Un statut particulier
Ni milice de palais, ni institution politique, la Garde représente avant tout un corps de soldats d’élite. Officiellement qualifiée de Maison militaire de l’Empereur (dans laquelle sont également intégrés les aides de camp et les officiers d’ordonnance de Napoléon), dotée d’un budget autonome, elle ne dépend absolument pas, pour sa vie quotidienne, de l’Administration de la Guerre, qui assure son existence matérielle au reste de l’armée impériale. Ce qui explique que le souverain, conscient de la qualité et de la fidélité de ces unités, n’hésite pas, en 1813 et 1814, à en accélérer la reconstitution (coordonnée par le grand-maréchal du palais) au moyen de dons de plusieurs millions de francs-or tirés de son Trésor particulier, c’est-à-dire de son patrimoine personnel. Ce particularisme se concrétise enfin par des appellations inconnues dans la ligne (adjudant supérieur pour adjudant-commandant par exemple) ou encore par l’existence d’un corps administratif et d’un service de santé propres.
En fait, Napoléon, durant ses quinze années de gouvernement, agit à son égard comme un véritable chef de corps, supervisant aussi bien le choix des soldats de sa Vieille Garde que les nominations des officiers et sous-officiers de toute la Garde. Tout à fait logiquement d’ailleurs, les drapeaux, étendards et guidons de son corps d’élite sont déposés dans le grand salon des Tuileries et font l’objet d’un cérémonial précis lorsqu’ils sont remis aux unités de service ou partant en campagne.
L’Empereur conserve néanmoins le souci constant de répartir le commandement entre plusieurs titulaires, même si les nécessités tactiques conduisent à plusieurs reprises à désigner temporairement un chef unique responsable devant lui. Il est vrai qu’alors cette charge demeure limitée par le fait que sa Garde agit groupée au sein de l’armée qu’il commande directement. Deux exemples seulement contreviennent à cette règle : le théâtre espagnol, où un certain nombre de détachements combattent de 1809 à 1813, et la campagne de France au cours de laquelle une partie de la Garde est bloquée en Hollande, une seconde bataille avec le souverain et une troisième s’organise à Paris.
Des précédents ?
Traditionnellement, les détenteurs du pouvoir s’entourent d’un corps particulier. À la veille de la Révolution, la maison militaire du roi, 8 500 cavaliers et fantassins en 1787, représente à la fois un élément de prestige, assurant la protection du souverain et du palais, mais aussi une école de cadres et un véritable instrument de combat.
Dès 1789, une de ses composantes, la « compagnie des Gardes de la Prévôté de l’Hôtel », est dédiée à la protection de l’assemblée nationale puis législative. Pendant ce temps, le reste de la maison militaire, licenciée, cède la place en 1791 à la garde constitutionnelle qui disparaît avec la monarchie. La Convention dispose alors de « grenadiers-gendarmes », où prédominent les éléments révolutionnaires. S’adaptant aux changements politiques, ces derniers se transforment ensuite en une « garde du Corps législatif », doublée sous le Directoire d’une « garde constitutionnelle » formée de soldats confirmés. Durant tout l’épisode révolutionnaire, néanmoins, ces unités servent seulement à réprimer émeutes et insurrections ou à assurer des service d’escorte et d’honneur à Paris, sans jamais être employées aux armées (à l’exception d’un bref épisode en Vendée en 1793). Tout change dans la nuit du 19 au 20 brumaire. À 2 heures du matin, les nouveaux consuls prêtent serment à la République, puis Bonaparte s’adresse aux gardes qui attendent dans la cour, les incorporant d’une phrase au nouveau régime : « Grenadiers, la Garde du Corps législatif et la Garde du Directoire s’appelleront désormais la Garde des Consuls. » Par-delà le changement de nom vient de naître un nouvel outil, aux fonctions essentiellement militaires.
Des bases solides sous le Consulat
Sous la poigne de Murat, les semaines suivantes voient une réorganisation profonde. Les unités sont épurées de leurs éléments douteux, tandis que les guides d’Egypte revenus avec le général Bonaparte (200 sur 1244) forment de nouvelles compagnies. Dès le 3 janvier 1800, la Garde est devenue une petite brigade interarmes qui, tout en assurant un service de protection et d’escorte, retrouve ses capacités combattantes. La discipline est resserrée, des soldats éprouvés recrutés, manœuvres et revues se multiplient. Le Premier consul souhaite en effet que la Garde devienne la réserve tactique de l’armée. Finalement, le 11 avril 1800, elle quitte Paris pour l’Italie sous le commandement de Bessières, laissant dans la capitale les inaptes à faire campagne. À Marengo, ses 1200 hommes se couvrent de gloire. Tandis que les cavaliers chargent, son unique bataillon, formé en carré, donne le temps de préparer l’engagement de Desaix et de transformer ainsi la défaite en victoire.
