D’une étagère à l’autre : à la recherche des Trois mousquetaires

Auteur(s) : VIAL Charles-Éloi
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Le chercheur qui se plongerait dans les copieux catalogues des manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France [1] en quête de documents sur Alexandre Dumas serait sans doute déçu. Si le fils a laissé des archives abondantes, notamment sa correspondance reçue, des manuscrits autographes de certaines de ses pièces comme Francillon ou encore le brouillon de son remarquable et méconnu pamphlet Les Femmes qui tuent et les femmes qui votent, plaidoyer féministe publié en 1880, le père est bien plus discret et n’a laissé derrière lui que des épaves, lettres ou bref carnets de notes éparpillés au fil du temps, récupérés par les collectionneurs avant d’entrer dans les collections publiques [2]. Certains géants de la littérature du XIXe siècle ont pris soin du moindre de leurs manuscrits, à l’instar de Hugo ou de Zola, d’autres semblent s’en être désintéressés, léguant leurs écrits aux hasards de la postérité sans se soucier des résidus de leur incessant labeur. Alexandre Dumas est de ceux-là.

D’une étagère à l’autre : à la recherche des Trois mousquetaires
Le siège de la Rochelle selon Auguste Maquet
(chapitre XXVIII des « Trois Mousquetaires »).
Manuscrit autographe d'Auguste Maquet © Gallica/BnF

À cette époque où les archives littéraires n’intéressaient pas encore les bibliothèques, les manuscrits partaient à l’imprimerie sitôt l’encre sèche et finissaient à la poubelle une fois l’ouvrage mis en vente, les ouvriers typographes étant peu sensibles à l’intérêt des repentirs, des corrections et des passages inédits raturés qui font aujourd’hui le bonheur des universitaires. Quelques manuscrits pouvaient échapper à ce triste sort s’ils étaient offerts à un ami de l’auteur, flatté de recevoir ce qui passait alors pour un simple autographe, ou encore confisqués par l’administration : c’est le cas, par exemple, de celui de Christine à Fontainebleau, premier jet d’une pièce écrite en 1828 [3], puis retravaillée suite aux demandes de la censure et finalement jouée en mars 1830.

Les étagères de la Bibliothèque nationale recèlent bien quelques dossiers concernant les œuvres d’Alexandre Dumas, mais il ne s’agit en réalité que de fragments, écrits sur de grandes feuilles de papier blanc ou bleu, presque sans ratures : le maître rédigeait vite, ne se relisait guère, et les traces de doigts pleins d’encre qui courent sur les feuillets témoignent de l’urgence dans laquelle travaillaient les imprimeurs à l’époque du roman-feuilleton triomphant. Parmi les huit volumes rescapés [4], on retrouve quelques chapitres épars d’œuvres célèbres en leur temps, aujourd’hui presque oubliées, tel le gigantesque roman Les Mohicans de Paris (1854-1855), dont les lecteurs, suivant le fil d’une intrigue compliquée, croisent tour à tour Napoléon à Sainte-Hélène et l’Aiglon à Vienne. Fragments encore pour Marie Stuart (chapitre des Crimes célèbres, 1839-1840) ou La Comtesse de Charny (1853). Rien, malheureusement, pour le Comte de Monte-Cristo.

Et Les Trois mousquetaires, dans tout cela ? Les épaves de Dumas ne contiennent que de rares feuillets du Vicomte de Bragelonne, miraculeusement épargnés mais sans grand intérêt pour la critique car peu raturés. Pour trouver trace de d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, il faut regarder du côté des trente-trois volumes d’archives d’Auguste Maquet (1813-1888), le « nègre » de l’écrivain [5], avec qui il fut justement en procès au sujet de la paternité des Trois mousquetaires. Il y a bien un fragment de manuscrit du chapitre XLI, seul et unique rescapé, concernant le siège de La Rochelle [6]. Et là, reconnaissons-le, le chercheur en a pour son argent. On découvre un véritable manuscrit d’écrivain, avec ses ratures, ses passages écartés, et même quelques taches d’encre et de café.

