Cambacérès

Auteur(s) : CHATEL DE BRANCION Laurence
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« Cambacérès, un grand jurisconsulte de l’Empire »
Dans un essai paru en 2004, Robert Badinter expliquait en peu de mots par quel miracle naquit le Code civil en 1804 : « Toute entreprise de codification, pour réussir, requiert trois conditions : un moment favorable, des juristes de talent, une volonté politique ». Ces trois conditions furent, durablement, réunies sous le Consulat. Napoléon sut s’entourer des meilleurs juristes et les plaça sous la direction de Jean-Jacques Régis de Cambacérès (1754-). ► Notre dossier thématique rassemble des études sur la carrière et la vie du jurisconsulte, Second Consul puis Archichancelier de l’Empire (1753-1824).

Cherchant une image de Jean-Jacques Régis Cambacérès qui lui soit contemporaine, et donc peut-être ressemblante, il fut impossible de trouver l’un de ces beaux portraits de David, Gros ou Isabey, qui pourtant ont peint toute la cour impériale. Tous sauf lui. Deux statues officielles exécutées sur ordre de l’Empereur pour les palais impériaux. Quelques gravures, officielles aussi, froides et austères. C’est tout. L’homme se cache donc. Sa carrière politique brillante a pourtant suscité un certain nombre d’ouvrages.

L’état de la recherche

Quelques semaines après la mort de Cambacérès, paraît une biographie dont l’auteur souhaite garder l’anonymat. La vie de Cambacérès, ex-archichancelier, est publiée à Paris à la fin de 1824. L’auteur indique qu’il travaille d’après des confidences de proches. Il fait de Cambacérès un enfant pauvre et triste, jalousant ses cousins, un collégien frustré chez les jésuites d’Aix et donc un révolutionnaire, hanté toute sa vie par un vote régicide. La rencontre de Bonaparte qui utilise ses grands talents, lui permet d’assouvir ses envies de luxe, de bonne chère et autres plaisirs.

Treize ans après en 1837, Lamothe Langon publie Les après-dîners de Cambacérès, second consul, prince archichancelier de l’Empire, duc de Parme, ou révélations de plusieurs grands personnages sur l’Ancien Régime, le Directoire, l’Empire et la Restauration, recueillis et publiés par le baron de Lamothe Langon. L’auteur prétend publier ainsi les Mémoires de Cambacérès. Son ouvrage s’apparente plus à une suite de ce qu’on nommerait aujourd’hui des ragots mondains.

Sous le Second Empire, paraissent quelques articles spécialisés sur les travaux juridiques, et ses marques de reliures.

En 1902, Pierre Metzger, dans deux communications parues successivement dans la Révolution française, pose la question du rôle de Cambacérès comme remplaçant de Bonaparte, et s’interroge sur le sort des mémoires et papiers de Cambacérès. Dans les cinq années qui suivent paraissent d’autres articles sur une manifestation maçonnique en son honneur, puis à nouveau sur ses reliures, enfin sur un aspect de sa personnalité qui n’avait pas encore été abordé : la gastronomie. La brochure se veut aguichante : Cambacérès intime et gastronome.

C’est la même année en 1908, que Pierre Vialles, un historien montpelliérain qui a déjà fait paraître un ouvrage sur la cour des Comptes de Montpellier, publie une biographie importante, L’archichancelier Cambacérès. L’auteur a disposé de documents inédits sur sa carrière à Montpellier. Il insiste aussi sur le rôle de chef d’État qu’a tenu Cambaceres en 1794 et 1795.

Entre les deux guerres, on voit à nouveau paraître différents articles, dont un traite pour la première fois spécifiquement de la fortune de Cambacérès, et un ouvrage particulier sur Les anciens Conventionnels sous la Restauration. L’exil de Cambacérès à Bruxelles.

En 1934, une troisième biographie, écrite par J. Thiry, auteur d’un ouvrage sur le Sénat, est axée sur les travaux juridiques du Montpelliérain.

C’est en 1961 que paraît la quatrième du genre, après deux articles dont un de J. Suratteau sur le goût du personnage pour la gastronomie. La biographie proposée par Papillard, avocat, vise à une réhabilitation du personnage, qu’il considère injustement traité.

