L’affaire Victor Noir : le procès médiatique d’un Bonaparte accusé de meurtre

Auteur(s) : DE BRUCHARD Marie
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Début 1870, un fait divers impliquant Pierre Bonaparte, cousin germain de Napoléon III, ébranle les milieux médiatiques et politiques parisiens mais également l’opinion publique. Pierre Bonaparte, fils du frère cadet de Napoléon Ier, Lucien, tire une balle en plein cœur d’un jeune journaliste, Victor Noir, le matin du 10 janvier 1870. Cet événement donnera lieu à un procès très suivi par la presse, courant mars 1870. Révélateur d’une ambiance sociale qui imprègne le règne de Napoléon III à partir de 1865, le retentissement de ce qui aurait pu rester un drame anecdotique est très négatif pour la famille Bonaparte. Il poussera l’Empereur, parmi bien d’autres raisons, à organiser un plébiscite dans le but de consolider la légitimité de sa maison.

L’affaire Victor Noir : le procès médiatique d’un Bonaparte accusé de meurtre
Das Drama in Auteuil. - Prinz Peter Bonaparte erschiesst Victor Noir
Le drame d'Auteuil. Le Prince Pierre Bonaparte tire sur Victor Noir
in Recueil. Collection de Vinck. Un siècle d'histoire de France par l'estampe,
1770-1870. Vol. 166 © Bnf/Gallica
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530273297/f1.item

Les déroulement des faits, le matin du 10 janvier 1870

En décembre 1869, une querelle oppose, par journaux interposés, Pierre Bonaparte aux rédacteurs du jeune journal républicain corse La Revanche, créé cette même année. Ces derniers ont osé critiquer l’ancien député de Corse, si bien que Pierre Bonaparte les a en retour traités de « lâches judas » dans un autre organe de presse, L’Avenir de la Corse. Le directeur du journal, Paschal Grousset, demande réparation au turbulent membre de la famille impériale. Cet affrontement verbal ne reste pas confiné dans l’Île de beauté : Henri Rochefort le rapporte dans son propre journal parisien, La Marseillaise. Surnommé « l’homme au vingt duels et aux trente procès », le patron de presse et homme politique complexe (il sera partisan de la Commune mais anti-dreyfusard) « flaire » la bonne occasion d’attaquer la famille Bonaparte par le biais de cette querelle.
Le sang de Pierre Bonaparte ne fait qu’un tour et il provoque à son tour Rochefort en duel : « Je viens [ … ] vous demander si votre encrier est garanti par votre grosse poitrine. », le 9 janvier suivant. Le lendemain, s’attendant à recevoir les témoins du duel qu’il a lui-même induit, Pierre Bonaparte reçoit la visite de deux individus à son domicile, à Auteuil. 

Henri Rochefort par James Tissot,Vanity Fair du 22 janvier 1870 © National Portrait Gallery
Henri Rochefort, caricaturé par James Tissot, Vanity Fair du 22 janvier 1870 © National Portrait Gallery

Les deux appels à duels sont en train de se télescoper. Car il s’agit là, en fait, des témoins de Grousset : le journaliste Ulrich de Fonvielle, et un certain Victor Noir, lui-même jeune journaliste (il a 21 ans), venus apportés une lettre de Paschal Grousset. La méprise de Pierre Bonaparte, qui les reçoit en ce matin de janvier, n’est pas incompréhensible : tous deux sont des contributeurs actifs à La Marseillaise de Rochefort. Pierre Bonaparte refuse de lire la missive. S’en suit un échange qui tourne à l’insulte et aux coups puis… aux coups de revolver. Le cousin de Napoléon III touche mortellement Victor Noir qui parvient à quitter le domicile du prince pour mourir dans la rue d’Auteuil où l’hôtel particulier est cis.
La rumeur enfle immédiatement, et parvient à la cour. Les versions de Pierre Bonaparte et Ulrich de Fonvielle divergent dès le départ sur la nature de l’agressé et de l’agresseur. Napoléon III, affligé par la nouvelle, tient immédiatement à ce que son cousin soit incarcéré pour éviter qu’au scandale ne s’ajoute un mouvement populaire d’émeute. Le climat, en cette année 1870 qui a succédé à celle d’élections législatives ayant vu une percée du mouvement républicain, est instable. Le souverain ne peut permettre à un membre de sa famille d’être soupçonné de protection de la sa part. D’autant plus que menacent d’éclater des grèves dans le pays où la jeune Internationale rencontre un écho grandissant.
De fait, Victor Noir est immédiatement érigé en victime de la cruauté impériale et en martyr des idées républicaines comme de la liberté d’expression. La presse relate le 12 janvier, jour des obsèques de Victor Noir, les détails du meurtre ; sans surprise, les Républicains y voient un assassinat, prémédité et volontaire, de la part de Pierre Bonaparte.

