La première conspiration du général Malet (mai-juin 1808)

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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On pense parfois qu’après les petites et grandes conspirations du Consulat, Napoléon put dormir sur ses deux oreilles et que le régime d’autorité mis en place avec l’Empire (et surtout après 1807) tua toute opposition. Évidemment, il n’en est rien. La conspiration de 1808 permet, à son niveau, de rejeter les deux aspects de cette idée reçue.

La première conspiration du général Malet (mai-juin 1808)
Portrait de Claude-François de Malet,
publié dans « La France pittoresque » d'Abel Hugo (1838)

André Palluel-Guillard a écrit : « Napoléon n’a jamais manqué d’opposants ». Et, en effet, la vie politique du Premier Empire ne fut pas étouffée par la « poigne de fer » de Napoléon, empêchée par le régime policier et la censure. Aucun régime, fut-il la plus affreuse des dictatures (ce qui ne fut pas le cas de celui-ci) ne peut ni maîtriser les consciences ni tuer toute opposition. De 1800 à 1815, les institutions et l’opinion –lorsqu’elle s’exprima au travers de ses éléments les plus entreprenants- ne se rangèrent pas toujours de façon unanime derrière l’empereur des Français. Mais, chacun le sait, en régime d’autorité, les armes d’une opposition ne peuvent être celles qui sont de mise en régime démocratique.

Il exista bien pourtant au sein même des institutions consulaires puis impériales une opposition qui se battit pour des principes après avoir renoncé à la lutte pour le pouvoir lorsque le régime apparut fort et stable. Le niveau local vécut les événements de la même façon. Comme c’est bien normal, chacun attendait que le régime s’affaiblisse pour passer à l’action au moment le plus opportun (ce qui est la moindre des choses pour un bon tacticien). Quant aux courants non-institutionnels, essentiellement le républicain et le royaliste, ils subsistèrent, le réveil du parti royaliste après la rupture avec Rome en témoigne par exemple. Malgré les ralliements des deux bords, leurs franges radicales restèrent inflexibles et, constatant qu’il serait impossible de se faire entendre par les voies « légales », elles utilisèrent parfois le complot pour parvenir à leurs fins. Celui de 1808, dans lequel apparaît –déjà- le général Malet en offre un bon exemple. Elle illustre aussi, dans son dénouement, les tensions qui existaient dans le système policier, et notamment la rivalité entre le ministre de la police et le préfet de police de Paris.

Quant un général incontrôlable rencontre des comploteurs

Claude-François Malet était né à Dole en 1754. Son début de carrière militaire avait été chaotique, marqué par son renvoi des mousquetaires gris de la Maison du roi (dissoute en 1775) puis, bien que s’étant porté volontaire, de l’armée révolutionnaire (il fut licencié comme tous les anciens mousquetaires, en 1793). Réintégré en 1796, il avait servi en Allemagne sous Moreau. Plus tard encore, élu au conseil des Cinq-Cents, il fut invalidé et échappa de peu à la déportation grâce à l’intervention de Bernadotte. De retour sous les drapeaux, il fut promu général de brigade en avril 1799 mais dut attendre des mois pour que son brevet soit signé. Affecté à l’armée d’Italie, il se comporta bien, enlevant aux Autrichiens les postes du Petit-Saint-Bernard et de la Roche-Taillée (2 septembre). Après un séjour à l’armée des Grisons au début du Consulat, il commanda alors les divisions militaires de Bordeaux, puis Périgueux et, enfin Angoulême où il se rendit si insupportable aux préfets, aux notables et aux autres militaires qu’il fut déplacé en Vendée. Il y déplut tout autant, ce qui ne l’empêcha pas d’être nommé commandant dans la Légion d’honneur. Placé un temps en non-activité, il fut envoyé à Rome.

Une fois de plus, il indisposa tous ses interlocuteurs, à commencer par l’ambassadeur Alquier qui dénonça ses malversations, car Malet (comme Alquier d’ailleurs) profitait de son poste pour faire ses affaires. En haut lieu, on donna raison au diplomate qui rendait de plus remarqués services que l’original militaire, suspendu de ses fonctions, renvoyé à Paris, emprisonné à la Force, libéré puis mis à la retraite.

Libéré et rendu à la vie civile (avec maintien de son traitement, ce qui facilitait sa vie matérielle), il décida d’en appeler à l’Empereur, aux ministres et aux états-majors pour faire annuler ce qu’il considérait être une injustice. Son dossier avait peu de chance d’être révisé : il avait, outre ses originalités et malversation, professé des idées sinon franchement républicaines, au mois défavorables à l’Empire. C’est à ce moment, semble-t-il qu’il rejoignit un mystérieux complot fomenté à l’origine par le général Joseph Servan de Gerbey, ancien ministre de la Guerre de Louis XVI, jusqu’en 1792, alors inspecteur aux revues.

