"Bonaparte : un despote éclairé ?" Quelques bonne feuilles du ‘Bonaparte’ de Patrice Gueniffey (Gallimard, 2013)

Auteur(s) : GUENIFFEY Patrice
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Extraits de Bonaparte (1769-1802)première partie de la biographie en deux tomes de Napoléon par Patrice Gueniffey, qui évoque son travail sur napoleon.org

Du pouvoir, Bonaparte aimait moins la jouissance que l’exercice. Par ce seul fait, ceux qui travaillaient auprès de lui perdaient, sinon de leur importance, en tout cas de leur lustre. Ses ministres étaient vis-à-vis de lui dans la position où les commis des ministères se trouvaient vis-à-vis d’eux. Les considérant comme de simples serviteurs, bien qu’il n’acceptât pas que d’autres les traitassent comme quantité négligeable, il ne les recevait qu’en cas de nécessité. Talleyrand faisait seul exception, qui avait obtenu de travailler chaque jour ou presque en tête à tête avec le Premier Consul. Quant aux autres, il leur écrivait, et plus tard il reconnaîtra avoir abusé de ce système.
Il n’y avait pas à proprement parler de conseil des ministres. D’abord parce que les ministres, conformément aux principes en vigueur depuis 1789, ne formaient pas un conseil qui eût possédé une existence collective et dont la responsabilité eût pu être engagée, ensuite parce que les réunions du mercredi après-midi, devenues régulières sous l’Empire, ne l’étaient pas encore sous le Consulat. Bonaparte préférait travailler en tête-à-tête avec ses ministres, ou dans le cadre de conseils d’administration qui portaient sur un dossier ou un domaine spécifiques et réunissaient, aux côtés du Premier consul, le ministre compétent, ses principaux collaborateurs et, éventuellement, des techniciens, ingénieurs des ponts-et-chaussées ou spécialistes des constructions navales. Chaque ministre venait avec ses dossiers, les présentait, répondait à d’éventuelles questions, puis remettait ses papiers au secrétaire d’État. Jamais la décision du Premier Consul ne lui était notifiée sur-le-champ : comme dit le baron Fain, Bonaparte « ne s’était pas mis dans la sujétion de signer en conseil ». Il prenait sa décision plus tard, et hors la présence du ministre concerné, qui l’apprenait par Maret.
Ce système était aux antipodes de celui mis en place au début de la Révolution où toute décision était, à tous les échelons, le produit d’une délibération non seulement imposée par le principe de la souveraineté collective, mais dont on attendait qu’elle conduisît à l’adoption de décisions plus justes, plus éclairées et reposant sur un consensus plus large que si elles avaient été dictées d’en haut. À tous les échelons, des municipalités jusqu’à l’assemblée nationale, la délibération collective était la source même des décisions dont l’application était ensuite confiée à des magistrats, du roi au maire, étroitement surveillés. Avec l’accession de Bonaparte au pouvoir, c’est un système tout différent qui vit le jour. Au rebours des principes révolutionnaire, loin de séparer la délibération de l’exécution, il les confia aux mêmes mains. Non seulement le gouvernement était autorisé à participer à la formation des lois, mais il en possédait même l’initiative, puisqu’on considérait désormais qu’étant chargé de les appliquer, nul ne pouvait connaître mieux que lui les réalités et les besoins du pays.
Si la doctrine révolutionnaire avait séparé délibération et exécution, c’était pour faire obstacle au « despotisme ministériel », comme on disait en 1789, en faisant du gouvernement un simple exécutant au service des volontés du pays ; si les révolutionnaires avaient privilégié la délibération collective entre les représentants des citoyens, ce n’était pas seulement pour rester fidèles au principe de la souveraineté populaire : c’est aussi parce que l’État royal avait souffert de l’absence d’assemblées représentatives qui lui auraient permis de mieux connaître les réalités de la France d’alors et, aussi, de trouver dans ces collèges le soutien dont il avait besoin pour vaincre les résistances aux réformes. Tous les ministres qui s’étaient succédé depuis les années 1750 en avaient formé le projet, et en l’absence de véritables assemblées représentatives que l’on pût opposer à l’oligarchie des assemblées corporatives et des parlements, les philosophes présentaient l’existence d’une presse libre comme un autre moyen d’informer le gouvernement, et l’opinion, sur les réformes nécessaires. Mais Bonaparte ne voulait ni assemblées ni presse libre. Quant à cette dernière, sa religion était faite de longue date. Il avait pu observer combien la presse s’était livrée pendant la Révolution à une surenchère qui n’avait pas compté pour rien dans la montée de la violence. « Si je lui lâche la bride, disait-il, je ne resterai pas trois mois au pouvoir. »
[…] Comme Bonaparte ne pouvait tirer aucune information utile des journaux, et pas davantage des assemblées créées par la Constitution de l’an VIII, dont la fonction était surtout d’offrir une rente aux retraités de la Révolution, il était bien forcé de s’en remettre à ses ministres, aux conseillers d’État, à tous ceux avec qui il s’entretenait et même à ces « amis qui, moyennant mille francs par mois, avaient la mission de lui écrire avec franchise sur tout ce qui se faisait, sur ce qu’on en disait, et sur ce qu’ils en pensaient eux-mêmes ». Mme de Genlis, Montlosier, Barère, Desrenaudes, Fiévée et quelques autres palliaient ainsi, mais bien imparfaitement, l’absence de véritables assemblées représentatives.
