C’est sans nul doute à l’influence des Brienne que leur petite ville fut choisie en 1776 par le comte de Saint-Germain, secrétaire d’État à la Guerre, comme siège d’une des 12 Écoles militaires préparatoires à la grande École de Paris. Elle fut confiée aux Minimes de l’Ordre de Saint-Benoît, moines pauvres et assez ignorants, qui durent aliéner une partie de leur patrimoine pour héberger dans les bâtiments neufs 120 élèves de familles nobles et leur inculquer une instruction rudimentaire.
En fait ces écoles n’avaient de militaire que le nom : à part les cours de fortifications dispensés en fin d’études, on y enseignait, de la septième à la seconde, le français, le latin, les mathématiques et les arts d’agrément. Un inspecteur général venu de Paris en fin d’année scolaire faisait le tour de France de ces établissements et sélectionnait les élèves en fonction de leurs aptitudes : les meilleurs destinés à l’artillerie, au génie, ou à la marine, les médiocres à l’infanterie, les plus nuls renvoyés à leurs familles.
Le bon chevalier de Keralio, qui exerça pendant huit ans cette fonction ingrate, et son successeur Raynaud des Monts, dont les notes ont été conservées, ne tarissent pas de sévérité sur la médiocrité de l’enseignement et la mauvaise tenue de ces établissements. Seuls celui de Pont-à-Mousson et à la rigueur celui de Sorèze trouvent grâce à leurs yeux. Brienne était un des plus mal notés, bien que les 12 Minimes enseignants aient fait appel à un certain nombre de laïcs pour les seconder.
Le règlement de l’Ecole de Brienne
Ce n’était pourtant pas la faute du régime spartiate que Saint-Germain avait édicté pour forger le caractère des enfants nobles destinés à la carrière des armes et pour les brasser, riches et pauvres, dans le même moule. Chaque école recevait un égal contingent de 60 pensionnaires fortunés à la charge de leurs familles, et de 60 boursiers pauvres au nom desquels le roi versait 700 livres par an et par écolier, soit environ 4.000 francs actuels. Moyennant quoi les religieux devaient les instruire, les nourrir, les héberger, leur fournir annuellement deux uniformes, le matériel scolaire, et deux livres par mois d’argent de poche. Le règlement imprimé, dont il subsiste quelques précieux exemplaires, donne une idée précise de ce que devait être l’existence rigoureuse – et par certains côtés inhumaine – imposée aux jeunes pensionnaires. En fait, il était conforme à la doctrine éducative de l’époque, selon laquelle l’enfant devait grandir, hors de sa famille, dans les collèges-prisons.
Pour être admis il suffit d’avoir la caution d’un haut personnage – Napoléon eut celle du comte de Marbeuf – de savoir lire et écrire, d’être âgé de 9 à 10 ans. Les parents doivent produire quatre quartiers de noblesse et ceux des boursiers prouver en outre leur indigence.
Les études durent cinq ou six ans au long desquels il est interdit de quitter l’école, même si la famille habite dans le voisinage, sauf en cas de maladie grave. Seules les visites au parloir sont autorisées. De cette prison on ne sort qu’en excursions collectives le dimanche, à la belle saison. L’année scolaire s’étend du 1er novembre au 15 septembre. Pendant les six semaines de vacances, les classes n’ont lieu que le matin.
Le jeudi et le dimanche sont fériés, mais l’emploi du temps s’en ressent à peine. Il est d’ordinaire bien rempli :
– de six à huit heures du matin : toilette, prières, instruction sur les bonnes mœurs et les lois de l’État. Messe. Déjeuner ;
– de huit à dix heures : cours sur les matières de base ;
– de dix à douze heures : cours de fortification et dessin de cartes ;
– à midi : dîner précédé et suivi du bénédicite et des grâces. Une heure de récréation. Les élèves prennent leurs repas dans un réfectoire de 180 couverts sous la surveillance de séminaristes. La nourriture doit être saine et abondante ;
– l’après-midi, de deux à quatre : mêmes cours que le matin ;
– de quatre à six : escrime, danse, musique ou langues vivantes (allemand et anglais) ;
– de six à huit : étude ;
– de huit à dix : souper, récréation et couvre-feu. Les élèves disposent d’une cellule individuelle, meublée d’un lit de sangle à couverture unique, d’une chaise, d’une armoire basse, d’un pot-à-eau et d’une cuvette. Pas de chauffage, et il gèle à pierre fendre deux à trois mois par hiver. Pendant la nuit les cellules sont verrouillées de l’extérieur par les domestiques de service ;
– outre la messe quotidienne et la grand-messe du dimanche suivie des vêpres, une confession mensuelle et la communion au moins tous les deux mois sont obligatoires.