Une dizaine d’articles sur Cambacérès précèdent deux ouvrages importants. En 1971, paraît une longue communication de R. Marquant dans le Bulletin d’Histoire Économique et Sociale de la Révolution, sur la fortune de Cambaceres.
En 1973, paraissent les Lettres inédites de Cambacérès à Napoléon, présentées par Jean Tulard. Il les analyse dans une communication à l’Académie des Sciences Morales et Politiques : « Le fonctionnement des institutions impériales en l’absence de Napoléon d’après les lettres inédites de Cambacérès ».

Six ans après, Jean-Louis Bory publie Les Cinq Girouettes ou servitudes et souplesse de Son Altesse Sérénissime le prince archichancelier de l’Empire, Jean Jacques Regis de Cambacérès, duc de Parme. Plein de verve, Bory campe un personnage subtil et délié, fasciné par l’homme Bonaparte. Il avertit cependant : « Je réclame le droit au flou historique« .

D’autres articles paraissent encore. Puis en 1996 une sixième biographie, de M. Pinaud, intitulée Cambacérès. L’angle de vision ici est l’élaboration de cette grande fortune comme moteur de la carrière de Cambacérès  Il utilise aussi l’accès aux archives du Grand Orient dont les pièces les plus anciennes sont maintenant déposées à la Bibliothèque Nationale.

Six biographies donc et une trentaine de communications importantes sur la carrière ou des aspects particuliers de sa personnalité, sans compter les innombrables articles. Plusieurs facettes du personnage ont été mises en évidence : le jurisconsulte, le politicien qui traverse à des fonctions éminentes les périodes de la Révolution et de l’Empire, l’homme des réseaux et de la franc-maçonnerie, le collaborateur de Napoléon, l’amasseur de grande fortune, l’hôte fastueux ami des plaisirs et des jouissances subtiles. Mais doit-on avouer comme Bory : « J’ai tenté de dessiner le portrait d’un personnage qui se dérobe au portrait. Parce que le personnage a dévoré la personne… » ?

Les documents inédits et la méthode de travail

Dès sa mise à l’écart du pouvoir à la chute de l’Empire, Cambacérès commence de rédiger ses Mémoires. Il souhaite les publier de son vivant. Il n’en a pas le temps. À sa mort en 1824, le gouvernement de Louis XVIII, craignant les révélations que peuvent contenir les Mémoires et les très nombreux documents qu’il possédait, veut s’en saisir et l’ordonnance royale précise : « sans inventaire ». À la suite d’un long procès, un partage est fait alors que les passions que soulèvent un changement de régime se sont atténuées, et que le ministre de la Justice est un ancien protégé de Cambacérès. Le procès verbal indique qu’on brûle sur place les dossiers correspondant aux Cent Jours. Les actes de gouvernement intègrent les archives nationales, les autres papiers sont laissés aux héritiers.

Ces archives restent dans la famille Cambacérès, jusqu’en 1935. Les Mémoires entrent alors dans ma famille. Les autres documents chez un grand collectionneur d’autographes américain. Lorsque j’ai repris l’étude sérieuse de ces Mémoires, j’ai recherché les autres archives.

Enquêtant à Zurich et par New York, j’ai fini par découvrir que certains dossiers étaient restés aux États-Unis, d’autres avaient été acquis par la Bibliothèque Royale de Hollande, mais que la plupart de ces archives avaient été vendues à des marchands japonais. Après enquête auprès de ceux-ci, je les ai retrouvées dans des universités japonaises, qui m’en ont permis la consultation.
Par ailleurs, en France, des fonds privés, concernant des personnages ou des institutions entourant Cambacérès m’ont été ouverts.

La thèse que j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui est donc basée sur les Mémoires de Cambacérès et sur plusieurs milliers de documents, les uns comme les autres inédits.

Les Mémoires

Le premier travail a été de lire ces quelques cinq mille feuillets qui composent les différentes versions des Mémoires et d’apprendre à déchiffrer l’écriture de Cambacérès, pour établir un texte définitif. Définir d’abord quelle est la dernière version, incorporer les ajouts existant sur des feuilles volantes annexes, comprendre les corrections, replacer les notes faites par Cambacérès pour être ajoutées en tant que telles à son texte, évaluer l’importance du texte rayé. Il a fallu aussi éliminer les interventions du neveu de Cambacérès. Si les lettres et rapports sont les formes directes écrites de l’événement, les Mémoires sont l’interprétation de l’événement par l’auteur.Reste à déterminer au travers de quel prisme ils sont rédigés.