Ainsi, travail avec les ministres, entretiens avec les Consuls, conseils des ministres et d’administration n’avaient qu’une fonction : informer le Premier Consul afin de lui permettre de prendre sa décision, sans qu’aucune de ces instances n’y contribuât formellement. Quel que fût leur titre, ses collaborateurs avaient tous le caractère de techniciens chargés de constituer ou d’enrichir par leurs connaissances des dossiers suffisamment complets pour que le Premier Consul pût ensuite décider souverainement.
Cela ne signifie pas, bien sûr, que Bonaparte fût à l’origine de tous les textes de lois qui furent alors adoptés. La plupart de ces réformes étaient « dans l’air, dans l’ambiance des événements et des idées », et chacune d’entre elles pourrait être baptisée du nom de celui, ou de ceux, qui la conçurent et la pilotèrent : Gaudin pour celle des finances, Roederer et Chaptal pour celle de l’administration locale dont Sieyès avait le premier tracé les grandes lignes, Abrial, Boulay de la Meurthe et sans doute Cambacérès pour celle de la justice, tandis que la Banque de France prenait la suite de la Caisse des comptes courants fondée en 1796 par des banquiers dont plusieurs coopérèrent au projet du nouvel établissement. Albert Vandal, qui se laisse souvent emporter par l’enthousiasme dès qu’il est question de son héros, dit justement du Premier consul que s’il ne fut pas le démiurge de la légende, il fut « l’extracteur de solutions, le grand réalisateur », grâce à la capacité qui était la sienne de saisir « l’air du temps », de comprendre les besoins du moment et de donner une forme concrète à ce qui n’était souvent qu’aspirations confuses ou mal formulées. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’observation faite un jour par Roederer : « Le Premier Consul n’a eu besoin que de ministres qui l’entendissent, jamais de ministres qui le suppléassent. » Ce n’était pas seulement vrai des ministres, mais tout aussi bien du Conseil d’État où Bonaparte s’accommoda longtemps d’une liberté d’expression peu tolérée ailleurs. Mais, s’il laissait la bride sur le cou des conseillers, c’est précisément parce que le Conseil d’État était un conseil du gouvernement, son auxiliaire, et non un conseil de gouvernement qui eût possédé un pouvoir propre d’initiative et de décision. Même s’il avait assez confiance dans cette assemblée de techniciens pour la consulter presque systématiquement sur les projets de loi et sur de nombreuses autres questions, certaines très politiques, elle ne prenait aucune décision et même n’examinait aucune affaire sans y avoir été invitée.
Thibaudeau, qui y siégeait, le dit à sa façon lorsque, ayant rappelé que le Premier Consul laissait les conseillers le contredire, il observe que la situation était toute différente lorsque Bonaparte avait arrêté sa décision : « Une fois qu’il avait dit en public : Telle chose est ainsi, il était inutile de le contredire ; il ne cédait ni aux chiffres, ni à l’évidence. » Cet arrêt, il l’avait mûri sans le concours de personne, et s’il arrivait qu’il fût conforme à l’opinion de la majorité, certainement il n’en était pas le produit.
Conseillers d’État, consuls, ministres, secrétaires ou généraux, tous étaient comme ces « livrets » où « chaque case de sa mémoire avait son supplément » — il y en avait pour la guerre, la marine, les subsistances, les finances, les ponts et chaussées — : des instruments nécessaires à l’exercice du pouvoir et dont il s’efforçait de tirer le meilleur.
