Introduction au vol. 1 de la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte : les apprentissages de Bonaparte

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Ce premier volume de notre Correspondance générale de Napoléon Bonaparte contient 2 283 lettres écrites entre le 25 juin 1784 et le 31 décembre 1797. Huit cents environ ne figuraient pas dans l’édition du Second Empire. Deux cent soixante ne figuraient pas non plus dans les grandes monographies de référence.
Ce corpus rend compte, au travers de sa correspondance, des apprentissages de Bonaparte entre quatorze et vingt-huit ans : en Corse, à Brienne, à Valence, à Paris, sur les théâtres d’opérations de Toulon et des campagnes italiennes. Un peu plus de la moitié de ces lettres concerne essentiellement la guerre et les sujets militaires. Le reste se partage entre les affaires familiales et intimes, la vie quotidienne et la politique. Ce premier volume s’articule donc autour de plusieurs « blocs » originaux que complète une littérature épistolaire plus connue (essentiellement celle du chef militaire) que nous avons largement complétée.

mai 2022 : ce volume, enrichi de plus de 300 lettres inédites, est en ligne sur le site Napoleonica® les archives.

Introduction au vol. 1 de la <i>Correspondance générale de Napoléon Bonaparte</i> : les apprentissages de Bonaparte

La Correspondance publiée sous le Second Empire ne contenait aucune lettre antérieure au 25 octobre 1793. Les responsables de l’époque avaient jugé que les écrits de jeunesse et de formation, de famille et d’amour, de même que les prémisses militaires et politiques de la carrière de Napoléon n’étaient pas susceptibles sinon d’intéresser, au moins d’édifier le public sur le destin et l’oeuvre du Grand Homme pour qui avait été ordonné l’édification de ce « monument de papier (Voir ci-dessus l’introduction générale de Jacques-Olivier Boudon.) ».
Nous avons adopté un parti radicalement différent pour cette édition refondue et augmentée. Et c’est ainsi que plus d’une centaine de lettres, échelonnées entre le 25 juin 1784 et le 25 octobre 1793, étaient absentes, par définition, de l’édition du Second Empire, bien que les membres de la commission nommée par Napoléon III en aient eu connaissance, les aient annotées et évaluées. La réunion de ces « lettres de jeunesse » constitue le premier bloc d’originalité de ce volume.
À la suite de la publication du XIXe siècle, de nombreux historiens ont tenté de combler le vide sciemment créé par la commission du Second Empire. Ils reprenaient ainsi le travail de quelques devanciers qui, du vivant même de l’empereur, avaient tenté de collecter ses papiers d’enfance, d’adolescence ou d’entrée dans la carrière. Dès cette époque aussi, les premières falsifications apparurent, comme cette prétendue lettre de Bonaparte à son père, datée du 5 avril 1781, malheureusement recopiée depuis sans prudence en raison de son contenu prémonitoire : le jeune garçon de douze ans morigénait le créateur de ses jours dans un style que n’aurait pas renié le vainqueur d’Austerlitz. Ce faux manifeste n’a bien sûr pas été retenu par notre comité (Cette lettre fait partie des Mémoires historiques et inédits sur la vie politique et privée de l’Empereur Napoléon (…) , par un mystérieux comte Charles d’Og…, publiés dès 1822 chez Alexandre Corréard à Paris.). Mais c’est aussi à ce moment-là que quelques collectionneurs audacieux ou habiles réussirent à sauver d’autres papiers, notamment ceux confiés par Napoléon lui-même au cardinal Fesch après Waterloo, rachetés par Guillaume Libri au grand vicaire de Lyon, le bien nommé abbé Lyonnet, qui ne savait pas quel trésor était entre ses mains après le décès de l’oncle de l’Empereur (Achetés par Libri en 1840, revendus ensuite au comte Ashburham, fabuleux érudit dont la collection fut acquise