La Garde impériale : des fonctions secondes (3/4)

Auteur(s) : BRUN Jean-François
Partager

Légitimée par sa valeur militaire exceptionnelle, la Garde remplit un certain nombre de fonctions secondes, mais non secondaires. Fort logiquement, ces dernières se complètent et interfèrent parfois entre elles étant entendu que, pour la clarté de l’exposé, il s’est avéré nécessaire de les dissocier un peu artificiellement ou de procéder à des redites, les plus légères possible.

► Lire La Garde impériale : un outil de guerre (2/4)
Lire La Garde impériale : l’orgueil du bonnet à poil (4/4)

La Garde impériale : des fonctions secondes (3/4)
Officier de chasseurs à cheval de la Garde impériale, chargeant.
GERICAULT Théodore, 1812 © Paris Musée du Louvre

Service d’honneur et de protection

La protection des palais impériaux et le soin de rendre les honneurs s’avèrent tout à fait logiquement du ressort de la Vieille Garde, qui y consacre en permanence un bataillon et un escadron (relevés chaque mois), le grand-maréchal du palais réglant le service. Les Tuileries abritent ainsi trois postes d’infanterie, un piquet de gendarmerie, un autre de cavalerie et quelques sapeurs. Mais des détachements stationnent également au Louvre, à l’Elysée, à Vincennes, au Trianon, à la Malmaison, rue Saint Dominique (chez Madame Mère), rue Laffitte (où habite la reine Hortense), rue de La Chaise (où loge Pauline Borghèse), sans oublier les sentinelles aux portes des diverses casernes ni les escortes et patrouilles à l’intérieur de Paris. Coignet se montre formel à ce propos : « la caserne [de Courbevoie] contenait trois bataillons et un de service à Paris, pour faire le service chacun son tour par mois. Ce service était pénible : huit heures de faction et deux heures de patrouille et des rondes-major de nuit. »

Le souci de représentation explique également l’existence dans la Vieille Garde de musiques particulièrement bien étoffées. Toute compagnie d’infanterie possède règlementairement 2 tambours, auxquels s’ajoutent, comme sous l’Ancien Régime, des fifres dont l’existence est tolérée en dépit du silence des règlements à leur sujet. De son côté, la cavalerie utilise des trompettes. Mais il s’agit là de soldats chargés de transmettre les ordres, au quartier comme en campagne. À ces militaires occupant des fonctions opérationnelles et regroupés dans des batteries ou fanfares d’ordonnance s’ajoutent des harmonies composées de musiciens civils sous contrat, vêtus d’uniformes richement ornés. Grâce à celle du 1er grenadiers à pied (ou du 1er chasseurs à pied), la relève quotidienne de la Garde, aux Tuileries ou en campagne, fait l’objet d’aubades fort prisées du public. Renforcées lors des cérémonies majeures de vacataires venus de l’Opéra ou du Conservatoire, ces musiques s’avèrent habituellement bien fournies. Ainsi, au 1er grenadiers, derrière la batterie de fifres et tambours dirigée par le tambour-major, défile une harmonie de 48 exécutants sous les ordres d’un chef qui a rang de sergent-major. Cet ensemble mêle musique à la turque (caisse claire, caisse roulante, cymbales, grosse caisse, chapeau chinois, triangle), instruments de bois (basson, clarinettes en ut et en fa, hautbois, flûte) et grande musique (trombone, serpent, trompette, cor et buccin). De leur côté, dans les régiments de cavalerie, aux trompettes s’ajoutent, lors des parades et des cérémonies, un ensemble de cors et de tambours, ainsi, bien évidemment, qu’un timbalier.