Pauvreté des sources sur le séjour de Napoléon
Tel est le cadre austère dans lequel va évoluer Napoléon. Quant à ses faits et gestes, on n’en sait à peu près rien. À part sa première enfance en Corse, aucune période de sa vie ne demeure aussi obscure : ses paroles, ses lettres, les anecdotes qui traînent dans toutes les biographies, ont été, dans leur quasi-totalité, inventées de toutes pièces sous le Consulat et sous l’Empire par des libellistes à sensation, comme ce baron de B… auteur de l’Écolier de Brienne. Selon Las Cases, Napoléon lui-même se moquait de ces fables :
« L’Empereur rit beaucoup de tous les contes et de toutes les anecdotes dont on charge sa jeunesse, dans la foule des petits ouvrages qu’il a fait éclore ; il n’en avoue presque aucune ».
Il est surprenant qu’aucun de ses professeurs et seulement trois des condisciples sur cent vingt aient publié leur témoignage. Encore convient-il de récuser à peu près entièrement le plus célèbre, celui de Bourrienne, qui confia oralement quarante ans plus tard, ses Souvenirs à un « teinturier » spécialisé, Charles de Villemarest. En réalité celui-ci se contenta de piller une brochure anonyme publiée en 1802 à Leipzig : « Traits caractéristiques de la jeunesse de Bonaparte et réfutation de diverses anecdotes qui ont été publiées à ce sujet ». Elle est certainement l’oeuvre d’un de ses camarades émigré, les noms des professeurs et d’élèves cités étant parfaitement authentiques.
Mais c’est surtout à une plaquette publiée en anglais à Londres en 1797 et dont il existe une traduction rarissime parue la même année à Paris sous le titre : « Quelques notices sur les premières années de Bonaparte » que l’équipe Bourrienne-Villemarest a puisé, en les truffant d’erreurs, l’essentiel de ses sources. Après eux, tous les historiens qui se sont penchés sur la jeunesse de Napoléon (Coston, Nasica, Marcaggi, Frédéric Masson, Chuquet, Bartel) s’en sont inspirés en se recopiant les uns les autres sans se référer, à l’exception de Bartel, au texte original introuvable. Ayant la chance d’en posséder un exemplaire, j’en citerai les passages les plus marquants, à peu près inconnus.
Si le traducteur de cette brochure de 45 pages est identifié – il s’agit du chevalier de Bourgoing – l’auteur demeure incertain. Il a signé C.H. Or deux condisciples de Napoléon à Brienne répondent à ces initiales : Charles d’Hautpoul et Charles d’Hennezel. Mais comme le mystérieux mémorialiste précise qu’il fut admis à titre étranger, ces deux Français peuvent être éliminés. Reste un certain Cuming de Craigmillen, unique étranger dont Chuquet ait retrouvé la trace sur la liste des élèves. Une seule initiale, le C. cadre avec celles de l’inconnu, dans l’ignorance où nous sommes de son prénom. L’énigme n’est donc pas résolue. Cependant la crédibilité de ses informations ne saurait être mise en doute, ses fonctions bénévoles lui permettant de bien observer :
« Pendant la résidence de Buonaparte à l’école militaire de Brienne on y établit une bibliothèque… Nos supérieurs avaient décidé que la distribution des livres serait entièrement abandonnée à la direction de deux pensionnaires choisis par leurs camarades. Je fus un des deux sur lequel tomba le choix de mes condisciples. Je consacrai à cette occupation mes loisirs de trois ans… Voilà ce qui me donna de très fréquentes occasions de voir Buonaparte… Ses demandes de livres furent très fréquentes, leur répétition me donna une humeur que j’eus l’injustice de laisser éclater… ».