en 1881 par l’État italien, la France ne s’étant pas portée acquéreur. Ils sont aujourd’hui conservés à la bibliothèque Laurentienne de Florence. Autre collectionneur, le comte polonais Titus Dziamynski parvint à constituer un petit fonds de papiers de jeunesse de Napoléon qui se trouve toujours en Pologne.). Apparurent aussi quelques publications sérieuses, comme les différents ouvrages du baron Fain, les premiers papiers publiés par la reine Hortense, en attendant l’oeuvre d’Albert Du Casse qui allait réunir et éditer les papiers de Joseph, Louis et Jérôme Bonaparte, ramassant au passage une importante documentation sur leur frère. Dans ce flot ininterrompu de livres et de Mémoires qui rythmèrent l’envol de la légende napoléonienne, un sort particulier doit être accordé à l’ouvrage du baron Coston, paru en 1840 : Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte . L’auteur, François Gilbert, né en 1780, originaire de Valence où Napoléon avait séjourné avant la Révolution, avait été soldat en Égypte (y laissant même un bras) puis dans la Grande Armée. Fait baron en juillet 1813, mis en retraite l’année suivante, il s’était retiré dans sa région natale et avait commencé à étudier la jeunesse de son héros, jusqu’à mettre la main sur divers documents qui constituent la matière de ce petit volume dont, après les vérifications et évaluations d’usage, nous avons retenu quelques éléments.
Mais bien sûr, qui dit documents sur la jeunesse de Napoléon dit Frédéric Masson. Le grand historien, aiguillonné par ses convictions bonapartistes, se lança dans un vaste travail de recherche. Aidé par l’érudit Guido Biagi, il publia nombre de lettres inédites, dans les années 1890 (Notamment Napoléon inédit, accompagné de notes sur la jeunesse de Napoléon , Paris, Albin Michel, 1895.) , dont les papiers de Libri au sujet desquels Masson rédigea une importante note à l’intention du prince Victor (Ce « rapport » est conservé dans le fonds Napoléon des Archives nationales (400 AP 137).), ce dernier menant de son côté une dynamique politique d’achat. La voie était désormais grande ouverte. Pendant un siècle, Arthur Chuquet, Ernest d’Hauterive, Émile Dard, Jean Hanoteau, le prince Louis Napoléon, Jean Tulard, Chantal de Tourtier-Bonazzi, pour ne citer que les auteurs les plus connus, s’y engouffrèrent à l’occasion de leurs recherches.
Ainsi, lorsque le Comité pour l’édition de la Correspondance de Napoléon fut constitué par la Fondation Napoléon, il disposait d’un corpus imprimé important. Il ne restait plus – si l’on ose dire – qu’à retrouver les originaux, à contrôler les transcriptions et, le cas échéant, à mener quelques recherches complémentaires pour découvrir d’éventuels inédits (Le travail de collecte et de vérification a notamment été accompli, sous la responsabilité du directeur de volume, par M. Florian Louis. Nous avons à cette occasion bénéficié des conseils et avis des conservateurs des différents fonds d’archives concernés (Archives nationales, Archives de Corse-du-Sud, bibliothèque Laurentienne, etc.). Les annotations des lettres de jeunesse sont largement l’oeuvre de M. Florian Louis. L’ensemble a été revu et complété par le professeur Antoine-Marie Grazziani (IUFM de Corse), grand spécialiste de l’histoire de la Corse, à qui nous adressons ici nos remerciements.).
Nous pouvons dire aujourd’hui qu’autant que cela était possible, nous avons atteint ces objectifs et que le bloc des lettres de jeunesse de Napoléon que nous proposons dans ce premier volume est le plus complet qui ait été à ce jour publié. Il compte dix-sept lettres que nous estimons être inédites et présente des transcriptions revues et corrigées d’une vingtaine d’autres. Figurent en outre en note des appréciations sur l’authenticité de plusieurs d’entre elles dont nous n’avons pas pu localiser l’original.

