble cause, de chasser Juarez du pouvoir et d'ériger un trône sur lequel elle installerait un prince européen de son choix.
 
En France, ce petit comité – essentiellement composé d'un vieux gentilhomme nommé José Gutierrez de Estrada et d'un secrétaire de l'ambassade du Mexique en Espagne, José Manuel Hidalgo y Esnaurrizar – ourdit une sorte de conspiration destinée à circonvenir les principales personnalités du régime impérial en faveur d'une résurrection de la monarchie au Mexique. On ne leur tendit que peu d'oreilles favorables : quelle idée bizarre que de battre l'estrade à propos de ce pays lointain, pittoresque, certes, mais si éloigné des préoccupations des Français ! Auprès de l'Empereur, ils échouèrent également dans leurs tentatives, car celui-ci, dans les années 1858 et 1859, était alors essentiellement investi dans le délicat dossier italien. Leur première grande réussite, ils l'enregistrèrent auprès de l'impératrice, dont Hidalgo se trouvait être un ancien ami de jeunesse, et auprès de laquelle il parvint à s'infiltrer, en 1861, jusqu'à mettre rapidement en place autour d'elle une véritable coterie interventionniste. Par l'intermédiaire d'Eugénie, et d'une façon toute naturelle, ils approchèrent à nouveau l'Empereur. Et, la pensée de celui-ci s'étant – assez vaguement, il est vrai – précisée dans un sens qui leur était favorable, ils finirent par lui forcer la main, sinon à emporter nettement sa décision.
 
Des contacts avaient déjà été pris, par Gutierrez de Estrada, en 1859, avec l'archiduc d'Autriche Ferdinand-Maximilien de Habsbourg, frère cadet de l'empereur François-Joseph. Le vieux gentilhomme lui avait offert le trône du Mexique, avec d'autant plus d'assurance qu'il n'était mandaté par personne, que le trône en question n'existait pas, et que, n'ayant pas remis les pieds au Mexique depuis de nombreuses années, il était bien incapable d'apprécier l'évolution de sa société.
 
Les choses évoluèrent sérieusement lorsque, à l'automne 1861, Napoléon III leur apporta plus que sa caution : son appui diplomatique. Même si ses propres objectifs, dans le cadre du Mexique, demeuraient particulièrement flous. Un événement déterminant venait en effet de se produire : le 17 juillet précédent, alors que les puissances maritimes, agissant de concert – mais sur un plan strictement diplomatique – croyaient avoir enfin trouvé avec Mexico un terrain d'entente, le président Benito Juarez avait donc ajourné le remboursement des dettes étrangères. L'Angleterre, l'Espagne et la France se lièrent – en apparence – le 9 octobre 1862, dans un document appelé « Convention de Londres », qui  aurait pu prétendre au titre de chef-d'oeuvre d'hypocrisie diplomatique.  Marié depuis 1857 avec Charlotte de Belgique, fille de Léopold Ier, roi des Belges, l'archi- duc Ferdinand-Maximilien de Habsbourg se morfondait alors dans son château de Miramar, non loin de Trieste. S'il était fortement tenté – et son épouse davantage encore – par la perspective de jouer un grand rôle et de prouver, à son frère aîné François-Joseph et à son peuple, qu'il était digne de ses ancêtres, Maximilien n'en hésitait pas moins. Une fois sur le trône, sur quel appui militaire, financier, politique pourrait-il compter ? Quelle garantie diplomatique les puissances maritimes pourraient-elles lui donner ? Et que deviendraient, dans cette perspective, ses droits à la couronne d'Autriche-Hongrie ?
 
Il y avait, décidément, beaucoup de questions à résoudre, alors que, par nature, Maximilien était un hésitant, un velléitaire et un rêveur, plus doué pour écrire des poèmes d'un romantisme échevelé que pour chausser les bottes d'un nouvel Hernan Cortez. Pourtant, tout au long de ces années 1859, 1860 et, surtout 1861, les événements se précipitaient et exigeaient que des décisions fussent prises.

La prise de décision

Le 19 octobre 1861, Napoléon III adressa à son ambassadeur en Angleterre, le comte de Flahaut – père naturel du duc de Morny  – une lettre qui révélait le fond de sa pensée. En l'autorisant à en faire parvenir une copie au ministre autrichien des Affaires étrangères, le comte de Rechberg, l'Empereur officialisait, en quelque sorte, les contacts déjà noués par Gutierrez avec Maximilien et la conversation qu'il venait lui-même d'avoir avec l'émigré mexicain.
 
