Un rôle qui change au fil des campagnes
De toutes les missions dévolues à la Garde, la première demeure la participation aux combats. Or, l’accroissement de ses effectifs (théoriquement multipliés par 11,5 de 1804 à 1814) se révèle plus important que celui de la Grande Armée, cette place grandissante résultant en fait de l’évolution de son utilisation tactique. L’emploi de la Garde obéit en effet à trois schémas successifs. Initialement, et jusqu’en 1808, elle constitue une réserve interarmes qui doit « donner » seulement en dernier recours sur le champ de bataille, dans la droite ligne des guides d’Egypte ou de la Garde des consuls à Marengo. Mais une telle affirmation ne s’applique généralement qu’aux grenadiers et chasseurs à pied de Vieille Garde, et non à l’artillerie ou à la cavalerie, fréquemment engagées. Le souci d’utiliser seulement si l’on ne peut faire autrement les bataillons d’élite s’explique par le fait que la conservation d’une petite force d’infanterie organisée permet d’assurer éventuellement la retraite.
En 1809, la Garde devient un corps d’armée surdoté en cavalerie et artillerie, avec une infanterie à deux vitesses : les régiments de Vieille Garde conservent leur fonction de ressource ultime, même si la dureté des combats amène généralement leur engagement à partir de la retraite de Russie, la Jeune Garde en revanche est constamment employée, au même titre que la ligne, voire davantage compte tenu de sa plus grande solidité. De son côté, l’artillerie représente désormais une réserve de feux destinée à préparer et appuyer l’assaut qui fera basculer le sort de la bataille.
Le rôle dévolu à la Garde ne cesse de croître jusqu’à la seconde campagne de Saxe. Puis le projet du 16 novembre 1813 en fait une véritable armée parallèle, forte de quatre petits corps d’armée, une réserve de cavalerie et une réserve d’artillerie, bref une Grande Armée en réduction. Le raccourcissement des délais de mise sur pied empêche la réalisation de ce plan mais, durant la campagne de France, la désorganisation des troupes impériales et leur épuisement conduit en pratique la Garde à supporter l’essentiel des combats. Au 5 mars 1814 en effet, les forces commandées par Napoléon représentent 39 307 hommes, dont 27 323 (69,5%) de la Garde, sachant de plus qu’un certain nombre de bataillons de garde nationale sont encadrés par des officiers et sous-officiers de Jeune Garde. En 1815 toutefois, la Garde retrouve son rôle de corps d’armée d’élite.
Une infanterie à deux vitesses
Cette vision d’ensemble nécessite d’être complétée par une étude détaillée de chacune des armes, dont la logique d’expansion diffère quelque peu en fonction du rôle tactique assumé.
Quel que soit son volume, l’infanterie demeure organisée en deux branches parallèles issues de la période consulaire, les grenadiers et les chasseurs, les régiments de Jeune Garde créés par la suite étant rattachés à l’un ou à l’autre de ces corps. Leur emploi et leurs manœuvres s’avèrent néanmoins strictement identiques, la différence résidant seulement dans des détails d’uniforme.
Les régiments de Vieille Garde (deux, quatre, voire exceptionnellement cinq avec l’intégration des grenadiers hollandais) sont composés des meilleurs éléments venus de la ligne mais aussi, à la fin de l’Empire, de la Jeune Garde. Ainsi, en janvier 1813, pour reconstituer les unités presque entièrement détruites en Russie, 3 000 vieux soldats sont recrutés au sein de l’armée d’Espagne, du 113e régiment d’infanterie resté en Italie, des compagnies des vaisseaux et des bataillons cantonnés à l’intérieur de l’Empire. En réalité, les conditions d’admission (années de services, actions d’éclat, blessures) varient en fonction de la demande et de la ressource, les normes les plus sévères étant peut-être atteintes en janvier 1809, lorsque l’on exige des candidats au moins 10 ans de service. On comprend dès lors le souci de ménager des troupes si difficiles à mettre sur pied et l’existence, y compris au sein de la Vieille Garde, d’une hiérarchie selon laquelle l’ultime réserve demeure le 1er bataillon du 1er Grenadiers. Il n’y a donc rien d’illogique, en septembre 1813, à voir les 1er Grenadiers et Chasseurs combler leurs postes vacants avec des soldats des 2e régiments comptant 6 ans de service, tandis que les 2e Grenadiers et Chasseurs recourront pour remplir les vides ainsi créés à la Jeune Garde et à la ligne.
La première évolution notable demeure sans doute en 1805 l’arrivée, au sein de cette phalange de vieux militaires, de vélites, c’est-à-dire de volontaires destinés, au bout d’un certain nombre de mois de service, à devenir sous-officiers ou officiers dans la ligne. Renforcés de conscrits choisis et de fantassins des compagnies de réserve départementales, ils constitueront en septembre 1806 l’ossature des deux régiments de Fusiliers.