S’il n’est pas question de refaire le procès que Dumas gagna malgré les arguments développés par Maquet selon qui son patron ne changeait pas une seule virgule à sa prose avant de l’envoyer à l’impression, le manuscrit parle de lui-même [7]. D’une certaine façon, les deux auteurs en sortent gagnants. Le manuscrit de Maquet n’a, en effet, absolument rien à voir avec l’œuvre publiée sous le nom de Dumas : le « nègre » a donné les premiers développements sur une trame fournie par le maître, qui l’a considérablement étoffée. L’un a su développer une intrigue et structurer les chapitres ; l’autre y a ajouté un souffle, une vision puissante, une capacité d’exposition et une érudition hors-norme. On savait Dumas grand lecteur et même grand chercheur : ses notes passionnantes sur l’éphémère république parthénopéenne de 1799, rassemblées en un volume, n’ont rien à envier à celles des meilleurs historiens de son temps [8]. Pour les Trois mousquetaires, il mentionne ainsi Bassompierre, ce maréchal et diplomate injustement embastillé par Richelieu, dont les Mémoires avaient été réédités en 1837. Peut-être avait-il aussi lu Capefigue, le prolifique chartiste, auteur du livre Richelieu, Mazarin, la Fronde et le règne de Louis XIV, paru justement en avril 1844, les Faits mémorables de l’Histoire de France de Louis Michelant, ouvrage datant de la même année, qui mettait justement le siège de La Rochelle à l’honneur, ou encore le Précis de l’Histoire moderne de Michelet, publié en 1834, où Richelieu n’était pas mentionné, mais le favori anglais Buckingham déjà cité, décrit comme « amoureux de la reine de France » et venu « se faire battre dans l’île de Rhé [9] ».

On le voit, la période passionnait les historiens du temps et leurs travaux ont dû inspirer Dumas, les Mémoires de d’Artagnan, apocryphe bien renseigné publié en 1700 en 3 volumes par Gatien de Courtilz de Sandras, n’ayant dû lui servir que dans un second temps à nourrir son inspiration, au moment où il dut construire son intrigue en s’inspirant d’un personnage historique bien réel, mais aussi camper ses figures secondaires en plaquant sur leur identité fictive des noms bien réels. Les trois compagnons d’armes du héros sont en revanche sortis de son imagination, même s’il tenta de faire croire le contraire. Dumas affirme dans sa préface avoir tiré de l’oubli les noms d’Athos, Porthos et Aramis en consultant à la Bibliothèque nationale (alors royale), le « manuscrit no 4772 ou 4773, nous ne nous le rappelons plus bien [10] », mais ce document, qui n’a jamais existé, figure comme un excellent canular littéraire, procurant à son roman un parfum de vraisemblance [11].

Une comparaison détaillée entre la prose de Maquet et celle de Dumas serait passionnante mais prendrait du temps, puisqu’il faudrait confronter le manuscrit à l’œuvre publiée, où la narration appliquée de Maquet semble noyée sous l’inspiration d’un Dumas en pleine possession de ses moyens, débordé mais parfaitement capable de broder sur une trame préparée pour lui. Le lecteur trouvera ci-dessous le même passage, d’abord la version publiée par Dumas, avec en italiques les quelques phrases subsistantes du canevas de Maquet ; et ensuite la transcription de la version initiale du manuscrit de Maquet. Ce qui ressort de ce bref sondage sur quelque paragraphes – mais on ne saurait en être surpris [12] –, est que l’homme de l’ombre n’a écrit qu’un roman-feuilleton, grandiloquent et invraisemblable, mais que le maître a su le réécrire en le rendant plus crédible : là réside peut-être la différence entre l’œuvre destinée à être « consommée » puis aussitôt oubliée, et le récit véritablement intemporel de Dumas.

Il faudrait évidemment confirmer cette intuition par un travail systématique sur la totalité des 101 feuillets du seul et unique chapitre conservé du manuscrit des Trois mousquetaires dans la version de Maquet, en les comparant, ligne à ligne, à la version légèrement plus courte publiée en feuilletons dans Le Siècle de mars à juillet 1844, puis à celle, relue et remaniée, parue en volumes à partir du mois de septembre de la même année. Mais il s’agit presque là d’un sujet de thèse, qui ne manquerait sans doute pas d’intérêt, en faisant surgir de l’oubli d’autres aventures de d’Artagnan, moins imaginatives que celles contées par Dumas, sans cesse contraint de tirer à la ligne, avec un talent de conteur qui n’appartient qu’à lui et que personne, en dépit des innombrables adaptations, n’a été capable d’égaler en bientôt deux siècles.

Les amateurs pourront poursuivre l’enquête en ayant recours au manuscrit, numérisé par la BnF et librement accessible sur Gallica.

CHAPITRE XLI
Le siège de La Rochelle : version publiée en volume par Alexandre Dumas

Le siège de La Rochelle fut un des plus grands évènements du règne de Louis XIII, et une des plus grandes entreprises militaires du cardinal. Il est donc intéressant et même nécessaire que nous en disions quelques mots, plusieurs détails de ce siège se liant d’ailleurs d’une manière trop importante à l’histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous les passions sous silence.