De retour en France, à Paris puis à Boulogne, et jusqu’à la campagne d’Allemagne en 1805, la Garde poursuit son organisation, gagnant sans cesse en homogénéité, discipline et efficacité, ce qui explique l’admission, à partir de janvier 1804, de vélites, c’est-à-dire de volontaires destinés à devenir sous-officiers ou officiers. Les conditions d’entrée dans le corps d’élite sont également strictement définies (même si elles évolueront au fil des années au gré des circonstances et des besoins) : il faut être militaire en activité, compter au moins 3 campagnes, des actions d’éclat ou des blessures et avoir fait preuve d’une conduite irréprochable. L’admission entraîne en revanche une amélioration matérielle certaine, compte tenu du taux de solde et des indemnités spéciales dont bénéficient les heureux élus.
En même temps, les effectifs croissent régulièrement grâce à l’intégration de soldats tirés de la ligne ou revenus d’Egypte : 2 089 hommes en 1800, 7 266 en 1802, 9 798 en 1804, ce qui correspond concrètement à une petite division interarmes. L’infanterie est désormais structurée en deux corps parallèles, les grenadiers, issus du Directoire, et les chasseurs, héritiers des guides à pied. La cavalerie comporte les deux spécialités habituelles. La légère est représentée par le régiment de chasseurs à cheval formé initialement par les guides mais qui intègre aussi une compagnie de mamelouks. La lourde est composée des grenadiers à cheval, issus de la garde du Directoire, mêlés aux meilleurs cuirassiers, carabiniers et dragons de la ligne. L’artillerie est augmentée proportionnellement puis le projet de descente en Angleterre amène la création, en 1803, d’un bataillon de marins. Deux innovations renforcent encore l’autonomie par rapport au reste de l’armée. Une compagnie particulière de vétérans d’une part est mise sur pied ; intégrée au corps des grenadiers à pied, elle accueille les soldats devenus inaptes à faire campagne mais dont l’admission aux Invalides s’avère injustifiée. Le soutien sanitaire d’autre part est parfaitement organisé et l’hôpital du Gros Caillou, rue Saint-Dominique, réservé à la Garde, possède un personnel médical de premier ordre.
En marge de la Garde s’organise par ailleurs en 1802 une légion de gendarmerie d’élite. Forte de 2 escadrons et de 2 compagnies à pied, recrutée parmi les meilleurs éléments de l’arme, elle a pour fonction de veiller en permanence sur le chef de l’Etat pendant ses voyages et aux armées, tout en contribuant au maintien de l’ordre à Paris et dans les divers lieux de résidence du gouvernement. Ne recevant ses ordres que de Bonaparte, elle fait en réalité double emploi avec la Garde, à laquelle elle sera finalement intégrée le 29 juillet 1804, avant d’être spécialement attachée au Quartier Général impérial en 1805.
La question du commandement est clarifiée durant cette période. Après Marengo et jusqu’en 1801, Lannes a commandé toute la Garde. Puis les responsabilités sont réparties entre les généraux Davout (infanterie), Bessières (cavalerie) et Songis (artillerie), le Premier consul conservant la haute main sur l’ensemble. Le principe est finalement institutionnalisé par l’instauration de quatre colonels-généraux chargés chacun d’une arme. Se défiant des intrigues de palais, songeant peut-être au pouvoir détenu par les prétoriens, Napoléon écrira même à son frère Joseph, le 31 mai 1806 : « N’organisez pas votre Garde de manière à ne nommer qu’un commandant. Rien n’est plus dangereux. »
Bref, en mai 1804, la Garde des consuls devient impériale sans faire l’objet à cette occasion de transformations fondamentales. Elle se définit alors comme une armée en réduction, totalement autonome, parfaitement entraînée, susceptible d’effectuer un service d’honneur ou de guerre, bénéficiant d’avantages matériels important et demeurant dans les mains de Napoléon Bonaparte, chef de corps de fait, bien que son appellation se réfère davantage à un régime qu’à un homme (ce qui n’aurait pas été le cas si l’on avait eu une Garde de l’Empereur).
Jean-François Brun, maître de conférences à l’université de Saint-Étienne, auteur de La Grande Armée. Analyse d’une machine de guerre, Grand Prix de la Fondation Napoléon en 2023 (mise en ligne : avril 2025)