Donnant tout leur lustre aux grands événements (sacre, mariage avec Marie-Louise, baptême du roi de Rome…), les formations musicales de la Garde sont à l’origine d’une tradition qui perdure de nos jours. Examinons les faits. Sous l’Ancien Régime, les musiciens de la Cour sont des civils. En 1762, la « bande de musique » des gardes-françaises est créée, avec 16 exécutants (puis 32 en 1789). Mais elle n’intervient pas dans les cérémonies officielles. Sous la Révolution, l’Institut national de musique (renommé ensuite Conservatoire) assure l’orchestration des fêtes patriotiques, tandis que la Garde du Directoire, de son côté, possède une bande de 32 musiciens. En revanche, le Consulat, puis l’Empire, utilisent systématiquement les formations militaires (batteries et fanfares d’ordonnance renforcées par leur harmonie) lors des grandes manifestations politiques tout autant que pour les parades plus habituelles (y compris, on l’a dit, la relève quotidienne de la Garde). Les régimes politiques successifs adoptent ensuite un comportement analogue. Il suffit, à cet égard, de rappeler la place dévolue de nos jours encore à la musique de la Garde républicaine. Par ailleurs, l’épisode napoléonien a fort logiquement contribué à nourrir le répertoire musical français. Même si nombre d’airs ne sont plus joués (« Veillons au salut de l’empire », héritage de la Révolution comme son nom ne l’indique pas, ou encore la « grenadière » et la « carabinière »), d’autres font toujours l’objet d’interprétations épisodiques (tels la « Marche des bonnets à poils » ou la « Marche des cornets de la Garde »). Une mention particulière doit ici être faite à propos de la marche consulaire (ou « Marche de la garde des Consuls à Marengo »), dans la mesure où elle est demeurée, jusqu’à ces dernières années, un classique de la revue des troupes par les autorités.

En fait, au même titre que la rigueur des mouvements et le port d’uniformes impeccables, la présence des musiques de la Garde révèle le souci de l’apparat, à la fois instrument politique destiné, en frappant les imaginations, à montrer la puissance du régime et élément participant, avec d’autres, à la construction d’une esthétique de la grandeur.

Le départ en campagne entraîne un certain nombre d’aménagements. Les soldats les plus âgés, de même que ceux provisoirement indisponibles, affectés dans les dépôts ou chargés de tâches d’instruction, demeurent à Paris pour assurer un service d’honneur nécessairement réduit compte tenu de l’absence du souverain. Ce reliquat représente quand même 4 550 hommes sur 11 350 en 1805, ce qui est loin d’être négligeable. De leur côté, les unités de guerre deviennent responsables de la personne de Napoléon. Au bivouac comme au cantonnement, bataillons et escadrons remplissent tour à tour les missions de sécurité et d’honneur. C’est l’image du grenadier en faction devant la tente impériale ou sur les remparts du Kremlin. Ce dispositif exclut toute improvisation puisque, souvent, des éléments précurseurs gagnent le futur bivouac, tandis que des détachements peuvent être mis en place pour jalonner (et sécuriser) l’itinéraire du lendemain.

Néanmoins, comme l’Empereur se déplace constamment à cheval ou en voiture, une escorte montée permanente se révèle indispensable. Composée de quatre escadrons tirés des divers corps de cavalerie de la Garde et renouvelée régulièrement, elle est commandée par le général de service, tandis que la sécurité rapprochée du souverain est dévolue à un peloton de chasseurs à cheval. Parquin, dans ses Souvenirs de gloire et d’amour, a laissé à ce propos une description extrêmement vivante : « L’escadron des chasseurs à cheval avait un service spécial auprès de l’Empereur. Un lieutenant, un maréchal des logis, deux brigadiers, vingt-deux chasseurs et un trompette marchaient devant et derrière lui. Un brigadier et quatre chasseurs, dont l’un portait le portefeuille et l’autre la lorgnette de Sa Majesté, galopaient en avant de l’Empereur et lui faisaient faire place. S’arrêtait-il, mettait-il pied à terre, les chasseurs l’imitaient à l’instant, plaçaient la baïonnette au bout du mousqueton et marchaient ainsi en carré, l’Empereur au milieu d’eux. L’officier commandant le peloton d’escorte suivait constamment Sa Majesté ; il n’y avait que le roi Murat et le prince de Neuchâtel [le maréchal Berthier] qui pussent lui disputer le pas. L’Empereur s’établissait-il dans un logement : cet officier stationnait dans l’appartement le plus près du sien. Les chasseurs de son peloton étaient pied à terre, tenant à la main les rênes de la bride des chevaux, à la porte de la maison occupée par l’Empereur qui avait toujours là un cheval de ses écuries sellé, bridé et tenu par deux piqueurs. Le peloton d’escorte chargé de ce service était relevé toutes les deux heures de façon qu’à toute heure du jour ou de la nuit c’était la même disposition. »