Les vues politiques du cardinal, lorsqu’il entreprit ce siège, étaient considérables. Exposons-les d’abord, puis nous passerons aux vues particulières qui n’eurent peut-être pas sur Son Éminence moins d’influence que les premières.

Des villes importantes données par Henri IV aux huguenots comme places de sûreté, il ne restait plus que La Rochelle. Il s’agissait donc de détruire ce dernier boulevard du calvinisme ; levain dangereux auquel se venaient incessamment mêler des ferments de révolte civile ou de guerre étrangère.

Espagnols, Anglais, Italiens mécontents, aventuriers de toute nation, soldats de fortune de toute secte, accouraient au premier appel sous les drapeaux des protestants et s’organisaient comme une vaste association dont les branches divergeaient à loisir sur tous les points de l’Europe.

La Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de la ruine des autres villes calvinistes, était donc le foyer des dissensions et des ambitions. Il y avait plus : son port était la dernière porte ouverte aux Anglais dans le royaume de France, et en la fermant à l’Angleterre, notre éternelle ennemie, le cardinal achevait l’œuvre de Jeanne d’Arc et du duc de Guise.

Aussi Bassompierre, qui était à la fois protestant et catholique, protestant de conviction et catholique comme commandeur du Saint-Esprit, Bassompierre, qui était Allemand de naissance et Français de cœur, Bassompierre enfin, qui avait un commandement particulier au siège de La Rochelle, disait-il en chargeant à la tête de plusieurs autres seigneurs protestants comme lui :

— Vous verrez, messieurs, que nous serons assez bêtes pour prendre La Rochelle.

Et Bassompierre avait raison : la canonnade de l’île de Ré lui présageait les dragonnades des Cévennes ; la prise de La Rochelle était la préface de la révocation de l’édit de Nantes.

Mais, à côté de ces vues du ministre niveleur et simplificateur et qui appartiennent à l’histoire, le chroniqueur est bien forcé de reconnaître les petites visées de l’homme amoureux et du rival jaloux.

Richelieu, comme chacun sait, avait été amoureux de la reine ; cet amour avait-il chez lui un simple but politique, ou était-ce tout naturellement une de ces profondes passions comme en inspira Anne d’Autriche à ceux qui l’entouraient ? C’est ce que nous ne saurions dire, mais en tous cas on a vu par les développements antérieurs de cette histoire, que Buckingham l’avait emporté sur lui et que, dans deux ou trois circonstances et particulièrement dans celle des ferrets, il l’avait, grâce au dévouement des trois mousquetaires et au courage de d’Artagnan, cruellement mystifié.

Il s’agissait donc pour Richelieu, non seulement de débarrasser la France d’un ennemi, mais de se venger d’un rival. Au reste la vengeance devait être grande et éclatante, et digne en tout d’un homme qui tient dans sa main pour épée les forces de tout un royaume.

Richelieu savait qu’en combattant l’Angleterre, il combattait Buckingham ; qu’en triomphant de l’Angleterre, il triomphait de Buckingham ; enfin qu’en humiliant l’Angleterre aux yeux de l’Europe, il humiliait Buckingham aux yeux de la reine.

De son côté Buckingham, tout en mettant en avant l’honneur de l’Angleterre, était mu par des intérêts absolument semblables à ceux du cardinal. Buckingham aussi poursuivait une vengeance particulière. Sous aucun prétexte Buckingham n’avait pu rentrer en France comme ambassadeur ; il voulait y rentrer comme conquérant.

Il en résulte que le véritable enjeu de cette partie que les deux puissants royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amoureux, était un simple regard d’Anne d’Autriche.

CHAPITRE XLI
Le siège de La Rochelle : version du manuscrit
d’Auguste Maquet

Les vues politiques de Richelieu lorsqu’il entreprit ce siège étaient considérables.

Il s’agissait d’abord de détruire le dernier rempart du calvinisme, levain dangereux auquel venaient se mêler sans cesse tous les ferments de révolte, soit intérieure, soit extérieure.

Espagnols, Anglais, Italiens mécontents accourraient sous le drapeau des protestants, s’organisaient comme une vaste association dont les branches divergeaient à loisir sur tous les points de l’Europe.

Les Huguenots avaient des chefs redoutables. De cette différence de religion pouvaient sortir des systèmes différents de gouvernement, on entrevoyait la tête de la République sous le pavois dont se couvrait le calvinisme.