On n’insiste pas suffisamment sur l’énorme quantité de travail qu’il fournissait pour rester à chaque instant informé de l’ensemble des dossiers dont il avait à s’occuper. Sa tête bien organisée — où « les divers objets et les diverses affaires de trouvaient casés comme ils eussent pu l’être dans une armoire » — l’y aidait sans doute. Capable de se concentrer pendant plusieurs heures sans un seul instant de distraction, il l’était également de passer sans transition d’une question à une autre sans que celle qu’il venait de quitter exerçât la moindre influence sur celle à laquelle il se consacrait maintenant : « Quand je veux interrompre une affaire, disait-il, je ferme son tiroir, et j’ouvre celui d’une autre. […] Veux-je dormir, je ferme tous les tiroirs, et me voilà au sommeil. »
L’exercice souverain qu’il faisait du pouvoir lui faisait une obligation de tout savoir ; mais ce n’était pas là l’unique raison de cette débauche de travail qui le laissait rivé à son bureau près de dix-huit heures par jour. Le soin avec lequel il tenait à jour ses livrets ne tenait pas seulement à la volonté de toujours connaître le dernier état de la situation dans chaque domaine, mais d’en savoir toujours au moins autant, et de préférence plus, que ses collaborateurs. Sa connaissance des dossiers n’était pas l’élément le moins important du pouvoir qu’il exerçait.
C’est à ce prix qu’il pouvait écarter toute espèce de délibération qui eût immanquablement rappelé la Révolution et même les interminables discussions des conseils royaux. Peut-on parler ici d’un système de gouvernement ? Il faudrait d’abord le rapporter à la détestation du parlementarisme et des assemblées, avec leurs morceaux d’éloquence et leurs lenteurs, détestation qui explique, notamment, l’invincible répugnance que le Tribunat lui inspirait. Lui qui ne pouvait imaginer qu’un grand peuple ne fût pas entraîné par un chef en état de perpétuelle « illumination » ne pouvait assurément voir d’un bon oeil un régime parlementaire qui privilégiait la délibération parce qu’il ne mettait rien au-dessus d’une saine lenteur et d’une sage modération.
Mais l’éducation militaire de Bonaparte n’a pas moins contribué, et de façon décisive, à forger sa conception de l’exercice du pouvoir. C’est en effet là qu’il faut chercher l’importance qu’il accordait à la réunion d’une information sûre et aussi complète que possible comme préalable à la décision qui, tombant ensuite telle un couperet, ne pouvait plus être discutée par personne. C’est là qu’il faut chercher la raison de l’attention qu’il prêtait autant aux grandes questions qu’aux détails les plus infimes. Cette surveillance maniaque participait sûrement d’un désir de tout maîtriser, de même que la répugnance à se reposer sur ses subordonnés était un moyen de leur refuser la moindre indépendance. C’était la manifestation d’un tempérament despotique. Mais Bonaparte avait également la conviction que tout a son importance et que ce ne n’est pas déchoir, bien au contraire, que d’accorder une égale attention à la conception et à l’exécution. S’il avait, comme dit Mollien, « la patience des détails », c’est parce qu’il savait que la guerre est une affaire sérieuse où la réalisation des objectifs stratégiques dépend de l’emploi judicieux de ressources qu’il convient de connaître avec exactitude à chaque instant, par souci d’efficacité bien sûr, mais également parce que la guerre ignore le droit à l’erreur. Ici, la sanction est immédiate, potentiellement mortelle, et la responsabilité en retombe sur celui qui, en vertu même du principe hiérarchique, subit le poids de la défaite comme il recueille le bénéfice de la victoire. Bref, tout le contraire de la politique : là, les conséquences d’une mauvaise appréciation des circonstances sont souvent différées, rarement irréversibles et, la décision étant la plupart du temps le fait de plusieurs, la responsabilité est diluée dans la même proportion. Lorsque la sanction est immédiate et potentiellement irréversible, tout devient important : le facteur le plus infime engage l’avenir. Il gouvernait comme il faisait la guerre. C’est la raison pour laquelle il pensait qu’il lui fallait aller au fond de chaque dossier avant de trancher.