Le tournant demeure néanmoins l’introduction massive à partir de 1809 de conscrits sélectionnés. Commandés par des officiers et sous-officiers issus de la Vieille Garde, ils forment des régiments de Jeune Garde (ce qui amène les Fusiliers à être désormais couramment qualifiés de Moyenne Garde). Cette innovation, en totale contradiction avec ce que représentait jusqu’alors la Garde, crée au bout du compte des unités plus solides que celles de la ligne, encourageant l’Empereur à augmenter sans cesse leur nombre, ce qui permet par ailleurs de les dissocier plus nettement de la Vieille Garde par le biais de divisions autonomes : une en 1809, deux en 1812, quatre en 1813 et 1814. Une rationalisation intervient même le 30 décembre 1810 lorsque ces nouveaux régiments prennent uniformément l’appellation de tirailleurs (pour ceux dépendant des grenadiers) ou de voltigeurs (lorsqu’ils sont rattachés aux chasseurs). Mais le décret de janvier 1809 établit de ce fait une voie interne de recrutement de la Vieille Garde, parallèlement aux ponctions dans la ligne. En effet, les Fusiliers pourront être tirés de la Jeune Garde après deux ans de service et intégrer les grenadiers ou chasseurs à pied deux ans plus tard, à condition de savoir lire et écrire.
Les centaures de l’Empereur
Contrairement à l’infanterie, la cavalerie de la Garde est régulièrement engagée car, dans la bataille, Napoléon a besoin de toute sa force de frappe disponible. La logique prévalant dans l’infanterie ne saurait toutefois s’appliquer à la cavalerie qui ne constitue pas une réserve tactique et respecte sa partition en deux spécialités. La légère, plutôt destinée aux reconnaissances et aux raids lointains, est initialement représentée par le régiment de chasseurs à cheval. La grosse cavalerie, dont la fonction première demeure la charge propre à rompre le dispositif adverse au cours de la bataille, comprend les grenadiers à cheval et les gendarmes d’élite. Les unités organisées par la suite s’intègrent logiquement au sein de l’une ou l’autre de ces branches : les dragons, mis sur pied en 1806, sont classés dans la grosse cavalerie, les chevau-légers puis, en 1813, les éclaireurs, dans la légère.
La croissance des effectifs se révèle cependant beaucoup moins importante que dans l’infanterie. Chasseurs, grenadiers et dragons accueillent des vélites jusqu’en 1811 puis les régiments passent de quatre à cinq escadrons de vieux soldats. Si bien qu’en campagne, on les dédouble parfois en deux petits groupements, plus faciles à manier au plan tactique. En 1813, des escadrons de Jeune Garde sont finalement organisés mais, contrairement aux fantassins, ils demeurent intégrés aux vieux régiments. Ce qui n’empêche pas de les dissocier en août 1813 pour constituer une division de cavalerie de Vieille Garde et deux de Jeune Garde. Solution qui n’est pas retenue par la suite : à Waterloo, Vieille et Jeune Garde demeurent mêlées au sein de deux divisions, l’une de légère, la seconde de grosse cavalerie, selon une répartition fondée sur une logique d’emploi tactique.
Une puissance de feu immédiatement disponible
L’artillerie connaît de son côté une expansion énorme. Initialement composée de compagnies à cheval, elle accueille également des compagnies à pied à partir d’avril 1808, ce qui évite dès lors de recourir systématiquement à la ligne pour accroître le nombre de pièces dédiées à l’infanterie. En juin 1809 toutefois, peu avant Wagram, son concept d’utilisation est modifié. À la mission d’appui direct des régiments de la Garde, voire de la ligne un jour de bataille, s’ajoute désormais la notion de réserve tactique d’artillerie lourde avec les canons de 12 et les obusiers de 6 pouces. Evolution tout à fait logique d’ailleurs puisque l’Empereur s’efforce, après 1807, de pallier la perte d’efficacité de son infanterie (due à la disparition des soldats entraînés) en augmentant sa puissance de feu. Désormais, Napoléon utilise une très grosse batterie pour préparer l’assaut sur le point choisi du dispositif adverse. La Garde, nécessairement en retrait lors de la phase d’usure précédant cette attaque, conserve donc un certain nombre de tubes disponibles, susceptibles d’être employés de façon groupée dans des délais réduits, comme l’explique l’Empereur, le 2 juin 1813, dans une lettre à Clarke : « c’est l’Artillerie de la Garde qui décide la plupart des batailles parce que, l’ayant toujours sous la main, je puis la porter partout où il est nécessaire. » À Wagram, Lauriston dirige ainsi 112 pièces, 40 de la ligne et 72 de la Garde (dont 18 de 12).