Sur un feuillet, Cambacérès a écrit de sa main : « Projet de mémoires » : « 1° écrire comme un témoin qui dépose. 2° peu de détails sur la naissance, l’éducation, la vie privée ; ne rapporter de ces divers temps que les faits, les circonstances qui peuvent donner quelques lumières sur le caractère de l’homme public et répandre du jour sur les événements de sa carrière politique…  »

Cambacérès veut publier au plus vite ses Mémoires. Aux caricatures obscènes des journaux, aux ragots imprimés avec l’aval du gouvernement de Louis XVIII, et destinés à justifier les dédommagements accordés aux anciens émigrés dont certains ont porté les armes contre la France, Cambacérès veut opposer un discours froid, dénué de vindicte, une suite de faits dont il fournit l’enchaînement.

L’angle d’attaque de la plaidoirie est subtil : le Montpelliérain se place devant le tribunal de l’Histoire. Il ne se place pas sur le banc de l’accusation. Il y place les Constituants, les Girondins, Robespierre, Barras, Sieyès, et Bonaparte bien sûr. Mais lui ? Non. Il se place avec les témoins. L’attitude est significative. À aucun moment Cambacérès ne se conçoit, – et ne veut être perçu -, comme un moteur. Il se qualifie tout au plus de régulateur. Sur l’image du fleuve qu’il utilise parfois, il se situe en parapet qui protège des inondations.

« Écrire comme un témoin qui dépose.  » C’est une contrainte et une facilité que se donne le magistrat. Contrainte car il ne peut risquer de faire un faux témoignage. Mais aussi facilité. Car si le tribunal ne lui demande rien, il n’a rien à répondre : il suffit de ne pas donner prise à la question. Ainsi en est-il évidemment du sort de l’enfant du Temple. Louis XVIII ne conteste pas la version officielle de la mort de son neveu. Cambacérès n’a donc rien à ajouter. Ainsi en est-il d’Ouvrard : les finances ne sont pas son domaine, mais celui éventuel de l’Architrésorier. On n’a donc rien à lui demander. Or les documents rassemblés par ailleurs prouvent à quel point il est au courant de ces diverses affaires.

Cambacérès donne à son ouvrage un titre significatif : « Éclaircissements publiés par Cambacérès sur les principaux événements de sa vie politique ». En 1816, l’homme public qui vient de subir les attaques brutales de la presse sur sa vie privée, veut dresser une barrière et préserver l’intimité. Il prétend que la connaissance de celle-ci n’est pas nécessaire à l’appréciation des actes de l’homme public. Vaste débat qu’aujourd’hui imprégnés de littérature freudienne nous tranchons autrement. Pour Cambacérès, seule cette facette publique de son existence est prise en compte, et encore l’est-elle de façon très étroite. Ainsi évoque-t-il à peine la considérable activité de représentation que le Premier Consul lui a demandé de développer. Ainsi n’aborde-t-il pas du tout son rôle primordial dans la franc-maçonnerie, dont il est bien difficile de penser que l’Empereur ne l’y ait pas incité. Il est rare de trouver chez les Mémorialistes de l’époque cette dichotomie absolue entre vie privée et vie publique. La presse, par son impact sur l’opinion, est un des soucis constants du Montpelliérain, soit qu’il la dirige, soit qu’il la combatte.