Servan était partisan d’un régime modéré. Il rêvait de l’instaurer en France mais savait qu’il lui faudrait pour cela renverser le régime impérial. Qu’à cela ne tienne, il se lança dans l’entreprise. Il créa une équipe dans laquelle il parvint à « attirer », parfois à leur insu, plusieurs généraux de seconde zone (Guillet, Guillaume, …), des sénateurs (Garat, Grégoire, Destutt de Tracy, Volney, Lambrechts, Lanjuinais) et d’autres personnages connus (l’ex-président du conseil des Prises Jacquemont, l’ex-tribun Florent-Guyot et, peut-être, La Fayette et Benjamin Constant) entourés de la foule habituelle d’aventuriers et de personnages de bonne volonté que l’on rencontre dans ce type d’affaires. Ce sont ces derniers qui, évidemment, prenaient tous les risques, les dignitaires préférant prudemment rester dans l’ombre, voire ignorant tout de leur présence sur la liste des conspirateurs. Ceux qui étaient dans la confidence se réunissaient dans une école secondaire, l’Athénée de la Jeunesse, dirigée par un certain Lemare, professeur de rhétorique, ancien président de la commission administrative du Jura épuré après Brumaire.

On a vu aussi dans cette réunion d’hommes décidés mais prudents la main de la mystérieuse « Société des Philadelphes », sorte de maçonnerie formée, selon la police, par le « parti de Moreau » et ayant essaimé dans tout le pays, à partir de la Franche-Comté, région dont de nombreux comploteurs de 1808 étaient originaires. Rien n’est totalement prouvé, d’autant que, à part quelques témoignages épars et quelques nébuleux rapports de police, les organisations secrètes se dotent rarement d’un service d’archives….

Dès son arrivée à Paris, recherchant des soutiens pour plaider sa cause, Malet rencontra Florent-Guyot. Il lui révéla à la fois ses malheurs et son opposition au régime impérial. L’ex-tribun le mit, semble-t-il, en relations avec Jacquemont, homme connu du régime pour avoir été un ami de Moreau et avoir facilité ses contacts avec des opposants comme Cabanis ou Destutt de Tracy. Florent-Guyot n’eut aucune peine à convaincre le général en retraite « d’en être » et même d’en devenir le principal animateur puisque Servan avait rendu son âme à Dieu, le 10 mai 1808.

Le plan des conspirateurs

Malet reprit le plan qui avait été mis au point par son prédécesseur. Il était à la fois hardi et simple : profitant de l’absence de l’Empereur (alors à Bayonne), on annoncerait sa déchéance et on instaurerait une « dictature » formée par un gouvernement provisoire de neuf membres, trois militaires, trois sénateurs et trois « membres du peuple ». Un faux sénatus-consulte portant la date du 20 avril 1808 avait été préparé. Il mettait « hors la loi Napoléon Bonaparte » qui avait « trahi les intérêts du peuple français », s’était « joué de la liberté publique, de la fortune et de la vie de ses concitoyens » et avait conduit « une guerre ruineuse, prolongée par la perfidie, la soif de l’or et la fureur des conquêtes ». La « souveraine magistrature » devait dès lors être confiée à une dictature de neuf membres : Rigomer Bazin (homme de lettre et agitateur anarchiste jurassien), Destutt de Tracy, Garat, Florent-Guyot, Lambrechts, Lemare, l’amiral Truguet, le général Moreau (alors en Amérique) et, bien sûr, le général Malet. Et comme cette commission était suffisamment bien composée pour diriger la patrie, le faux sénatus-consulte prononçait la dissolution du Corps législatif, du Sénat et du Conseil d’État. Rien de moins. L’enquête policière allait montrer que les plus hauts dignitaires qui figuraient sur cette liste ignoraient tout de l’avenir qu’on leur réservait.