→ Lire le récit de la mort de Victor Noir dans La Marseillaise du 12 janvier 1870
→ Lire le récit de la mort de Victor Noir dans Le Petit Journal du 12 janvier 1870

Qui est Pierre Bonaparte ?

« Un sanguin au passé extrêmement agité ». Tel le décrit Éric Anceau, dans son ouvrage Napoléon III (Tallandier, 2020). Napoléon III a toutes les raisons d’être accablé par le comportement de son erratique cousin. Ce n’est en effet pas la première fois que ce dernier fait parler de lui.
Pierre Bonaparte a l’esprit aventurier : dans sa jeunesse, alors qu’il vit aux États-Unis chez son oncle Joseph, il participe aux luttes d’indépendance de Nouvelle-Grenade au début des années 1830 ; il n’a alors même pas vingt ans. Bagarreur, difficile à contenir, il ne fait pas carrière dans le tout jeune pays et retourne sur le vieux continent, en Italie, pour y être bientôt accusé du meurtre d’un sous-lieutenant de police, en 1836. Son statut lui permet d’échapper à la peine de mort, commuée par le Pape, et même à la prison. De retour aux États-Unis, il tue un passant dans la rue deux ans plus tard, une affaire à nouveau étouffée mais qui lui vaudra la méfiance et l’inimitié de son cousin, Louis-Napoléon, alors également exilé aux États-Unis.
On ne retrouve en figure publique Pierre Bonaparte – qui semble apparemment s’être assagi en vivant en Belgique – que lors des élections de l’Assemblée constituante de 1848, à l’avènement de la Deuxième République. Élu pour représenter la Corse, essentiellement sur le prestige de son patronyme, il est confirmé par les élections de 1849. Il se fait très vite remarquer par ses emportements contre les autres députés, au grand dam du Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte qui tente vainement de l’envoyer en Algérie. Pierre Bonaparte perd ses fonctions électives lorsque son cousin, président de la République, dissout l’assemblée et fait son coup d’État le 2 décembre 1851. Sous la pression de son cousin, qui deviendra Napoléon III un an plus tard, il est écarté du pouvoir. Désormais, ce sont ses écrits qui parlent pour lui, en semi-exil en Corse. On lui doit notamment une réponse à une critique du pouvoir par le duc d’Aumale, en 1861. Populaire auprès de la population corse, il finit par obtenir la présidence du conseil général de la Corse en 1864… peu de temps avant de quitter l’île et de s’installer définitivement en Métropole. Il vit alors à Auteuil, en lisière du Paris de l’époque. Dans la « carrière » de ce cousin instable, le drame qui se déroule six ans après ce retour sur le continent est l’incartade de trop que craignait Napoléon III. Ce dernier avait même interdit au fils de Lucien de porter son second prénom : Napoléon… 