Une école pour l’armée impériale

La Garde constitue parallèlement un centre de formation. Le sens de la discipline, le souci de perfection dans l’entraînement ou la rectitude et l’intelligence dans l’exécution du service, caractéristiques de ses unités, en font un véritable modèle de l’esprit militaire que l’Empereur cherche à insuffler au reste de l’armée. Toutefois, si un certain nombre d’officiers supérieurs rejoignent la Ligne avec une promotion, l’apport de la Garde consiste essentiellement en cadres subalternes, du caporal au capitaine. Ce sont en effet les plus précieux pour la Grande Armée, dans la mesure où la manœuvre tactique ne débute qu’à l’échelon du bataillon ou de l’escadron. Si bien que, jusqu’au niveau de la compagnie, priment la discipline de feu et la cohésion des rangs dans les marches ou les combats, tous mécanismes dont la maîtrise s’avère avant tout affaire d’autorité et d’expérience.

La Vieille Garde représente ainsi une pépinière de sous-officiers ou de sous-lieutenants propres à encadrer les régiments de Ligne ou de Jeune Garde, complétant là l’apport des écoles ou la promotion interne au sein des diverses unités. Deux exemples entre tous : le 15 mars 1806, 90 caporaux de grenadiers et de chasseurs à pied sont nommés sous-lieutenants dans la Ligne. Autre cas : le 6 février 1813, 100 caporaux et 100 sergents de Vieille Garde deviennent sous-lieutenants dans les cohortes de la Garde nationale récemment intégrées dans l’armée régulière. De leur côté, les simples soldats peuvent rejoindre comme sous-officiers les régiments de Jeune Garde. Coignet se souvient parfaitement du moment où il a accédé à l’épaulette : « Le 13 juillet [1812], il [Napoléon] donna l’ordre de lui présenter 22 sous-officiers pour passer lieutenant dans la ligne. Comme les chasseurs étaient partis, toutes les promotions tombèrent sur nous ; il fallait se trouver sur la place à deux heures pour être présenté à l’Empereur (…). À deux heures, l’Empereur arrive nous passer en revue ; nous étions tous les 22 sur un rang et, commençant par la droite, regardant ces beaux sous-officiers et les toisant de la tête aux pieds sans dire mot, il dit au général Dorsenne : « Ça fera de beaux officiers dans les régiments. »

En fait, de 1804 à 1814, ce flux plus ou moins intense ne s’interrompt jamais, suscitant mécaniquement dans les régiments de la Garde ainsi mis à contribution des vides qu’il faut combler par le biais de l’avancement ou du recrutement. Dans une lettre adressée au maréchal Bessières, le 3 août 1810, Napoléon avait nettement exprimé sa pensée : « Je veux avoir dans ma Garde de quoi former les cadres d’une armée de réserve de 100 bataillons [80 000 hommes] ». Si l’on en croit la suite de ce courrier, ce plan exigera la fourniture de 6 000 caporaux par les régiments de Jeune Garde, de 3 000 sergents par les Fusiliers, de 600 lieutenants issus de la Vieille Garde, tandis que 600 autres viendront des écoles militaires et des lycées civils, les capitaines étant quant à eux tirés de la Ligne et de la Vieille Garde.