Le contenu des Mémoires de Cambacérès pèche donc par omission, mais il reflète la réalité. L’auteur ne se mettant pas en scène éclaire plus objectivement ses héros. Les acteurs de la pièce ne sont pas l’auteur et ses proches, mais les personnages qui ont entraîné l’histoire de la France : ceux qui siègent au banc des accusés, dont le premier est Bonaparte. Cambacérès le voit tous les jours quand il n’est pas en campagne. Ancien président du Tribunal criminel de l’Hérault, habitué à comprendre entre les mots, à déceler la vérité sur l’expression d’un visage, il nous donne une grille de lecture de l’Empereur. Nous le voyons vivre, vaincre, convaincre, ordonner, travailler, aimer, peiner. Si le premier livre nous conduit au cœur des tourbillons de la Révolution, s’arrêtant sur un Robespierre, un Barras, un Sieyès, dès le second, on entre dans un univers dominé par un homme. Au fil du troisième on voit tourner l’immense machine qu’il a conçue, et qui s’arrête parce qu’il n’a permis à personne d’en apprendre le maniement. Personne n’est capable de réagir lorsque le tout puissant machiniste vient à défaillir. Cambacérès se tait devant la catastrophe finale : les lettres qu’il reçoit de l’Empereur pendant la campagne de France lui ont probablement montré que le héros a perdu ses sens.

On s’attend à trouver dans ces Mémoires la profession de foi de l’homme politique. On oublie que depuis quelques années Cambacérès est devenu intensément religieux, comme le Tsar Alexandre. Les événements historiques sont interprétés en fonction des desseins qu’il attribue à la Providence. Cambacérès a été ébranlé par le désastre de Russie, et par cet anéantissement si brutal d’un empire qui semblait si puissant. La signature du pacte mystique de la Sainte Alliance entre le tsar, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, contraire à toutes les convictions préalables de Cambacérès et porteuse des révolutions de 1848, l’a définitivement vaincu. Les Mémoires véhiculent alors ce mouvement de la pensée de certains notables, qui permet à la France d’y adhérer.

Les autres documents

Tout en menant ce travail de transcription du texte, je collectais peu à peu les autres documents pour compléter, confirmer ou infirmer les souvenirs du mémorialiste.

À Montpellier où Cambacérès passe les trente neuf premières années de sa vie, ont été exploitées les archives municipales et départementales, en particulier pour l’expérience maçonnique de Cambacérès, les fonctions de procureur syndic du district de Montpellier et de président du Tribunal criminel de l’Hérault, les familles Montferrier, Sabatier et Vassal. Des fonds privés ont été ouverts : celui de la confrérie des Pénitents Blancs, les archives concernant d’Aigrefeuille, Villevieille, Durand, Despous, Sicard, Frégeville etc.

Peu de documents existent dans les archives provenant directement de chez Cambacérès sur la période de la Convention. Cambacérès avoue lui-même les avoir brûlés en Prairial an III, juin 1795, « pour ne pas nuire aux gens qui m’ont fait confiance ». Il reste cependant les projets pour l’éducation, les travaux pour le Code civil, les rapports concernant la politique étrangère, des lettres de remerciements, d’admiration pour la politique qu’il mène, de comptes rendus sur des affaires qui donnent des résultats bénéfiques. On sent la peur derrière le « Bon à conserver » qu’il mentionne en haut de ces documents tous à sa louange. Mais les Archives nationales ont les dossiers du comité de Législation et du comité de Salut Public, les Archives des Affaires Étrangères la correspondance échangée avec les représentants à l’étranger.

Pour suivre Cambacérès sous le Directoire, les documents nombreux, aujourd’hui principalement au Japon, éclairent d’un jour tout nouveau son travail et ses relations intenses avec le monde financier international.

Pour le Consulat et l’Empire, la quantité de documents retrouvés est considérable. Ils sont aujourd’hui en France mais aussi aux États-Unis, au Japon et en Hollande. Ces documents touchent tous les domaines. Les études juridiques, les rapports sur l’organisation judiciaire, le Conseil d’État, le Sénat, la franc-maçonnerie, l’Église, la noblesse, la Légion d’Honneur. Les méditations impériales sur le système politique de la France, côtoient les documents sur la famille Bonaparte et les dotations des enfants naturels de Napoléon, le cérémonial du sacre, les affaires d’argent de Talleyrand, les enquêtes sur les dames du Palais, les demandes de grâces, de faveurs, le choix des costumes des sénateurs…. Témoignages de l’activité multiple, constante, considérable du Second Consul puis de l’Archichancelier. La lecture attentive de sa correspondance avec l’Empereur, des dossiers échangés entre eux, portant leurs observations, éclaire la genèse de certaines institutions et leur type de collaboration. Le suivi des échanges qu’il a avec son collègue Lebrun alors que celui-ci gouverne la Hollande à la fin de l’Empire, montre de façon poignante la détresse de ces hommes qui voient s’écrouler leur univers sans pouvoir agir, car toute initiative est interdite.