Hormis C.H. le mince dossier de Napoléon à Brienne ne comporte que les rares allusions qu’il y fit aux soirées de Sainte-Hélène, quelques détails sur la vie matérielle recueillis sur place par les historiens régionaux Bourgeois et Jaquot, et de curieuses précisions sur ses amitiés de collège, révélées par Alexandre des Mazis, dont les Cahiers ont été découverts par Bartel. C’est tout et c’est peu.
Premier heurts
Il faut comprendre les premières réactions de Napoléon et celles qu’il inspire à ses nouveaux camarades dans cet univers carcéral où il est projeté le 15 mai 1779, après quatre mois passés au collège d’Autun. Jusqu’alors cet enfant âgé de neuf ans et neuf mois a vécu parfaitement insouciant dans la liberté batailleuse des ruelles d’Ajaccio. La sévère tendresse de sa mère freinait seule son indépendance innée. Il était entouré, choyé par les nombreuses femmes du clan Bonaparte, grands-mères, tantes, cousines. Il vivait en bonne intelligence avec son aîné Joseph et les derniers-nés ne comptaient pas encore : Lucien avait quatre ans, Maria-Anna (la future Elisa) deux ans, et Louis quelques mois.
Certes il régnait chez les Bonaparte une stricte économie besogneuse mais, comme la plupart des Corses étaient pauvres et que les classes sociales se trouvaient nivelées par une égale pénurie, Napoléon n’avait pas la moindre notion de l’inégalité des castes existant en France.
Soudain on l’arrache à cette douceur de vivre, à la tiédeur méditerranéenne pour le plier à une dure discipline, dans un milieu hostile, et sous le rude climat champenois. Cette épreuve terrible, il va la subir avec un étonnant stoïcisme et dans un isolement voulu pendant cinq ans, sans la moindre diversion, avec une seule visite de son père à la fin de ce calvaire.
La séparation familiale, déjà pénible pour n’importe quel enfant, est ici aggravée par le triple fossé linguistique, politique et social, qui sépare le nouvel arrivant de ses condisciples.
Il a grandi en parlant le patois corse. Il s’exprime encore mal en français, avec la prononciation italienne qui transforme les u en ou et les e en é. Cette infériorité qui le fait traiter d’étranger, est une inépuisable source de railleries et de quolibets qui blessent sa fierté. On connaît le sobriquet que, selon Bourrienne, ses camarades lui auraient infligé : la paille au nez parce qu’il prononce son prénom Napoglioné.
De telles plaisanteries traduisent la réaction des jeunes français nobles qui tiennent ce petit Corse pour un colonisé de fraîche date, avec ce que cela comporte de mépris du vainqueur pour le vaincu. La Corse a été conquise il y a dix ans à peine et l’assimilation s’avère difficile, sous la férule de l’administration et de l’armée françaises. Or Napoléon affiche un nationalisme intransigeant qu’il cultivera jusqu’à la chute de la royauté. Ce sentiment hautement honorable, qui témoigne d’une saine réaction d’occupé en butte à l’occupant, a été noté par C.H. :
« L’amour de son pays (la Corse qu’il considérait comme sa véritable patrie) l’emportait sur la reconnaissance que la bienfaisance royale semblait exiger de lui. L’idée de la dépendance avait pour lui quelque chose d’avilissant et, souvent offensé des plaisanteries de ses camarades sur la réunion de la Corse à la monarchie française : J’espère, répliquait-il du ton de l’indignation, être un jour en état de la rendre à la liberté ».