Mais ça n’était pas tout. Les conspirateurs avaient encore préparé des décrets et des ordres du jour qui seraient promulgué par la « dictature » immédiatement après la prise de pouvoir, prévue pour le 29 mai 1808. Ainsi, un décret prévoyait rien de moins que la suppression de la conscription, la fin des droits réunis (impôts indirects), l’abolition de la peine de mort, le retrait des troupes françaises de tous les territoires qu’elles occupaient, la levée de la garde nationale et la libération de tous les prisonniers politiques. Le commandement en chef des armées et de la garde nationale était évidemment confié au général Malet, promu au passage divisionnaire. Un autre document avait été préparé : l’ordre du jour aux troupes désignait les différents commandants de la région de Paris. Le nom du maréchal Masséna, duc de Rivoli, y figurait, sans qu’on sache si celui-ci était informé de sa présence sur les documents de la conspiration. Pour finir, des proclamations aux soldats, aux Parisiens et aux Français avaient été préparées : « La tyrannie n’est plus ! Ce grand événement ne sera pas souillé par la fureur des partis. Il sera le signal de la concorde au-dedans et de la paix au dehors », etc., etc.. Remarquons que la nature de la conspiration n’est pas facile à définir. Le mot de République ne figurait dans aucun document. Des milliers d’exemplaires (environ 12 000 !) de ces textes furent imprimés et stockés dans l’attente du grand jour.

L’action devait se dérouler sur plusieurs théâtres parisiens à la fois. Le général Guillet devait se rendre à l’école militaire et y prendre le commandement des troupes de ce secteur. Un dénommé Baudemont, appuyé par le général Guillaume, devait arrêter le préfet de police Dubois et prendre sa place. Ces trois hommes furent convoqués chez Lemare quatre jours avant l’action et informés du rôle qu’ils devaient tenir. Le général Guillaume se montra très réticent, posa des questions, mit en doute les chances de réussir.

Le préfet de police fait échec à la conspiration

Le général Joseph Guillaume avait cinquante-deux ans. Soldat de l’Ancien Régime, il avait gravi tous les échelons pendant la Révolution, notamment lors des guerres de Vendée. Il avait été nommé général de brigade en avril 1794. Le Consulat l’avait peu employé. Pis, il avait été destitué pour avoir « emprunté » 1 500 francs dans les caisses de son unité (1802). C’est donc un ex-général qui devait conduire une phase délicate de la conspiration. Malgré ses doutes, il participa à l’ultime réunion, le 29 mai. Puis on ne fit… rien. Les jours passèrent sans que l’action commence. Il est vrai qu’avec un projet aussi peu organisé, sans moyens militaires sérieux et sans armes (Lemare pensait que, comme à Rome, les « poignards » suffiraient !), les putschistes ne savaient pas trop par quel bout commencer. On les comprend : ils jouaient leur vie sur un coup bien incertain.

Dans le même temps, la police faisait son travail. Peu discrets, les conspirateurs avaient été repérés : on n’imprime pas des centaines de milliers de feuilles sous un régime très sourcilleux sans que le bruit s’en répande. Qui plus est, la malchance et le hasard s’en mêlèrent : Malet croisa par hasard dans les rues de Paris M. Desmarets, chef de la division de la police secrète (celle qui était, justement, chargée des complots), qui le reconnut et informa le préfet de police de sa présence dans la capitale. Dubois fut dès lors aux aguets. On ne parierait pas non plus que le général Guillaume ait pris l’initiative de révéler le projet à la police.

Lorsque, le 8 juin, Dubois reçut une note d’un de ses agents l’informant avec précision qu’il se tramait quelque chose autour du général Guillaume, il fit le rapprochement. Guillaume et un de ses complices furent appréhendés sur le champ. Malet, Guillet et quelques autres furent dénoncés lors des interrogatoires. Des policiers filèrent au domicile du premier, rue des Saints-Pères. Il ne s’y trouvait pas. Alerté par les premières arrestations, il avait fui et s’était installé dans un hôtel de la rue Saint-Dominique. Il fut pris lors d’une de ses sorties. Les autres complices (soit une vingtaine en un mois) le rejoignirent très vite en prison. La conspiration était mort-née. Elle n’avait, pour le moment, causé aucune égratignure au régime. C’est alors que les choses se gâtèrent…

L’archichancelier Cambacérès et le ministre de la Police Fouché avaient été mis au courant de l’affaire. Le premier prévint l’Empereur. Le second se mordit les doigts de ne pas avoir agi : il avait été mis au courant des agissements de Malet avant Dubois et, selon sa technique habituelle, avait laissé les choses se développer pour prendre d’un seul coup l’ensemble de la bande. À moins qu’il n’ait voulu protéger quelques complices républicains, ce qui est peu probable, compte tenu du caractère abracadabrantesque de la conspiration. Mais remarquant très tôt que les « preuves » réunies étaient peu solides, le ministre pensa que l’épisode était une bonne occasion de gâcher la réputation de Dubois, qui était son ennemi personnel.