Un mot vient inévitablement à l’esprit quand on évoque les méthodes de travail de Bonaparte : celui de despotisme éclairé, et nombreux sont les historiens qui ont vu dans le régime fondé en 1800 l’ultime incarnation du système politique dont les philosophes s’étaient entichés au XVIIIe siècle. Ne s’étaient-ils pas enthousiasmés pour Frédéric II, pour Catherine II et même, comme Roederer, pour le système impérial chinois, voyant dans l’alliance de l’autorité politique et de la raison philosophique la formule la plus favorable au progrès et à l’accomplissement de réformes qui, pour être bonnes en elles-mêmes et nécessaires, ne recueillaient pas forcément l’assentiment de la majorité ? Plus encore que Pierre le Grand, plus que le Grand Frédéric, Bonaparte figure le despote éclairé, le « souverain qui s’instruit et s’informe sur toutes les parties de sa tâche, qui emploie et consulte des hommes compétents, qui enfin réfléchit avant de décider ». En France en 1800 comme en Prusse vers 1740 ou dans l’Autriche de Joseph II, il s’agissait de libérer la volonté politique au service de réformes qui, au lieu d’être réalisées par le peuple le seraient par en haut, avec des chances de succès plus certaines et à un moindre coût.
Le Consulat marquait-il le retour à une formule qui avait eu son heure de gloire un demi-siècle plus tôt ? Même en laissant de côté la question de la nature du régime consulaire — républicaine —, et en dépit de la forme évidemment monarchique du pouvoir de Bonaparte, ce n’est pas l’ancienne monarchie que ressuscitait le Consulat. Il est vrai que Bonaparte filait volontiers la comparaison en se présentant comme une sorte de lointain successeur de Louis XIV appelé à rétablir quelques vérités éternelles sur la politique, maintenant que le règne des rêveries révolutionnaires était passé.
Mais, si Bonaparte veillait si jalousement à s’assurer le monopole de la décision, ce n’était pas, ou pas seulement, parce que son tempérament l’incitait à vouloir tout faire et tout contrôler ; c’est aussi que la monarchie avait, sinon péri, du moins terriblement souffert de l’anarchie qui régnait à son sommet. La monarchie absolue, qui n’avait en théorie qu’une tête, en avait en réalité plusieurs. Selon le tempérament du roi, enclin ou non à s’occuper lui-même des affaires, les ministres possédaient plus ou moins de pouvoir, et comme ils ne pouvaient être partout la réalité du pouvoir descendait, par degrés, jusque dans les mains de leurs premiers commis qui furent dans bien des cas, au XVIIIe siècle, les véritables chefs de l’État, tandis que le conseil du Roi retenait de son côté une partie de la puissance pour en faire un usage qui n’était soumis à aucun véritable contrôle.
C’est, du reste, la raison pour laquelle Bonaparte veillait à doubler l’action des ministres — donc celle de la bureaucratie — par le Conseil d’État, et celui-ci par ses ministres et par les réunions des différents conseils qu’il convoquait. Il cherchait en définitive une voie moyenne entre une monarchie absolue en droit mais qui, en réalité, avait fini par abandonner la réalité du pouvoir à ses serviteurs, et la Révolution qui, plaçant la liberté au-dessus de l’efficacité, songeait davantage à entraver l’exercice du pouvoir qu’à lui faciliter la tâche.
Le Consulat renouait ainsi avec les tentatives de réforme de la fin de l’Ancien Régime, à une différence près toutefois : Turgot voulait créer des assemblées représentatives afin que le roi fût mieux éclairé au moment de décider, tout en n’accordant à ces assemblées aucune réelle autorité afin qu’elles ne pussent gêner l’exercice du pouvoir royal. Tocqueville dit justement que c’était une chimère caractéristique de gens qui n’avaient l’expérience ni des affaires ni du coeur humain que de croire que l’on pouvait créer des assemblées délibérantes qui se renfermeraient volontairement et durablement dans un rôle purement consultatif. Aussi Bonaparte s’efforçait-il de retrouver la tradition du despotisme éclairé, mais sous une forme qui tînt compte des leçons apprises de la Révolution. Au fond, si Turgot et les « Économistes », derniers réformateurs de l’Ancien Régime qui s’efforçaient de moderniser la royauté tout en faisant le minimum de concessions à la liberté, forment l’une des branches principales de l’arbre foisonnant des Lumières, alors le Consulat peut apparaître comme la revanche des Lumières sur la Révolution : celle-ci avait échoué à transformer la société par le bas, par le peuple, avec Bonaparte le projet qui avait été celui de Turgot et de la majorité des philosophes, celui d’une réforme de la société réalisée par en haut, par le prince, retrouva une seconde jeunesse.

Extrait de Bonaparte (1769-1802) par Patrice Gueniffey, éditions Gallimard (2013).

Avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard.

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
octobre
Année de publication :
2013
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