Enfin il supporte mal, lui le boursier pauvre, la morgue de ses camarades dont les parents paient la pension et viennent souvent les visiter. Sa promotion comptera à Brienne des garçons de haute noblesse, un Bragelonne, un Castres de Vaux, un Cominges, un Montarby de Dampierre, et d’autres de moindre lignée qui se gaussent de sa naissance obscure. Si l’apostrophe de l’un d’eux : « Vous ne connaissez personne à la Cour, vous Buonaparte » est sans doute inventée, elle correspond en tous points à l’état d’esprit qui régnait à Brienne.
La réaction de cet incompris, de ce mal aimé, est conforme à son orgueil blessé, au sentiment de supériorité qu’il éprouve déjà à l’égard de ces médiocres : il va se replier sur lui-même, les ignorer, les châtier quand ils oseront troubler sa solitude. Écoutons C.H. :
« Sombre et même farouche, presque toujours renfermé en lui-même, on eût dit que récemment sorti de quelque forêt et soustrait jusqu’alors aux regards de ses semblables, il éprouvait pour la première fois les impressions de la surprise et de la méfiance. Constamment seul, ennemi de tous les jeux, de tous les amusements de l’enfance, il ne prit jamais part à la bruyante joie de ses camarades. Au contraire, lorsque parfois il paraissait parmi eux, ce n’était que pour les réprimander… Je l’ai vu souvent attaqué par un groupe de ses compagnons de classe qu’il avait provoqués par ses railleries amères, et repousser avec le plus grand sang-froid leurs coups et leurs efforts réunis… ».
Les Minimes avaient partagé un terrain de deux hectares entre leurs élèves pour les encourager à se dépenser physiquement dans la culture de petits jardins. Chaque lot était attribué en commun à trois garçons. Napoléon obligea ses partenaires à lui laisser la jouissance de sa parcelle. Il l’entoura d’une palissade et consacra son argent de poche à y planter des arbrisseaux qui devinrent touffus. En deux ans de soins il s’était constitué une véritable retraite d’ermite où il passait ses loisirs à lire et à rêver. Malheur aux téméraires qui osaient en franchir le seuil : ils étaient aussitôt expulsés avec force horions.
Ce « jardin de Buonaparte » fut un jour le théâtre d’un petit drame. À l’occasion de la Saint-Louis les élèves avaient la permission d’acheter de la poudre pour confectionner des pétards et des fusées. À la nuit tombante les occupants du jardin voisin qui tiraient leur feu d’artifice oublièrent une boîte à poudre qui explosa lorsque des étincelles retombèrent sur son contenu. Il y eut quelques brûlés et une panique générale. En se sauvant les rescapés renversèrent la palissade du jardin de Napoléon qui lisait, indifférent au vacarme. Furieux du saccage de son refuge il les pourchassa à coups de pioche, en blessant quelques-uns ; cette marque de dureté lui fut longtemps reprochée.
Son attitude déconcertait. Maîtres et élèves le détestaient cordialement, il le leur rendait bien. C.H. observateur impartial le déplore :
« Une manière de vivre si singulière ne pouvait manquer d’être remarquée. Incapables d’apprécier ce qu’elle annonçait de supérieur au vulgaire et d’en pénétrer les véritables motifs, ses supérieurs, ses condisciples, ne la trouvaient que bizarre et ridicule. On employa vainement différents moyens pour le rendre à lui-même et le faire changer de conduite. Insensible à des affronts qui ne pouvaient l’atteindre, il n’opposait que le silence du dédain aux railleries de ses maîtres. Les mortifications, les Châtiments même furent également sans effet ».
Un ascendant irrésistible
Pourtant une circonstance fortuite allait détendre les esprits. Les Minimes avaient imaginé, pour inculquer aux enfants le sens de la hiérarchie militaire de les former en un bataillon dirigé par un colonel, ayant sous ses ordres des capitaines de compagnies. Napoléon fut désigné pour commander l’une d’elles. Mais bientôt il se rendit insupportable par la rigueur de ses ordres et un conseil de guerre tenu par les religieux le condamna à être publiquement dégradé et à rentrer dans le rang. Cet affront lui valut la sympathie de ses camarades : dès lors il se montra plus sociable, se mêla parfois à leurs jeux et leur proposa de nouveaux divertissements. Bien sûr il s’agit de batailles rangées entre Romains et Carthaginois, Grecs et Perses. Dans l’ardeur de ces combats qu’il animait d’un ascendant irrésistible, on en vint à se battre à coups de pierres. Il y eut quelques blessés et l’instigateur fut sévèrement puni. On le condamna à dîner à genoux, en robe de bure, seul à l’entrée du réfectoire. Il eut une violente crise de nerfs et se roula par terre. On dut l’emmener.