On sortait là du cercle étroit et dérisoire des intrigues d'exilés. Désormais, ce sont les gouvernements qui allaient traiter directement entre eux.
 
Ni l'Espagne ni l'Angleterre n'avaient été officiellement informées des arrière-pensées françaises, ce qui ne les empêchait pas d'être naturellement au courant. On n'en décida pas moins de monter une expédition commune en direction de la Vera-Cruz, dont l'objectif officiel était de faire pression sur Mexico pour obtenir, enfin, le règlement des ces fameuses dettes qui avaient fini par devenir, chez les trois puissances maritimes, une affaire d'honneur national bafoué. Mais que d'arrière-pensées chez les uns et les autres ! En réalité, on n'était pas d'accord sur les moyens à mettre en oeuvre et l'on savait que l'un des trois alliés, au moins, nourrissait d'autres ambitions que celle de récupérer le montant de ses créances. Quelles ambitions ? Le flou, sur ce point, régnait toujours, y compris, malheureusement, dans l'esprit de celui qui était censé les nourrir : l'Empereur lui-même. La première conséquence serait qu'il ne donnerait à ses chefs politiques et militaires que des ordres vagues, voire contradictoires, ce qui ne manquerait pas de provoquer entre eux une mésentente pour le moins préjudiciable à la bonne conduite des opérations. Chacun allait vouloir, en effet, imaginer et interpréter à sa façon les voeux secrets du souverain, voire même, par pur esprit de courtisanerie, les devancer.
 
Si l'on songe, par ailleurs, qu'une lettre mettait environ quatre semaines pour faire le trajet entre Paris et la Vera-Cruz, et qu'il en fallait tout autant pour la réponse, on comprend que le désordre n'ait pas tardé à s'installer dans l'esprit des exécutants, pratiquement livrés à eux-mêmes sur le terrain. On avait déjà vu ça en Crimée, du moins jusqu'à l'arrivée du télégraphe jusqu'à Constantinople. On l'avait également vu en Italie, où les généraux français, en l'absence d'instructions stratégiques ou tactiques précises et coordonnées, eurent à combattre, trop souvent, chacun pour soi, en terrain inconnu.
 
Et on le verrait encore – pour la ruine de l'Empire, cette fois – en 1870.

Encadré : La « guerre des gâteaux »

En 1837, le problème de la dette mexicaine avait inspiré à Louis-Philippe une réaction comparable à celles des alliés de 1861. Mexico devait alors à Paris 3 millions de francs, empruntés auprès d'institutions monétaires françaises. Par ailleurs, dans un pays déjà en pleine anarchie, des résidents français se trouvaient régulièrement spoliés, le plus célèbre étant un pâtisser français, fournisseur de la Présidence, auquel l'administration devait 150 000 francs. Dès lors, pour les Mexicains, la guerre franco-mexicaine porterait le nom de guerra de los pasteles ou « guerre des gâteaux ». Elle débuta en 1837 par une démonstration navale conduite par le contre-amiral Botherel de Labretonnière, qui demeura sans effet. Une division navale forte de 6 navires arriva sur les lieux en mars 1838, aux ordres du capitaine de vaisseau Bazoche qui, tombé malade, laissa la place au contre-amiral Baudin, arrivé en renfort. À la tête de 22 bâtiments, et après avoir constaté le peu d'effet du blocus mis en place en avril, Baudin décida d'user de la force. Après un bombardement dans les règles de l'art, il s'empara, le 28 novembre, de la principale défense de la Vera-Cruz, le fort de San Juan de Uloa, avec son millier de combattants et ses 200 canons. Le 30 novembre, le président du Mexique, Bustamante, déclarait la guerre à la France. Le 5 décembre, un débarquement hardi rendit les Français maîtres de la ville mais échoua dans son principal objectif qui était de capturer le général Santa Ana. Des négociations s'ouvrirent alors entre les Mexicains et les Français, repliés sur le fort de San Juan d'Uloa. Elles aboutirent à un traité de paix, signé le 10 mars 1839 sur un navire britannique, aux termes duquel le Mexique s'engageait à payer les 3 millions de francs (600 000 pesos) que la France réclamait. En décembre de cette année-là, la somme avait été intégralement réglée.

Cet article est publié avec l'aimable autorisation de Napoléon III. Le magazine du Second d'Empire et de l'auteur.

 
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Cet article fait partie du dossier thématique sur la Campagne du Mexique (1861-1867).

Titre de revue :
Napoléon III. Le magazine du Second Empire
Numéro de la revue :
9
Numéro de page :
6-11
Mois de publication :
Janv.-Fév.-Mars
Année de publication :
2011
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