Méthode de travail

Le dépouillement de cet ensemble fit apparaître à mes yeux une grande complémentarité. Dans ses Mémoires, Cambacérès dit donc la vérité, il ne dit pas toutes les vérités. C’est dans les autres archives, lettres, rapports, documents de travail que nous apparaissent directement, sans le prisme de Cambacérès , certaines informations.

Une lecture attentive dévoile ainsi des facettes ignorées, cachées ou déformées du personnage et quelques aspects de l’homme. Des constances fortes se dégagent. L’enchaînement entre ce qu’il dit dans ses Mémoires, le fait reconnu et les documents sous-jacents, recompose une logique d’actions qui ne procède plus de la version jusqu’ici habituellement admise.

La méthode de travail devient évidente. En suivant pas à pas le fil des Mémoires, en rassemblant les documents relatifs à chaque chapitre, en consultant la presse, les Mémoires des contemporains, les études spécialisées réalisées, on obtient d’une part la possibilité d’infirmer ou de confirmer les affirmations du mémorialiste, et d’autre part une approche plus large et plus objective du sujet. Les chapitres de la thèse portent le titre donné aux différentes parties des Mémoires.

Les limites du travail et les buts assignés

La grande difficulté lors de cette élaboration est alors de rester dans le sujet. Cambacérès est un très grand travailleur et a participé à des projets essentiels de notre société. Il a occupé des fonctions éminentes pendant 25 ans dans une période de bouleversement et de fondation. Par intérêt, il faudrait 25 ans pour le suivre. Le suivre pourrait être synonyme de faire l’histoire du code civil, de l’organisation judiciaire moderne, du fonctionnement du conseil d’État, de la franc-maçonnerie voire de la gastronomie ? Il ne s’agit certes pas de cela. Il n’est pas question de faire une histoire de la justice en France, de l’élaboration de la codification des lois, du Conseil d’État, de la franc-maçonnerie, de la gastronomie, des idées politiques, et surtout pas une histoire de la Révolution et de l’Empire.

Le propos de ce travail est d’abord d’offrir à la connaissance du public un témoignage d’un des grands acteurs de la période, et au delà, en cernant cet homme, d’obtenir un élément de compréhension nouveau sur l’enchaînement des événements de cette période essentielle.

Tâchons de dégager quelques exemples de ce jour nouveau :

1. Ce qui se dégage immédiatement des Mémoires, confirmé par les autres sources, c’est que l’engagement politique de Cambacérès est ancien, précis, et constant. Petit-fils du marquis de Montferrier, trésorier de France, il grandit dans l’ombre d’un père, magistrat, noble, maire très actif de Montpellier, qui lui doit en partie ses grandes réalisations urbaines. Le jeune Cambacérès , ambitionne d’entrer au Parlement comme son cousin, le descendant de l’illustre Séguier, lorsque Louis XV, poussé par Maupeou, lance sa réforme des Parlements. Le premier engagement politique du jeune Cambacérès, il n’a pas vingt ans, se situe là : il lutte contre cet acte de l’arbitraire royal. On est très loin de l’entrée en Révolution par frustration et envie décrit jusqu’ici. Cambacérès, jeune homme privilégié, se lève contre l’arbitraire royal et seulement cela. La suite de sa vie l’ancre un peu plus encore dans cet engagement.

Il succède à son père comme magistrat à la cour des Comptes de Montpellier. Mais son père a l’audace et l’inconscience d’accuser l’intendant du roi d’abus de bien public. Cambacérès père est destitué à Versailles, et poursuivi pour prévarication. Au terme du procès, il ressort blanchi mais ruiné. Cambacérès fils s’engage plus avant dans ses réflexions contre l’arbitraire. Mais c’est un représentant de la sociabilité méridionale, décrite par Agulhon. Membre actif de la confrérie des Pénitents blanc qui œuvrent auprès des prisons, franc-maçon à vingt ans, cousinant avec de grands négociants et financiers internationaux utilisant les réseaux huguenots du Languedoc, ami d’un familier de Voltaire, appréciant Shakespeare et Dante dans leurs langues respectives, lecteur assidu de Montesquieu et de Rousseau, il s’adonne à l’étude du droit, parce qu’étude des rapports humains en société. Il est à l’image de l’élite éclairée de la France.