Autre modalité, l’institution des vélites, qui constitue pour la Garde la première occasion de devenir un véritable centre d’apprentissage. L’expérience, quoique limitée dans le temps, s’est néanmoins révélée extrêmement concluante, eu égard au nombre de cadres nommés dans la Ligne. Toutefois, cet aspect ne sera pas analysé plus longuement ici puisqu’il a déjà fait l’objet d’un développement dans la première partie de de cette étude (voir napoleon.org du 30 mai 2025). En revanche, quelques années plus tard, en 1810, dans la lignée de la lettre adressée à Bessières et évoquée plus haut, la Garde met en place une véritable école de sous-officiers. Cette innovation, unique dans les armées de l’époque, vise à compléter l’appareil scolaire militaire composé seulement, jusqu’à ce moment, d’école d’officiers (Saint-Cyr, Saint-Germain, Metz et, pour partie, Polytechnique) ou de centres de perfectionnement collectifs accueillant des unités constituées (en l’occurrence les écoles régimentaires d’artillerie et du génie). Le 31 décembre 1810 est donc créé le bataillon d’instruction de Fontainebleau. Dépourvu d’équivalent dans le reste de l’armée impériale, il est articulé en trois grosses compagnies, l’une d’élèves-sergents (venus des Fusiliers), les deux autres d’élèves-caporaux (tirés des Voltigeurs et des Tirailleurs). Les soldats, qui savent tous lire et écrire et servent sous les drapeaux depuis au moins un an, bénéficient des leçons de maîtres d’écriture et d’arithmétique, tandis que leur instruction militaire comporte des cours d’artillerie et de génie. De ce fait, le bataillon est à même de pourvoir régulièrement en sous-officiers, fourriers, sergents-majors, voire sous-lieutenants le reste de l’armée française. Statistique révélatrice : au 1er janvier 1813, le bataillon compte 31 officiers et 807 sous-officiers et élèves. Dans les semaines suivantes, il fournit 207 caporaux, 101 sergents, 88 sous-lieutenants et 31 lieutenants.

En fait, rien n’illustre mieux ce rôle de ressource que le schéma généralement suivi pour les régiments de tirailleurs et de voltigeurs. Les sous-officiers proviennent souvent des Fusiliers, les sous-lieutenants sont des vélites ou des Saint-Cyriens sortant d’école, enfin capitaines et chefs de bataillon sont issus de la Vieille Garde. Néanmoins, en 1813, lorsqu’il faudra réparer les pertes de Russie, la Garde dans son ensemble deviendra un véritable réservoir de cadres subalternes au profit de la Ligne.

Une vitrine et un creuset

La Garde s’avère un vecteur médiatique de premier ordre. Les populations se montrent généralement très sensibles à l’étalage de cette puissance tranquille, particulièrement bien organisée et parfaitement habillée, dont l’imposant défilé est ouvert par la tête de colonne chamarrée des musiciens. Les Parisiens, qui se pressent aux revues des Tuileries jusqu’en 1814, la reçoivent officiellement, autorités municipales en tête, en novembre 1807 en tant que représentante de l’armée victorieuse. Même impact à l’étranger : en 1806, soucieux d’effacer la mauvaise impression laissée par les premières troupes arrivées en guenilles dans Berlin, Napoléon organise le 27 octobre son entrée solennelle avec la Garde en grande tenue. Dans tous les cas, les mamelouks caracolant en tête de cortège rappellent l’expédition militaro-scientifique d’Égypte qui demeure l’une des principales cautions intellectuelles du régime.

L’Empereur utilise également le prestige de sa Garde pour tenter de recruter les fils de la vieille noblesse française, organisant en octobre 1806 quatre compagnies de « gendarmes d’ordonnance ». Les volontaires, âgés de 18 à 40 ans, doivent s’équiper et se monter à leurs frais. Assimilés aux chasseurs à cheval de la Garde, en mesure de justifier d’une pension annuelle de 600 francs (soit le revenu d’une petite ferme), ils ont la promesse de devenir sous-lieutenants après une année de service. Mal acceptées par l’armée imprégnée d’égalitarisme républicain, ces unités, qui combattent sans brio, sont finalement dissoutes en octobre 1807. En grande partie intégrés dans la Garde, les gendarmes d’ordonnance donneront finalement près de 400 officiers à la cavalerie impériale. Nul doute toutefois que ce précédent n’ait en partie inspiré l’institution des gardes d’honneur en 1813.

