À l’île d’Elbe, fidélité et attente
La Restauration entraîne à l’évidence une rupture dans la Garde dont les soldats connaissent des destins divers : un nombre infime suit l’Empereur à l’île d’Elbe, les autres sont intégrés à l’armée royale ou démobilisés. Conformément aux clauses d’abdication en effet, Napoléon débarque dans son nouveau royaume avec moins d’un millier de combattants tirés de la Vieille Garde, commandés par Cambronne, et répartis en un bataillon d’infanterie (607 grenadiers et chasseurs à pied), une compagnie de chevau-légers polonais (22 cavaliers montés, 96 démontés), un détachement de 43 canonniers et un équipage de 21 marins. Malgré une légère érosion de ses effectifs à partir de janvier 1815, cette petite troupe conserve indéfectiblement l’esprit qui animait la phalange d’élite sous l’Empire, avant de constituer le fer de lance de la reconquête pacifique du trône.
En France, les effets de la défiance royale
Les unités restées en France font quant à elles l’objet d’importantes transformations. En premier lieu, les ressortissants redevenus étrangers à l’issue des rectifications frontalières rejoignent leur pays d’origine. Cette épuration touche aussi bien des régiments entiers, tels les lanciers polonais ou une partie des pupilles, que des individus. Chez les chasseurs à cheval, par exemple, 203 sous-officiers et cavaliers d’origine rhénane, italienne ou belge partent en congé absolu.
Parallèlement, les corps entrent dans le processus de réorganisation de l’armée royale, réduite à 200 000 hommes. Les compagnies d’artillerie et de génie, le bataillon de marins sont supprimés et leurs membres répartis dans la ligne. Tandis qu’une poignée seulement de vieux soldats intègre la Garde royale, Louis XVIII décide, le 12 mai, que « l’Infanterie de la Vieille Garde formera deux régiments de trois bataillons [en fait quatre avec l’incorporation des fusiliers le 9 juin]; le premier portera le nom de « Corps royal des Grenadiers de France », le second, celui de « Corps royal des Chasseurs à pied de France ». La cavalerie connaît un cheminement identique avec la mise sur pied des « Cuirassiers de France » (ex-grenadiers à cheval), « Dragons de France », « Chasseurs à cheval de France » et « Chevau-légers lanciers de France ». Les gendarmes d’élite sont versés partie dans la gendarmerie départementale, partie dans la gendarmerie « des voyages et chasses du roi ». Les vétérans enfin deviennent « Compagnie de Vétérans royaux de France ».
Désireuse d’apaiser les esprits et d’éviter les remous, la monarchie conserve toutefois aux militaires classés antérieurement dans la Vieille Garde une partie de leurs avantages financiers. Mais les nouveaux corps tiendront désormais garnison en province, les grenadiers à pied à Metz, les chasseurs à Nancy. La cavalerie de son côté déménage à plusieurs reprises, entre l’été 1814 et le printemps 1815, le « mauvais esprit » des vieux soldats risquant par contagion d’amener les populations à « penser mal » en cas de trop longue cohabitation. Ainsi, les chasseurs à cheval, installés d’abord à Nemours et Moret, gagnent bientôt Saumur puis Cambrai où ils apprennent le débarquement de Golfe Juan. Les moins bien lotis demeurent sans conteste les unités de Jeune Garde, dispersées dans la ligne, et surtout les militaires placés en demi-solde ou mis à la retraite. Bref, une conclusion s’impose : à partir d’août 1814, la Garde a perdu toute existence institutionnelle.
1815, le chant du cygne
Revenu au pouvoir, Napoléon reconstitue la Garde impériale, rappelant les vieux régiments et les demi-solde, mais sans voir pour autant renaître en son sein l’esprit qui l’animait jusqu’en 1814. L’hétérogénéité des expériences, île d’Elbe, corps royaux, unités de ligne ou vie civile plus ou moins difficile, crée en effet des clivages ténus.
Face à la VIe coalition automatiquement reconstituée, l’Empereur dispose seulement de l’armée de la Restauration. Quoiqu’affaiblie par les désertions et dépourvue de l’apport de la conscription (abolie par Louis XVIII), celle-ci représente un outil cohérent, grâce aux quelques mois de paix. Peu assuré de son pouvoir, le souverain se contente cependant de rappeler déserteurs et militaires en congé, d’incorporer les volontaires et de constituer des bataillons d’élite de gardes nationales afin de rassembler dans les forces de campagne le maximum de régiments de ligne. Mais, début juin, un certain nombre d’unités sont encore en cours d’organisation : fait symptomatique, une partie des gendarmes d’élite combattra avec le casque des « chasses et voyages ».
Tandis que les 2e tirailleurs et voltigeurs surveillent la Vendée, le reste de la Garde (20 200 hommes environ) pénètre en Belgique. À Waterloo, le repli du 3e chasseurs, lancé à l’assaut et broyé par les feux britanniques, entraîne la panique, car on a vu les bonnets à poil reculer ! Puis les bataillons de Vieille Garde, formés en carrés, tentent de résister à la déroute, parfois jusqu’à anéantissement. Reformée tant bien que mal, la Garde couvre la retraite le lendemain avant de se rallier à Laon, forte encore d’un peu plus de 11 000 combattants.
Passée comme le reste de l’armée aux ordres du gouvernement provisoire à l’annonce, le 24, de la seconde abdication, elle se retire en juillet derrière la Loire et y reçoit la nouvelle de son licenciement. La Jeune Garde, minée par la désertion, est dissoute en septembre. Grenadiers et chasseurs à pied sont, eux, incorporés dans l’armée royale, réformés, mis en congé ou à la retraite, tandis que la dispersion de l’artillerie, du génie et de la cavalerie dure jusqu’en décembre. Ne demeure, une fois encore, que le corps des vétérans : la Garde peut devenir un mythe.
Au moment de clore cette histoire, toutefois, quelques réflexions s’imposent. Recruter une Garde parmi l’élite des régiments aboutit à priver ces derniers de leurs éléments les plus solides. Or, au XIXe siècle, cette volonté de différenciation qualitative est battue en brèche au profit d’une uniformisation nécessairement associée à la notion d’interchangeabilité. Faut-il voir là un effet de la Révolution industrielle et de la mécanisation ? Quoiqu’il en soit, sous le Second Empire, les compagnies d’élite sont supprimées et leurs hommes, devenus soldats de 1ère classe, répartis au sein du régiment. La Garde elle-même disparaît en 1870. Par la suite, l’identité de statut qui résulte de ce double mouvement va de pair avec la conscription progressivement généralisée et consacre l’existence de pions tactiques théoriquement équivalents, différant seulement par leur degré d’entraînement. Ce mélange, reflet d’une Nation en armes, représente en tout état de cause un choix inverse de celui de l’armée impériale allemande, et constitue peut-être l’un des facteurs à l’origine de la solidité globale des troupes françaises lors de la Première Guerre mondiale.
Jean-François Brun, maître de conférences à l’université de Saint-Étienne, auteur de La Grande Armée. Analyse d’une machine de guerre, Grand Prix de la Fondation Napoléon en 2023 (mise en ligne : avril 2025)