Dès lors il reprit ses distances et travailla plus que jamais à se meubler l’esprit. C.H. le dépeint ainsi :
« Je suis persuadé que sa constitution souffrit beaucoup de la longue inaction à laquelle il se trouva condamné pendant ses premières années consacrées à l’étude… Quoiqu’il eût reçu de la nature beaucoup de force et une complexion propre à résister à la fatigue, il porta constamment les apparences d’une santé faible et délicate.
Il est d’une stature moyenne et cependant il est remarquable par la largeur de ses épaules. Ses yeux d’un bleu foncé sont petits, mais animés. Il a les cheveux bruns, le front large et proéminent, le menton effilé, le visage allongé et le teint olivâtre. L’expression de ses traits n’a rien de frappant à la première vue ; mais en l’observant avec attention, on distingue facilement en lui ce qui annonce un profond penseur ; et la vivacité de ses regards indique l’activité et l’énergie.
L’habitude de vivre loin de la société de ses camarades a fait contracter à ses manières de la rudesse, peut-être même quelque chose de farouche. Susceptible de passions violentes, il a eu plusieurs fois contre ses jeunes camarades des accès de colère qui approchaient de la fureur… ».
Ce portrait pourrait être complété sur le plan moral. Napoléon, à son entrée à Brienne, était un enfant pieux. Il fit avec recueillement sa première communion à l’église du village. À sa sortie de l’école il était devenu indifférent à la religion.
Ses moeurs n’ont pas cessé d’être pures. Dans ce milieu où sévissait l’homosexualité – les « nymphes » de Brienne étaient célèbres dans le milieu des écoles militaires – il affichait, au grand étonnement de ses camarades, un profond dégoût pour ces pratiques. Cela lui valut de se brouiller avec un de ses rares amis, Pierre Laugier de Bellecour, qui se destinait comme lui à l’artillerie. L’ayant vu se lier à des élèves suspects, il le lui reprocha. Laugier nia, mais devant l’évidence Napoléon rompit toute relation avec lui. En revanche son amitié pour Charles Le Lieur de Ville sur Arce ne se démentira jamais.
Sur le plan des femmes, il ne semble pas non plus que l’approche de la puberté l’ait troublé. Bourrienne raconte que la concierge de l’école, Mme Hauté, qui tenait commerce de friandises, voulut entrer dans l’établissement un jour de fête où Napoléon était de garde à l’entrée. Il l’aurait fait expulser en disant : « qu’on éloigne cette femme qui apporte ici la licence des camps ! ». Ce qui ne l’empêchera pas de lui confier plus tard la loge de Malmaison…
La dernière année
Les premiers mois de 1784 furent marqués à Brienne par une vague de froid insolite. La neige tomba sans discontinuer, recouvrant la cour de l’école d’une couche de deux mètres de haut.
C’est alors que Napoléon connut son heure de gloire. Ne pouvant se réfugier dans son cher jardin, il conçut le projet de faire édifier deux forteresses de neige tassée que leurs occupants se disputeraient à coups de boules de neige. Avec fièvre toute l’école se prêta à ce jeu. Sous sa direction s’élevèrent des remparts, des bastions, des redoutes. Il en dirigeait l’exécution avec sa science fraîche de l’art des sièges. Quand tout fut terminé et les munitions stockées, il donna le signal du combat, se portant tour à tour du camp des assiégés à celui des envahisseurs. Chaque jour il inventait de nouvelles manoeuvres, de nouvelles parades offensives et défensives. Ces batailles se prolongèrent plusieurs semaines. Les Minimes encourageaient ces plaisirs inoffensifs, la population venait en foule applaudir aux exploits des héros. En mars les remparts fondirent au soleil, le premier fait d’armes de la légende napoléonienne, plus tard popularisé par l’imagerie d’Epinal, venait de se consommer.