Deux cents des lettres de Napoléon publiées ici concernent ses affaires familiales et intimes. Le futur empereur attache aux premières une importance extrême, sans parler des allusions multiples qu’il leur consacre dans le reste de sa correspondance. Un simple coup d’œil à l’index des noms de personnes suffirait à le démontrer.
Napoléon n’oublie jamais les siens. Ils sont l’objet d’une attention constante. Il les salue, demande de leurs nouvelles, se préoccupe de leur avenir, les soutient, ne ménage ni ses conseils ni ses reproches. Rien ne lui paraît plus important que le bien-être, la situation et la réalisation des projets de ses frères et sœurs, de ses cousins (au sens très large qu’un Corse de ce temps peut accorder au cousinage), voire de ses amis d’enfance et d’adolescence. Les intérêts familiaux, souvent sonnants et trébuchants, en font évidemment partie. Pour paraphraser Louis XVIII, dès cette époque et toutes choses égales par ailleurs, le « clan Bonaparte » est en marche.
Entre autres missives de cette catégorie, on lira avec intérêt la Correspondance de Napoléon avec son frère Joseph. Elle constitue un ensemble remarquable de soixante-treize lettres (dont une quinzaine ne figurent pas dans les publications de référence, y compris les Mémoires de Joseph (La correspondance Napoléon-Joseph, dont de très nombreux originaux ont pu être consultés, a été dépouillée et transcrite par M. Vincent Haegele, élève à l’École nationale des Chartes.)). Nous sommes ici en présence d’une mine d’informations sur les affaires de la famille Bonaparte. Pour simplifier, on y parle constamment d’argent, de bonnes opérations à réaliser, de spéculations immobilières ou d’indemnités à réclamer suite aux désastreux investissements de feu Charles Bonaparte. Ces lettres nuancent aussi quelques idées reçues sur la vision et les jugements politiques de Napoléon (ici bien plus légaliste et oracle plus souvent démenti par les faits qu’on le dit parfois) ou sa situation personnelle (ainsi, en Vendémiaire, on le découvre moins pauvre qu’on l’a fait croire dans nombre de biographies). On y reçoit aussi la confirmation de ses difficultés à se faire respecter par son autre frère, Lucien (« Le misérable ! » s’exclame-t-il déjà), ou de sa tendresse pour le petit Louis et ses sœurs Pauline ou Élisa. Enfin, au détour des propos personnels, on découvre parfois le récit de quelque journée révolutionnaire. Alors, Bonaparte se fait témoin de son époque avant d’en devenir le principal acteur.
Autre aspect intime, l’amour. Il est présent, même s’il n’occupe pas une place prépondérante. Ce premier volume reproduit en effet douze lettres à Désirée Clary et quarante-quatre à Joséphine de Beauharnais, sans parler des fréquentes allusions à ces deux femmes dans des lettres à des tiers (Joseph et Barras essentiellement) (Les fameuses lettres à la mystérieuse « Emma » ne figurent pas dans ce volume, contrairement à ce que certains lecteurs auraient pu attendre. Elles sont en effet postérieures.).
La provenance de ces « lettres d’amour » est globalement sûre. Celles à Désirée, entre le 10 septembre 1794 et le 31 août 1795, ont été établies à partir de documents communiqués par les Archives royales de Suède (Désirée Clary épousa Bernadotte, prince royal puis roi de Suède.). Il s’agit de copies établies à sa demande par le secrétaire de Désirée avant qu’elle ne restitue les originaux à l’expéditeur devenu chef de l’État qui les brûla. Quant aux lettres à Joséphine (la première est du 14 mars 1796), elles sont pour la plus grande part conservées aux Archives nationales et, pour leur ensemble, ont fait l’objet d’un formidable travail d’édition par M me Chantal de Tourtier-Bonazzi, en 1981 (Napoléon. Lettres d’amour à Joséphine, première édition intégrale établie par Chantal de Tourtier-Bonazzi, avec une préface de Jean Favier et une présentation de Jean Tulard, Paris, Fayard, 1981. Nous avons repris de larges pans du travail de Mme de Tourtier-Bonazzi, avec son autorisation et celle de l’éditeur. Qu’ils en soient ici remerciés, ainsi que M. Bernard Chevallier, membre de notre comité et spécialiste de Joséphine, dont les connaissances ont été précieuses.).
On laissera le lecteur constater lui-même à quel point ces deux amours suscitèrent chez Bonaparte des sentiments différents. Le premier fut, selon sa propre expression, une « affaire », à gérer comme un contrat. Quant à l’entrée de « l’incomparable Joséphine » dans sa vie, elle peut s’assimiler à une tempête qui dévaste son cœur. Le rigoureux soupirant de Désirée s’enflamme alors et ses phrases deviennent passionnées, plaintives et presque érotiques.