Cette nouvelle conception nécessite logiquement la réunion d’un parc beaucoup plus étoffé que ne l’exigeait le simple appui direct. De 24 tubes en 1805 et 36 en 1807, on passe à 104 en juin 1812 puis 196 en 1813 (ce qui représente 1 100 voitures et 6 600 chevaux). En réalité d’ailleurs, grâce aux compagnies de la ligne rattachées à la réserve d’artillerie de la Garde pour la campagne, cette dernière compte un nombre de pièces plus important (212 en juin 1812 par exemple). L’étude détaillée de cette réserve montre d’ailleurs que la conception définie en 1809 a été ensuite systématiquement appliquée. Ainsi, en 1812, les 212 canons et obusiers de la Garde représentent 26% du total détenu par la Grande Armée, alors que la première aligne seulement 4,01% des combattants. La composition des batteries s’avère tout aussi révélatrice puisque la proportion d’artillerie lourde y atteint 22,64%, contre 15,17% pour l’ensemble de la Grande Armée.
L’accroissement du nombre de canons servis amène tout à fait logiquement la création de compagnies d’artillerie à pied de Jeune Garde, parallèlement en quelque sorte à l’infanterie : 3 en 1809, 4 en 1812, 16 en avril 1813. L’artillerie à cheval, en revanche, considérée comme l’élite de l’arme, reste invariablement composée de Vieille Garde. Néanmoins, le recours aux artilleurs ou aux compagnies de train de la ligne demeure indispensable, ne serait-ce que pour organiser en partie le parc qui assure l’approvisionnement et le maintien en condition des batteries. Si bien que cette cohabitation, née des nécessités tactiques, donne un aspect particulier à l’artillerie de la Garde, imitée en cela par la seconde arme savante, le génie, où les compagnies de la ligne voisinent elles aussi avec les sapeurs et marins de la Garde.
Quel soutien matériel ?
À côté des armes de mêlée ou d’appui, les fonctions logistiques, fondamentales pour la cohérence de l’outil militaire, se révèlent beaucoup mieux organisées que dans le reste de l’armée, grâce notamment à la latitude financière dont bénéficie la Garde.
La question des transports s’impose en premier lieu. Un décret du 15 avril 1806 précise que « chaque corps de la garde aura ses fourgons, ses charretiers et ses chevaux de train, toujours en état et prêts à marcher. L’ambulance sera également toujours en état. » Puis le système est normalisé par la création, en août 1811, d’un bataillon de train des Equipages (ce qui entraîne la suppression des détachements régimentaires). La Garde est alors traitée comme un corps d’armée avec une compagnie par division et 3 au parc général, ce qui équivaut peut-être paradoxalement à une diminution relative des moyens. Reconstitué en 1813, ce bataillon sera finalement doublé pour répondre à l’expansion des effectifs, à un moment où le reste de l’armée connaît de ce point de vue nombre de difficultés.
De son côté, le service de santé, autonome, marqué par la présence du chirurgien en chef Dominique Larrey, recrute généralement des praticiens expérimentés, assurés de la sécurité de l’emploi, contrairement à la plupart de leurs confrères de la ligne. L’existence d’infirmiers militaires suivant les troupes, de conducteurs et « d’ambulances volantes » assurant un relevage et une évacuation rapides des blessés augmente par ailleurs l’efficacité des secours. L’Empereur tente même de généraliser ce modèle en créant en 1809, au sein de l’armée impériale, des compagnies d’infirmiers puis en instituant, en décembre 1813, des brancardiers (dont on ne sait s’ils ont été réellement organisés). Néanmoins, globalement, en France comme en campagne, la Garde est bien soignée.
La vie quotidienne est également simplifiée grâce à l’existence de compagnies d’ouvriers d’administration, inconnues dans la ligne. Organisées en 1806, réorganisées en 1808, 1810, 1811 et 1813, elles regroupent un certain nombre de spécialistes, boulangers, bouchers, botteleurs, et permettent de répondre aux besoins des vivres-pain, vivres-viandes et fourrages qui constituent les principales branches du ravitaillement (sans omettre les infirmiers ou les soldats du train déjà évoqués). Leur appartenance à la Moyenne Garde, le fait que 3 des 5 lieutenants commandant les compagnies (avec le titre d’adjudant d’administration) soient décorés de la Légion d’honneur suffit à indiquer l’importance qu’on leur reconnaît. Une brève récapitulation (infirmiers et train exclus) montre cependant que l’on passe de 410 militaires en 1806 à 220 en 1810, preuve incontestable que la position privilégiée de la Garde, acquise lorsqu’elle représentait une phalange restreinte, s’érode globalement avec l’explosion des effectifs. Le maintien en condition de la phalange choisie tient dès lors plutôt au fait de disposer en permanence du meilleur cantonnement ou de bénéficier de la priorité aux distributions, ce qui est le cas avant tout de la Vieille Garde.