2 Autre exemple et donnée essentielle de la carrière de Cambacérès : son élection au tribunal criminel de l’Hérault. L’expérience est pour lui conséquente. Il apprend ce qu’est la magistrature judiciaire, la responsabilité des juges, le rôle du jury, les rapports entre les magistrats et leur environnement, les pressions, la réalité matérielle. Son travail sur l’organisation du pouvoir judiciaire, la magistrature, les codes pénaux vont naître de cette expérience.

3 Cambacérès est déjà un expert connu quand il arrive à la Convention. Ses Mémoires, et les documents du comité de Législation nous montrent cet atelier de fabrication des lois et des premiers projets de code civil, préfiguration du conseil d’État, installé au premier étage des Tuileries, au dessus de la Convention. On vit au fil des pages au milieu de la Terreur. Les luttes d’hommes font rage pour le pouvoir. Mais parce qu’il se mue en strict technocrate, Cambacérès réussit à ne pas être atteint par le politique.

4. Autre exemple. Les Mémoires éclairent de l’intérieur ce passage touffu et souvent oublié de l’histoire de France après Thermidor, coincé entre Robespierre et ses soldats de l’an II, et le Directoire. C’est l’essai d’implantation d’un État de droit à l’intérieur et la paix à l’extérieur avec comme point d’appui, la Prusse, cette alliée naturelle de la France, dit Cambacérès : effectivement Berlin à cette époque compte un tiers d’habitants huguenots. Ce que l’on suit bien dans ces Mémoires, parce que c’est l’échec de Cambacérès président du gouvernement, c’est l’action perverse des girondins et dantonistes en quête de revanche, les perturbations de certains meneurs qui n’ont pas encore trouvé leur compte, et finalement l’échec de sa tentative de l’État de droit.

5. La période du Directoire entre 1795 et 1799 est effectivement, à l’image de Barras, des financiers Ouvrard et Michel, et des Bonaparte, l’époque des aventuriers, certes pas de la bourgeoisie. Ce que nous apprenons des documents découverts c’est l’implication de Cambacérès avec ces milieux financiers internationaux. À ce tournant du siècle, de l’histoire de France et de sa carrière, Cambacérès est certes un jurisconsulte émérite, un homme politique expérimenté, nanti de la confiance des modérés de tous bords, mais c’est aussi l’homme des milieux d’affaires. Précieux donc pour un nouveau gouvernement issu d’un coup d’État. Bonaparte le choisit comme second. Dans ces premières années du Consulat, Cambacérès se prend à rêver. La France qu’ils sont en train de reconstruire a enfin trouvé son Washington. Il fallait un exécutif fort pour ramener l’ordre, mais un pouvoir judiciaire indépendant, le vote des impôts par une assemblée représentative.

6. Arrive Brumaire. Ce que l’on apprend entre autres de ces diverses sources nouvelles, c’est la paternité de Cambacérès sur le projet d’organisation du pouvoir judiciaire qui apporte l’indépendance aux juges en les rendant inamovibles.

7. On suit ensuite Cambacérès dans l’organisation du Conseil d’État et sa présidence habituelle de ce nouvel atelier de fabrication des Lois, sous le souffle créateur de Bonaparte. On constate l’influence renouvelée de la franc-maçonnerie, que l’on distingue par exemple par l’importance du nombre des signatures repérées symboliquement. On discerne la prise en main progressive et systématique du Premier Consul sur tous les aspects de l’État. Ne dicte-t-il pas sa politique de réceptions au Second consul, les jours, la façon d’inviter, le but à atteindre ? Cambacérès ne serait donc fastueux que sur ordre ? Il a aussi, et c’est une exception, délégation de pouvoir sur le judiciaire.