La Rochelle étant donc le foyer des ambitions, des dissensions ou hérésies, un homme niveleur et simplificateur comme Richelieu devait se hâter d’en finir avec les ennemis qui croissaient et multipliaient.

Il y avait une autre raison, plus cachée, mais néanmoins importante. L’Angleterre jouait évidemment vis-à-vis de la France un rôle équivoque depuis vingt ans. Au moment même où cette histoire se passe, l’attitude des Anglais paraissait menaçante. Il s’agissait de frapper un coup terrible et inattendu en débarrassant notre littoral d’une surveillance acharnée, qui ressemblait à une tyrannie. L’île de Rhé [sic], appartenant aux Anglais, ils y mettaient garnison, devant l’ysle ils faisaient croiser une flotte, plus de sûreté pour nos ports de l’Océan, plus de commerce pour nos villes.

Richelieu fit donc à la fois une guerre intérieure et extérieure.

Il commença par se débarrasser des ennemis étrangers, et entreprit avec un bonheur et une hardiesse qui décelaient le grand capitaine la destruction et l’exécution de la flotte anglaise. Une attaque de nuit, dirigée d’après les ordres du cardinal eut le plus grand succès et Buckingham qui voulait toujours, disait-il, avoir un pied en France, l’autre en Angleterre, essuya cet échec qui eut beaucoup de retentissement en Europe.

Il est temps de dévoiler la troisième raison de cette expédition de Richelieu. Nous entrons ici dans l’histoire chronique.

Il avait été, on le sait, violemment épris de la reine, et chez un homme de sa trempe, les passions avaient de fortes racines. Buckingham fut son rival, assurément préféré, et Richelieu le fut à n’en pas douter. A cette époque, Richelieu presque bafoué, on dit même mystifié, par Anne d’Autriche, ne songeait plus qu’à se venger d’une manière éclatante, comme se vengent les hommes qui tiennent dans leur main pour épée les forces de tout un royaume.

Or, Buckingham avait entrepris la conquête de l’île de Rhé [sic], dans le dessein diamétralement opposé à celui du cardinal. Les mêmes mobiles les excitaient en sens inverse et réciproque. Richelieu savait qu’en combattant, il combattait Buckingham, et humilierait la reine.

On juge combien était intéressant l’enjeu de cette partie que les deux plus puissants royaumes de l’Europe jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amoureux.

Buckingham vaincu se retira la rage dans le cœur.

Notes :

[1]    Le catalogue en question est consultable ici : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/

[2]    Les papiers des Dumas, collectionnés et légués par Sophie Balachowsky-Petit (1870-1966), première femme en France à avoir prêté le serment d’avocat, figurent dans les collections de la BnF au sein de deux ensembles : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc62370 et https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc6391x

[3]    BnF, Manuscrits, NAF 14821, manuscrit de Christine à Fontainebleau, 1828 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10085432h

[4]    Ils sont inventoriés ici : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc7394n, un volume de très grand format ayant été classé à part : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc9138c

[5]    BnF, Manuscrits, NAF 11917-11949, papiers d’Auguste Maquet : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc11609k

[6]    BnF, Manuscrits, NAF 11944, Les Trois mousquetaires, fragments : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52504097k/f11.item

[7]    Joseph-Marie Quérard, Les Supercheries littéraires dévoilées, Paris, L’Auteur, 1847, vol. 1, p. 504-506.

[8]    BnF, Manuscrits, NAF 939, Recueil de copies de pièces, formé par Alexandre Dumas, sur la prise de Naples par Championnet, l’établissement de la République Parthénopéenne, et la reprise de cette ville par le parti royaliste, en 1799 : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc416705

[9]    Jules Michelet, Précis de l’histoire moderne, Paris, Librairie classique et élémentaire de L. Hachette, 1834, p. 237.

[10]  Alexandre Dumas, Les Trois mousquetaires, Paris, J.-B. Fellens, 1846, p. I.

[11]  Le manuscrit 4772, selon les catalogues de cette époque, correspond aux archives de Louis-Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698), historien du Bas-Empire, et le 4773 à un document intitulé « Noms, surnoms et demeures des nobles de la généralité de Caen », daté de 1666.

[12] On retrouve le même constat dans Charles Samaran, « Introduction », dans Alexandre Dumas, Les Trois mousquetaires, Paris, Classiques Garnier, 2021 (réed.), p. III-XXXV et dans Simone Bertière, Dumas et les Mousquetaires, Paris, Fallois, 2009.

► À lire : « À la recherche des Trois mousquetaires : retour sur l’œuvre indémodable d’Alexandre Dumas », une chronique de Charles-Éloi Vial.

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