La réaction de Napoléon fut modérée : les lettres et rapports que lui fit parvenir Cambacérès montraient l’affaire telle qu’elle était, c’est-à-dire gênante mais pas dangereuse. Il demanda à Fouché de pousser ses investigations et de vérifier si les sénateurs portés à la dictature par le faux sénatus-consulte avaient quelque chose à se reprocher. À Cambacérès, il écrivit : « Faites venir le préfet de Police et témoignez lui ma satisfaction de l’activité qu’il met dans la poursuite de ce complot ».

L’affaire étouffée

Cette première conspiration Malet n’avait aucune chance de réussir. Les moyens lui manquaient trop, les complicités étaient peu assurées, les hommes agissants peu motivés, à l’exception du général lui-même.

On avait arrêté l’ensemble de ceux qui avaient fréquenté l’établissement de Lemare (qui, lui, avait réussi à prendre la fuite). On les interrogea. Aucun d’eux ne fit de difficulté particulière à parler, sauf Jacquemont qui nia tout. Le dossier montre en effet que l’ancien membre du conseil des prises n’était sans doute pas au courant des détails : une chose était de s’opposer, une autre de comploter. Il n’avait probablement pas franchi le pas. Fouché tenta d’intercéder en sa faveur, ce qui était mettre en difficulté le préfet de police. Dubois se regimba et écrivit même à l’Empereur pour s’en plaindre : « Le sieur Jacquemont est à mon avis aussi et même plus coupable que le général Malet ». Fouché ne voulut pas en démordre et plusieurs semaines de chamailleries s’en suivirent. Jacquemont n’avait pas avoué, donc il n’était pas coupable, disait le ministre d’ordinaire moins respectueux des libertés publiques. Jacquemont avait été mis en cause par tous les comploteurs, donc il est coupable, rétorquait le préfet.

Finalement, ce fut Fouché qui eut le dernier mot. Il prit un arrêté (illégal) pour organiser une confrontation générale, sous la surveillance des conseillers d’état Réal et Pelet de la Lozère. Napoléon ne s’y opposa pas et Dubois dut manger son bicorne. La culpabilité de Jacquemont ne fut pas plus établie. De même, on ne parvint pas à impliquer Garat, Destutt de Tracy ou Benjamin Constant, dont les noms avaient circulé dans la correspondance entre Paris et Bayonne. Cambacérès s’en mêla. Desmarets aussi. L’affaire commençait à semer la zizanie dans les sphères policières.

Pour la terminer, l’Empereur décida qu’on ne présenterait pas les comploteurs devant la justice : le risque d’en voir acquitter certains était trop grand. On règlerait les choses au niveau de l’exécutif. Il ordonna donc à l’archichancelier d’organiser un « conseil de police » pour trancher. Il eut lieu les 20 et 21 juillet 1808. On s’accorda sur le fait que Malet, Florent-Guyot et Jacquemont avaient trempé dans la conspiration et que les sénateurs Garat et Destutt de Tracy en avaient peut-être été informés. On décida cependant de ne pas les inquiéter. L’affaire relevait désormais de la Haute police de l’État, sans l’intervention des juges et, surtout, sans que le public en soit informé. Des détentions « administratives » allaient être décidée (on ne peut alors parler de « prisons d’État », le texte les rétablissant étant postérieur de deux ans). Après un bref séjour en prison, Jacquemont et Florent-Guyot furent exilés à quarante lieues de Paris, Guillaume à Gênes, Guillet dans l’Hérault (il allait reprendre du service en Espagne). L’exil intérieur fut encore décidé pour quelques autres, tandis qu’une poignée de comparse fut enfermé dans diverses prisons pour quelques mois.

Quant au général Malet, il fut maintenu en détention à la prison de la Grande Force. Il s’adressa à Napoléon dans une lettre suppliante quelques mois plus tard. Il ne fut pas libéré mais transféré à Sainte-Pélagie. C’est de cette dernière maison de détention qu’il fut transféré, en janvier 1810 dans la maison de santé du docteur Dubuisson, en haut du faubourg Saint-Antoine. Il restait donc enfermé, mais avec un régime moins sévère.

C’est là qu’il allait réfléchir aux raisons de son échec et en conclure que pour qu’un tel coup réussisse, il fallait des circonstances exceptionnelles permettant de rendre crédible un sénatus-consulte remplaçant l’Empire par un autre régime. Ces circonstances allaient mettre deux ans à se réaliser. Avec la campagne de Russie, l’éloignement de Napoléon serait tel que l’hypothèse de sa mort au combat serait propice à un coup d’État conçu sur le même modèle, mais perfectionné. Ce serait la seconde conspiration Malet. Celle qui allait ébranler l’Empire, le 23 octobre 1812.

Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon

Mise en ligne : 30 janvier 2024

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