La politique et la guerre occupent bien sûr une place de choix dans les quatorze années qui mènent Bonaparte de Brienne à Rastadt (On trouvera, en fin de volume, une chronologie détaillée établie par M lle Irène Delage.).
Dans la première matière, son apprentissage s’opère par paliers. Le voici d’abord observant avec retenue les premiers événements révolutionnaires : officier de l’armée royale, il ne s’y montre pas d’emblée favorable. Puis, à l’image de sa génération, il y adhère progressivement. Et comme il est Corse, il croit y déceler l’opportunité pour son île de retrouver le caractère exemplaire de la démocratie – tout de même un peu patricienne – établie naguère sous la houlette de Pascal Paoli. Malgré nos réserves sur l’authenticité de ce texte, on lira et relira la célébrissime lettre de ralliement du futur empereur au « général de la nation » : « Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté sous des flots de sang (Lettre du 12 juin 1789, n° 29.). »
Mais voici justement que Paoli est de retour. Bonaparte lui offre ses services, profitant des largesses de l’administration militaire qui lui accorde sans compter des congés de semestre. De cette époque date la véritable entrée en politique de Napoléon. La route ne sera pas droite, les opinions changeront, mais la vocation sera irrésistible. Bonaparte et Paoli finiront par rompre. Le premier choisira la Révolution de France et, pendant que le héros corse s’exilera en Angleterre, réalisera son destin sur le Continent. On l’y voit jacobin dans ses lettres aux représentants du peuple ou au Comité de salut public. On le retrouve thermidorien après sa courte détention à Nice. Et tandis qu’il conquiert l’Italie, s’essaie avec maîtrise au pouvoir, il devient le premier soutien d’un Directoire en difficulté. Avec son concours, la République restera révolutionnaire, dans sa version modérée, 89 modifiée 95. Sa pensée politique mûrit, au rythme de l’histoire et de ses commandements. Car dans la péninsule, c’est bien à un apprentissage du pouvoir que se livre aussi le vainqueur. Il forge sa diplomatie – qu’il sait être la prise en compte des rapports de force – et ses solutions administratives. Il devient même constitutionnaliste : pour la Cisalpine, certes, mais aussi pour la France, dans une longue et fameuse lettre à Talleyrand (Lettre du 21 septembre 1797, n° 2065.).
Dernier aspect, et non des moindres, c’est en lisant ses lettres des opérations contre la Sardaigne, du siège de Toulon et des campagnes italiennes (Sur la partie « italienne » de ce premier volume, nous avons bénéficié de l’aide précieuse de MM. Alain Pillepich et Gabriel Madec.) que nous assistons à la naissance d’un chef de guerre. On en avait déjà l’idée en consultant la Correspondance du XIXe siècle et même les compléments des Masson, Lecestre et autres Brotonne. L’exploration systématique d’un énorme fonds détenu par le Service historique de l’Armée de Terre, au fort de Vincennes, renforce encore cette juste opinion, ce qui est d’autant plus important qu’au fond, les campagnes de Bonaparte en Italie n’ont pas fait l’objet à ce jour de grandes études détaillées. Confirmation encore – et éclatante – de sa faculté de passer sans cesse d’un sujet à l’autre, de la stratégie à la tactique, de l’intendance générale aux petits besoins d’unités minuscules : lettres de service à Berlier, Andréossy ou Faultrier en 1794 et 1795, à Masséna, Joubert et Sérurier les années suivantes, lettres d’organisation ou de stratégie à Berthier qui apparaît, et pour longtemps, à ses côtés au moment de l’aventure italienne, époustouflante, échevelée et implacablement victorieuse. Enfin, presque pour nous rendre service et nous permettre de regrouper nos idées, le général en chef résume, synthétise et raconte dans ses nombreux rapports au Directoire les grandes phases de ses exploits d’Italie, narration nerveuse, positive, presque de propagande. Carte en main au besoin, on suivra jour après jour la plus étonnante série de combats et de manœuvres d’une carrière qui, pourtant, n’en est qu’à ses débuts. Le premier volume de la Correspondance générale est ainsi accompagné de quelques coups de tonnerre.

Thierry Lentz
Secrétaire général du Comité pour l’édition de la Correspondance de Napoléon
Septembre 2004

Cet article fait également partie du dossier thématique « 1769-1793 : la jeunesse de Napoléon Bonaparte »

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