Plus globalement, notamment à partir de l’institution de la Jeune Garde, le corps d’élite joue un rôle de creuset. Dans ses rangs se mêlent en effet militaires confirmés et conscrits, tous issus de l’ensemble des départements de l’Empire. Au sein du processus d’intégration des territoires réunis à l’ancienne France, le monde militaire tient ainsi un rôle comparable à celui dévolu aux autres institutions, de la petite administration au Sénat et au Corps législatif. Napoléon use par ailleurs de l’image positive de la Garde pour faire accepter la mise sur pied d’unités qu’il souhaite recruter en dehors du jeu normal de la conscription (même s’il faut ensuite recourir à cette dernière pour compléter les rangs). En 1810, désireux de récompenser ceux qui ont participé à la défense du territoire lors du débarquement britannique à Walcheren, le souverain crée ainsi un « régiment de gardes nationales de la Garde impériale ». L’année suivante, il met sur pied les Flanqueurs, pris parmi les « jeunes gens de 18 à 30 ans, fils ou neveux de gardes généraux et de gardes à pied et à cheval des forêts de la couronne et du domaine, et des forêts des communes de l’Empire », dont l’habit-veste de couleur verte rappellera l’origine. Cette volonté apparaît particulièrement évidente en 1813 : un dixième des 12 000 cavaliers offerts par les cantons est en effet incorporé dans les régiments de la Garde. Puis, en avril, 10 000 gardes d’honneur sont levés parmi les notables ou fils de notables de l’Empire. Équipés à la hussarde, montés à leurs frais, ils pourront devenir sous-lieutenants après un an de service. En attendant, leurs quatre régiments combattent « à la suite » de la Garde en 1813 et 1814, sans néanmoins jamais en faire officiellement partie, comme le révèle le fait qu’ils continuent matériellement à dépendre de l’Administration de la guerre (voir napoléon.org du 4 juillet 2025).

L’intégration des unités d’élite hollandaises (un régiment d’infanterie, un régiment de cavalerie, une compagnie d’artillerie à cheval et une compagnie de train d’artillerie) s’inscrit quant à elle dans la logique présidant à l’annexion du royaume au sein de l’Empire français. Le cas des deux bataillons de vélites royaux, formés de fils de militaires hollandais morts en service, d’orphelins et d’enfants trouvés, se révèle particulièrement intéressant. Au nombre de 1 063, incorporés dans la Garde en janvier 1811, ils deviennent en mars le noyau du régiment des Pupilles, qui accueille bientôt 8 000 autre enfants ou adolescents tirés des orphelinats de tout l’Empire. Très rapidement, la « Garde du roi de Rome » (pour reprendre une expression d’époque) compte 9 bataillons encadrés d’officiers ou de sous-officiers venus de Hollande, issus des vélites ou tirés de la Vieille Garde. Véritable école militaire préparatoire, elle compte même, à partir de 1813, 240 élèves-musiciens (120 tambours, 80 cornets et 40 fifres). Cette année-là d’ailleurs, les pupilles âgés de 19 ans au moins sont incorporés dans la Jeune Garde, les autres tenant garnison dans les ports ou à Paris, jusqu’à la dissolution de leur unité, décidée par Louis XVIII en 1814. Si le régime napoléonien avait duré, seraient-ils devenus des cadets ou des janissaires ?