8. Les Mémoires relatant les années de l’Empire, de ce nouveau régime que Cambacérès a combattu car il reste dans sa logique, nous entrainent dans le jeu des intrigues et des influences autour de l’Empereur. On y découvre la subtilité de la conduite de Napoléon vis à vis de ses collaborateurs, sa crainte constante d’être suppléé, l’espionnage auquel il les soumet. Quiconque a jamais observé une organisation comprend vite que la structure qu’il met en place ne peut être fiable car il la désavoue constamment. On regrette aussi qu’elle ne permette pas à Cambacérès de s’exprimer plus fortement dans les domaines économiques : mais Bonaparte, n’avait-il pas pressenti Lebrun, pour ne pas permettre à son second d’étendre son domaine de compétence ?

Des années qui suivent, passées dans l’ombre du héros mythique, on retient que Cambacérès est l’homme des pouvoirs législatif et judiciaire en face du pouvoir exécutif. Il préside habituellement les divers corps délibérants, et garde la haute main sur la magistrature qui lui doit son organisation. Les codes et l’organisation judiciaire ne forment -ils pas un des legs en granit de l’Empire ?

L’archichancelier est le revers de la médaille : d’un côté l’effigie glorieuse, couronnée de lauriers, de l’autre les signes. Dans l’ombre de l’Empereur, comme une doublure sous un manteau, comme tous ces conseillers d’État qui travaillent sous sa direction, ils élaborent la réalité des institutions que l’Europe enviera longtemps à la France. Après toutes ces années de désordre qu’ils ont tous vécu, ils apprécient la force du maître qui leur permet de travailler au bien public. Le journal inédit de Defermon, les lettres de Lebrun ou de Portalis, rendent compte de l’état d’esprit. Roseau toujours, qui plie devant le souffle de l’Empereur, Cambacérès ne rompt pas. Il sait qu’ « en fait d’établissement, la fondation est le point essentiel. Le temps ou l’expérience les perfectionnent ou les dégradent. » Ainsi du code civil, des codes pénaux.

La seconde partie de l’Empire ramène tous ces notables éclairés brutalement à leur point de départ. C’est la négation de ce pour quoi ils ont accepté les morts autour d’eux. Alors ils ne comprennent plus. Parce qu’ils ne comprennent plus, l’Empire s’effondre. Que dire de cette lettre de Lebrun, troisième personnage de l’État, gouverneur de la Hollande au nom de l’Empereur, qui pleure auprès de Cambacérès, en charge de l’Empire alors que l’Empereur est inaccessible dans Moscou en flammes en cette fin d’automne 1812 : « Mon Alexandre a péri le 24 octobre sur le champ de bataille. Je pleure sa mort et l’inutilité de son sacrifice. » ? L’inutilité de son sacrifice….

Conclusion

Cambacérès représente tous ces notables du siècle des Lumières qui se sont battus pour parvenir à implanter en France un état de droit, dans lequel on obéit à des lois et non à des personnes. Jefferson à Versailles posait la question : « Quel pays peut-il préserver ses libertés si ses dirigeants ne sont pas périodiquement avertis de l’esprit de résistance de leur peuple ? » Fascinés par l’homme Napoléon, subjugués par la gloire, entrainés par le tourbillon d’activité et de travail, ils n’ont pas fait savoir suffisamment tôt et fortement qu’ils mettaient des freins à la volonté de puissance solitaire du maître.

Lorsqu’il parle de l’Empereur dans ses Mémoires, Cambacérès est attentif à ne pas flétrir son image. Ce respect de l’homme qui a brisé le rêve après en avoir été le magicien prouve la conscience qu’a le Montpelliérain des responsabilités partagées.

En atteignant le terme de ce travail de dépouillement, et une fois que le contenu de ces morceaux de papier est replacé dans son contexte, le puzzle de Jean-Jacques-Régis Cambacérès est reconstitué. Si des pièces manquent encore et que quelques trous noirs restent béants, car chacun a ses jardins secrets, l’homme qui apparaît, très différent de sa représentation traditionnelle, brise le masque du parvenu fastueux et du profiteur du régime. Il se révèle technocrate et subtil psychologue, organisateur rigoureux, précurseur en science politique. Celui dont Molé dit que « La rencontre avec un tel homme avait été pour l’Empereur une partie notable de sa fortune« , pouvait-il éviter le dérapage de l’Empire ?

Titre de revue :
soutenance de thèse
Numéro de page :
-
Année de publication :
1999
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