Cette diminution relative des capacités logistiques propres, de même que le recours aux unités d’artillerie et de train d’artillerie de la ligne, ou encore le déficit en éléments de génie, mettent en lumière la fonction première de la Garde, qui représente avant tout un outil de combat particulier. Dès lors, en vertu d’une logique d’économie d’échelle, elle n’a pas besoin de compter dans ses rangs des unités particulièrement spécialisées, tels les ponts de bateaux ou les cuirassiers, ou susceptibles d’être intégrées temporairement pour une campagne, comme les attelages supplémentaires.
L’évolution des effectifs de la Garde
1799-1801 | 2 089 | 1809 | 31 203 |
1802-1803 | 7 266 | 1810 | 32 150 |
1804 | 9 798 | 1811 | 51 960 |
1805 | 12 187 | 1812 | 56 169 |
1806 | 15 656 | 1813 | 92 472 |
1807 | 15 361 | 1814 | 112 482 |
1808 | 15 392 | 1815 | 25 870 |
La place de la Garde au sein de l’armée française
1799-1801 | 0,28% |
1804 | 1,57% |
1809 | 3,40% |
1812 | 4,01% |
1813 | 7,52% |
1815 | 9,33% |
La place de la Garde au sein de la Grande Armée
2e campagne d’Italie (1800) | 4,37% |
Campagne d’Allemagne (1805) | 5,89% |
Campagne d’Autriche (1809) | 7,42% |
Campagne de Russie (1812) | 7,98% |
2e campagne de Saxe (1813) | 9,99% |
Campagne de France (1814) | 37,71% |
Campagne de Belgique (1815) | 16,37% |
La Garde en campagne
1805 (Austerlitz) | 1 division interarmes (A) | 1812 (15 juin) | 1 division d’infanterie (Vieille Garde)
2 divisions d’infanterie (Jeune Garde) Division polonaise (D) 1 division de cavalerie |
1806 (Iéna) | 1 division d’infanterie (B)
1 division de cavalerie |
1813 (15 mai) | 1 division d’infanterie (Vieille Garde)
2 divisions d’infanterie (Jeune Garde) 1 division de cavalerie |
1807 (Friedland) | 1 division d’infanterie
1 division de cavalerie (C) |
1813 (15 août) | 1 division d’infanterie (Vieille Garde) (A)
4 divisions d’infanterie (Jeune Garde) 1 division de cavalerie (Vieille Garde) 2 divisions de cavalerie (Jeune Garde) Gardes d’honneur à la suite |
1808 (Espagne) | 1 division d’infanterie
1 division de cavalerie |
1814 (25 janvier) | Armée du Nord
1 division d’infanterie (Vieille Garde) 1 division d’infanterie (Jeune Garde) 1 division de cavalerie Réserve de la Garde 3 divisions d’infanterie (Jeune Garde) 1 division de cavalerie |
1809 (Wagram) | 1 division d’infanterie (Vieille Garde)
1 division d’infanterie (Jeune Garde) 1 division de cavalerie |
1815 | 1 division d’infanterie (Vieille Garde)
1 division d’infanterie (Moyenne Garde) 1 division d’infanterie (Jeune Garde) 1 division de cavalerie légère 1 divisions de cavalerie lourde |
A = Dont 2 bataillons de la Garde royale italienne.
B = Dont 4 bataillons de dragons à pied à la suite.
C = Dont 3 compagnies de gendarmes d’ordonnance.
D = Division de la légion du grand-duché de Varsovie.
Unités de la ligne attachées à la réserve d’artillerie de la Garde en 1812
6 compagnies du 8e régiment d’artillerie à pied
4 compagnies du 1er régiment d’artillerie à cheval
10 compagnies de train d’artillerie
1 compagnie de pontonniers
1 compagnie d’ouvriers.
Une armée parallèle (décret du 16 novembre 1813)
Infanterie de Vieille Garde
1ère division (8 bataillons de grenadiers et chasseurs à pied, 16 pièces d’artillerie)
2e division (10 bataillons de fusiliers, flanqueurs et vélites, 16 pièces d’artillerie)
1 compagnie de génie, 2 compagnies d’équipages militaires, 2 ambulances
Trois corps de Jeune Garde comportant chacun :
2 divisions d’infanterie (soit 16 bataillons et 36 pièces), 1 compagnie de génie, 2 compagnies d’équipages militaires, 2 ambulances
Cavalerie
Trois divisions (36 pièces)
Réserve d’artillerie
4 batteries à pied (32 pièces).
Jean-François Brun, maître de conférences à l’université de Saint-Étienne, auteur de La Grande Armée. Analyse d’une machine de guerre, Grand Prix de la Fondation Napoléon en 2023 (mise en ligne : avril 2025)