Un espace d’innovation

Alors que les uniformes des grenadiers et chasseurs à pied de Vieille Garde offrent un aspect légèrement désuet, qui inscrit leurs porteurs dans la continuité des armées du XVIIIe siècle finissant et de la Révolution, l’Empereur donne à son corps d’élite une structure très moderne, marquée notamment par un certain nombre d’innovations. Certaines découlent simplement de la richesse de moyens à la disposition de la Garde. Ainsi du domaine logistique : les unités possèdent, de façon organique, des capacités de transport importantes, ce qui explique que la création du train de la Garde, en tant qu’entité propre, intervienne en 1811 seulement. Néanmoins, cette aisance matérielle se concrétise surtout dans le domaine du « soutien de l’homme » (pour utiliser notre expression contemporaine), assuré par un bataillon d’administration groupant des compagnies spécialisées selon les cas dans les vivres-pain, les vivres-viande, les fourrages et la santé (infirmiers). Système nécessairement plus efficace que celui de la Ligne, qui recourt aux seuls vacataires de l’Administration de la guerre. Dans ses mémoires, le baron Dufour, commissaire ordonnateur chargé de la vie matérielle de la Garde, évoque d’ailleurs l’étonnement des populations russes devant l’arrivée d’un détachement de boulangers militaires qui entreprend aussitôt de mettre en œuvre des manutentions pour faire du pain.

Les résultats obtenus grâce à cette militarisation du soutien ont probablement inspirés la création, en 1809, dans la Ligne, des compagnies d’infirmiers puis l’institution, en décembre 1813, de brancardiers, les « despotats » (dont on ne sait en fait s’ils ont été réellement organisés). Un exemple peut-être plus probant réside également, en février 1813, dans la réforme du train d’artillerie. Les deux bataillons autonomes de la Garde sont réunis en un régiment à trois bataillons, alignant chacun quatre compagnies de guerre (toutes composées de 2 officiers, 14 sous-officiers, 146 soldats et 280 chevaux), avant que, le 13 mars, ne soit organisé un quatrième bataillon. L’avantage de cette réforme réside dans la création d’un seul dépôt régimentaire, propre à générer des économies d’échelle. Il s’avère vraisemblable que cette nouvelle structure, qui alignait l’organisation du train d’artillerie sur celle des régiments d’artillerie, aurait finalement été imposée, à terme, à la Ligne.

Cette notion d’espace d’innovation demeure cependant relativement limitée. Tout au long de l’épisode napoléonien, la Garde, en effet, utilise des modes de combat et un armement analogues à ceux du reste de l’armée française. Au début de l’année 1813, d’ailleurs, l’Empereur choisit de ne pas la doter, même partiellement, du fusil Pauly, qui aurait procuré une puissance de feu inédite et, peut-être, créé la surprise tactique lors de la première campagne de Saxe. Les conséquences qui en auraient résulté appartiennent néanmoins au domaine de l’uchronie.

Un instrument diplomatique

Vitrine de la Grande Armée, la Garde accueille en son sein quelques unités étrangères. Cette intégration permet de concrétiser symboliquement des rapprochements politiques sans remettre en cause le fait que le corps d’élite demeure avant tout un instrument tactique français dont le commandement opérationnel demeure du seul ressort de l’Empereur. Là encore, il convient de se montrer extrêmement précis. Certains contingents étrangers appartiennent formellement à la Garde impériale et sont de ce fait soldés par la France. D’autres demeurent à la charge de leur propre État et combattent au sein de la Garde en tant qu’alliés. Leur présence illustre alors la volonté de montrer un front uni face à la VIe coalition, puisque ce phénomène est surtout perceptible en 1813, au crépuscule de l’hégémonie impériale.