Victor Noir, un obscur journaliste devenu un symbole républicain

Victor Noir n’est sans doute par le « grand gaillard illettré de vingt-deux ans » que décrit un peu lapidairement Éric Anceau (Napoléon III (Tallandier, 2020).). Mais il n’a participé qu’à d’éphémères publications, est inconnu du public avant son meurtre. Il a cependant tout pour devenir une figure emblématique : son engagement républicain, pour une part. Sa jeunesse, d’autre part : on lit dans la presse et on colporte dans la rue que la victime de Pierre Bonaparte était sur le point de se marier. Devenu un symbole politique, voire romantique, il doit bénéficier d’obsèques au Père-Lachaise initialement. Le gouvernement préfère les planifier non loin de son lieu de décès et de son domicile, à Neuilly-sur-Seine, afin d’éviter les émeutes dans les quartiers populaires de la Capitale. La cérémonie et le convoi funéraires seront néanmoins suivis par 100 à 200 000 personnes. L’insurrection souhaitée par les plus radicaux des anti-bonapartistes, sur le chemin du convoi vers l’Est parisien, est stoppée à hauteur du rond-point des Champs-Élysées.
Rochefort est quant à lui condamné le 22 janvier 1870 à six mois de prison pour offense à l’Empereur et provocation à la guerre civile. Il a écrit dans son journal : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin ! ». Son arrestation, le 7 février suivant, entraîne des échauffourées pendant trois jours à Paris. Depuis la prison de Sainte-Pélagie, à Paris, il est cependant autorisé à poursuivre ses activités d’éditeur de presse qu’il décide de suspendre lors de la déclaration de guerre à la Prusse, le 19 juillet 1870.

Funeral of Victor Noir © BnF/Gallica
Funeral of Victor Noir – Funérailles de Victor Noir in Recueil. Collection de Vinck. Un siècle d’histoire de France par l’estampe, 1770-1870. Vol. 166  © BnF/Gallica

Le déroulement du procès

Depuis la Constitution de 1852, une Haute Cour est chargée de juger les membres de la famille impériale. Il est hors de question que Pierre Bonaparte se soustraie à son procès, mais ce dernier est délocalisé à Tours, afin de l’éloigner l’effervescence parisienne, et dure une semaine, du 21 au 27 mars 1870.
Le procureur général conclut, après de nombreux témoignages favorables au prince, que Pierre Bonaparte a été bien frappé le premier. Il tempère de manière ambiguë cette affirmation en ne lui reconnaissant pas la légitime défense dans son coup de feu mortel. Les trente-six jurés, tous conseillers généraux, rendent un verdict d’acquittement. Pierre Bonaparte est condamné à verser une pension aux parents de Victor Noir.

→ Lire le récit détaillé dans Causes célèbres. Affaire Pierre Bonaparte, ou Le crime d’Auteuil (anonyme, 1870)

Retentissement

Les circonstances de ce meurtre, la nature de la victime, le verdict qui découle de ce fait divers contribueront longtemps à faire de Victor Noir une figure de lutte contre l’arbitraire du pouvoir impérial, dans une période où le paysage politique français se libéralise – en partie sous l’impulsion même de Napoléon III – et où les aspirations républicaines séduisent de plus en plus la population française.
Bien des années après l’affaire, alors que le régime de la IIIe République est installé dans le pays depuis une dizaine d’années et que Pierre Bonaparte est mort depuis quatre ans, L’Intransigeant fait encore référence à ce meurtre (le 24 mai 1885). À l’occasion de la mort de Victor Hugo, le journal républicain mentionne l’Affaire Victor Noir pour discréditer le règne de Napoléon III qui a exilé le grand écrivain :

« Henri Rochefort lâchement attaqué, lâchement poursuivi, lâchement jugé, avait été retrouver le Maître à Bruxelles, et en était revenu pour prendre à son tour un siège an Corps législatif. La Marseillaise grondait et enthousiasmait. 1870 s’ouvrit plus sombre par l’assassinat de Victor Noir, que suivirent les arrestations en masse. Puis vinrent ce trompe-l’œil : le plébiscite, cette catastrophe : la guerre, et cet effondrement : le 4 septembre. Victor Hugo rentra. ».

Victor Noir restera un symbole politique durable jusqu’au début du XXe s. dans l’imagerie médiatique, même si la presse régionale, qui se rappelle le jeune journaliste en 1931, le fait mourir pendant la Commune…
Aujourd’hui, son gisant sculpté par Jules Dalou, le célèbre élève de Carpeaux et ami de Rodin, est sans doute plus connu que le jeune journaliste : son réaliste anatomique fait l’objet d’une curiosité teintée de superstition et prête au bronze des vertus de fertilité…

Liste des mentions de l’Affaire Victor Noir dans la presse du XIXe et XXe s. numérisée par Gallica/BnF

Marie de Bruchard, 18 mars 2022

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