Cette année 1784, si bien commencée, allait être marquée par la visite de son père qui, le 21 juin, déposa Lucien, âgé de neuf ans, au collège de Brienne avant de conduire Maria-Anna à Saint-Cyr. Après cinq ans de séparation, ces retrouvailles durent être douces au coeur de l’adolescent. Ce n’est plus un enfant, il aura bientôt quinze ans. Pur et dur pour lui-même et pour les autres, il raisonne déjà en adulte, comme en témoignent les deux premières lettres connues que l’on puisse lui attribuer avec certitude. Elles ont été écrites après cette visite, l’une à un oncle, l’autre à son père de retour à Ajaccio. Toutes deux discutent avec une logique implacable du sort de Joseph qui le passionne.
À ses yeux, son aîné a grand tort de vouloir renoncer à l’État ecclésiastique qui, grâce à ses dons, lui procurerait à coup sûr un gros bénéfice et un siège épiscopal. « Quels avantages pour la famille ! » s’exclame Napoléon avec regret. Il veut faire carrière militaire ? Mais la marine, le génie, l’artillerie lui sont fermés en raison de sa faiblesse en mathématiques. Alors il lui restera l’infanterie et « qu’est-ce qu’un mince officier d’infanterie ? Un mauvais sujet les trois quarts du temps ».
Ici perce le mépris du futur artilleur, fort en maths, pour la piétaille. Dans la seconde lettre, Napoléon se résigne puisque Joseph persiste. Il supplie toutefois qu’on l’envoie à Brienne où il le confiera au Père Patrault qui en fera, s’il veut bien travailler, un bon mathématicien apte à subir avec lui l’examen d’artillerie.
Cet examen, Napoléon le passera avec succès en septembre. L’inspecteur Reynaud des Monts le jugera digne d’entrer avec quatre de ses camarades à l’École militaire de Paris. Il quitte Brienne le 30 octobre.
Quelles qu’aient été les rigueurs de ces cinq années, Napoléon devait, toute sa vie, conserver un souvenir reconnaissant à la petite cité où s’était épanouie sa prodigieuse intelligence et forgée sa culture.
Le 3 avril 1805, se rendant à Milan pour y recevoir la Couronne des rois lombards, il fit un détour pour passer la nuit au château. Quelle revanche ! La comtesse de Brienne était là pour l’accueillir, Empereur et Roi, alors que – quoiqu’on en ait dit – elle n’avait sans doute jamais reçu, un quart de siècle plus tôt, le petit boursier corse. Le lendemain Napoléon remit au maire, M. Tabutant, 12.000 francs pour réparer les destructions de la Révolution. L’école avait été, en effet, pillée sous la Terreur et ses bâtiments presque totalement rasés en 1799. Elle ne sera jamais reconstruite.
Napoléon séjournera une dernière fois pour trois nuits au château, lors des combats de 1814 qui vont être évoqués par M. Gildas Bernard. Ainsi la ville de Brienne a-t-elle été associée à l’aube, au zénith et au crépuscule de son épopée. Elle le sera encore à la fin de la nuit de Sainte-Hélène lorsqu’il lui léguera au Titre III, 2e paragraphe, de son testament la somme énorme d’un million. Ce legs de conscience n’ayant pas été acquitté, Napoléon III l’exécuta partiellement en consacrant 100.000 francs à l’édification de l’Hôtel de Ville actuel.
Mais le plus bel hommage que Napoléon ait jamais décerné à une ville de France est gravé sur le piédestal de l’excellente statue érigée sur la place de l’Hôtel de Ville, où le sculpteur Rochet a représenté l’écolier méditatif :
« Pour ma pensée, Brienne est ma patrie ; c’est là que j’ai ressenti les premières impressions de l’homme ».
Cet article fait également partie du dossier thématique « 1769-1793 : la jeunesse de Napoléon Bonaparte »