Jusqu’en 1807, le recrutement de la Garde demeure en effet exclusivement français, à l’exception de la compagnie de mamelouks, formée en 1801 avec des auxiliaires autochtones de l’armée d’Égypte. Néanmoins, au fil des années, la proportion de soldats français, albanais ou illyriens ne cesse de croître au sein de cette unité. En 1814, seul 18 mamelouks sont encore originaires du Proche Orient. Ici, toutefois, l’élément étranger ne vise pas à renforcer de façon tangible le nombre de combattants. Équipés et habillés à l’orientale, ces cavaliers constituent le souvenir vivant de l’expédition d’Égypte, si bien que leur existence relève avant tout d’une logique de prestige.
L’on ne reviendra pas sur les formations hollandaises intégrées en 1810, après l’annexion du royaume, dans la mesure où elles été évoquées plus haut. En revanche, les unités recrutées au-delà des frontières de l’Empire constituent chacune des cas de figure différents. Vient en premier lieu la Garde royale italienne. Napoléon étant aussi roi d’Italie, sa présence aux côtés de la Garde impériale lors de la campagne de 1805 s’avère éminemment logique, même si elle n’aligne à cette occasion qu’un unique bataillon (ce qui peut s’expliquer par le fait que l’armée italienne est alors en cours de constitution). Puis elle regagne la péninsule avant de combattre à nouveau aux côtés de la Grande Armée, dans les rangs de l’armée d’Italie à Wagram, en Russie ensuite, au sein du 4e CA franco-italien, au même titre que les Gardes alliées qui manoeuvrent avec leurs contingents respectifs.

Passons maintenant aux chevau-légers lanciers de Pologne et de Berg. Le 1er chevau-légers (polonais) est admis au sein de la Garde presque immédiatement après sa formation en 1807, alors que les capacités militaires de ses membres sont loin de justifier un tel honneur. Mais, recrutés parmi les « propriétaires ou fils de propriétaires », tenus de fournir leur cheval, leur harnachement et leur uniforme, ils sont issus de ce monde des notables dont l’adhésion est indispensable à la construction géopolitique napoléonienne dans laquelle le grand-duché de Varsovie joue le rôle de base avancée en Europe centrale, face à la fois à la Prusse, à l’Autriche et à la Russie. Cet appel du pied au patriotisme (et au soutien) polonais se marque ensuite, en 1812, par la constitution d’un autre régiment de chevau-légers et d’un escadron tatar, levés en Lituanie. Le raisonnement s’avère analogue quant aux chevau-légers de Berg, eux aussi composés de volontaires aisés et qui, après avoir combattu en Espagne, sont attachés à la Garde en décembre 1809, indice parmi d’autres d’une volonté d’intégration à plus ou moins long terme dans l’Empire des quatre départements du grand-duché.

La campagne de Russie, qui voit croître au sein de la Grande Armée le poids de l’élément étranger, suscite parallèlement un certain nombre de changements à l’intérieur du corps d’élite. À l’issue de la retraite à l’ouest du Niémen, au 10 février 1813, la division de la Garde commandée par le général Roguet rassemble 7 144 combattants. Mais, dans ses rangs, à côté des survivants de la Garde impériale, combattent les vélites de Turin et de Florence, les rescapés de la Garde italienne, deux compagnies hessoises et enfin, pour la première fois, un détachement de 1 550 Napolitains. Bref, cette unité organisée de bric et de broc s’avère finalement une image en réduction de l’écoumène napoléonien.

La recréation de la Grande Armée dans les premiers mois de 1813 est l’occasion de fusions. Les deux régiments de grenadiers à pied reconstitués intègrent, à côté des vieux soldats tirés de la Ligne, les combattants français et hollandais des trois régiments partis en Russie. Les deux régiments de lanciers polonais n’en forment plus qu’un, qui accueille également l’escadron tatar. Enfin, les lanciers hollandais sont renforcés des dragons de la garde de Paris et de 500 cavaliers expérimentés issus d’unités françaises. Il faut toutefois attendre la deuxième campagne de Saxe (août-octobre 1813) pour relever un véritable processus d’internationalisation de la Vieille Garde, la seule qui ait réellement valeur de symbole. Une 2e division d’infanterie de Vieille Garde est en effet mise sur pied, qui comprend, à côté de régiments français, les vélites de Turin et de Florence, un bataillon polonais (organisé le 14 septembre, pratiquement détruit fin octobre) et les « Leibgrenadiere » saxons. Bref, l’Empire à son déclin s’efforce de promouvoir son image multinationale.

Jean-François Brun, maître de conférences HDR à l’université de Saint-Étienne, auteur de La Grande Armée. Analyse d’une machine de guerre, Grand Prix de la Fondation Napoléon en 2023 (mise en ligne : août 2025)

Partager