Le cheval dans les armées napoléoniennes

Auteur(s) : BRUN Jean-François
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La notion de mobilité est indissociable des opérations militaires, tant en ce qui concerne les mouvements des combattants qu’à propos du soutien logistique nécessaire à toute armée. Il ne faut pas oublier que le terme de « mobilisation » dérive de l’allemand « mobil machung », « rendre mobile », ce qui revenait initialement à fournir aux unités les matériels, attelages et voitures dont elles étaient totalement ou partiellement dépourvues en temps de paix. Sachant que le mode de déplacement communément utilisé à l’époque préindustrielle demeure le cheval et que la tactique de la Grande Armée est fondée sur la rapidité de la manœuvre, la question des chevaux s’avère donc cruciale et revêt des aspects aussi divers que complémentaires.

Le cheval dans les armées napoléoniennes
Horace Vernet, "La Bataille de Friedland, 14 juin 1807", 1835 © Château de Versaille

Diversité des ratios et des catégories

La première interrogation réside, sans conteste, dans le rapport entre le nombre de chevaux et celui des hommes et du matériel ou des cargaisons à transporter. Le dépouillement des livrets d’appel de l’armée française permet d’établir des tableaux récapitulatifs à partir desquels il devient possible de calculer la proportion cheval/hommes. Globalement, le ratio équivaut à un cheval pour six ou sept hommes : 1/7,17 en 1800, 1/5,99 en 1803, 1/6,73 en 1810, 1/8 en 1813. Mais ces résultats constituent une moyenne qui recouvre des cas très divers. Les unités de l’intérieur (gendarmerie comprise) possèdent fort logiquement moins de chevaux que les forces de campagne, notamment la Grande Armée. Au moment de traverser le Rhin, en septembre 1805, cette dernière peut compter sur un cheval pour 5,57 hommes (voire pour 5,13 si l’on intègre les bêtes de l’entreprise Breidt qui assure les transports logistiques, rôle ultérieurement dévolu au train des équipages). Au 1er octobre 1806, au tout début de la campagne de Prusse, le ratio s’établit à 1/4,52. Les appels des 15 juin 1812 et 15 août 1813 (époques auxquelles les troupes sont sur le point d’entreprendre l’expédition de Russie et la seconde campagne de Saxe) montrent ensuite que la Grande Armée dispose d’un cheval pour quatre hommes environ, ce qui est la norme actuelle des dotations en véhicules dans nombre d’armées contemporaines.

La conjoncture entre bien sûr en ligne de compte. L’année 1813 s’avère typique à cet égard. En janvier, après le désastre de Russie, le taux global tombe à 1/15,86 ; en août, à l’issue de l’effort de reconstitution, il s’établit à 1/6,47 avant de décroître à nouveau en novembre (1/8,39) après l’échec de la deuxième campagne de Saxe. L’étude par théâtre révèle l’éventail des nuances, tout en confirmant les approches globales. Un tableau général, au 1er décembre 1809 [archives nationales AF IV 1387 A], permet de mettre en regard les divers cas (garnisons de l’intérieur, armées d’occupation, armées sur le pied de guerre) et de cerner précisément la proportion cheval/hommes selon la configuration considérée :

Hommes Chevaux Ratio
Intérieur (territoire national) 279 199 19 902 1/14,02
Armée d’Allemagne 119 459 27 390 1/4,36
Armée d’Illyrie et de Dalmatie 24 917 3 097 1/8,04
Armée d’Italie 73 433 12 469 1/5,88
Îles ioniennes 6 820 37 1/184,32
Armée d’Espagne 338 975 57 371 1/5,90
Total général 842 803 120 266 1/7,00

 

Ces chiffres bruts suscitent cependant deux remarques. D’abord, les chevaux de selle sont administrativement divisés en deux catégories, selon qu’ils appartiennent à l’État (chevaux de troupe affectés aux sous-officiers et soldats des unités montées) ou à un particulier (les officiers, sauf dans la cavalerie, et les employés de l’Administration de la guerre sont en effet généralement propriétaires de leurs montures). Tous les officiers supérieurs, de même qu’une partie des officiers subalternes, aides de camp et officiers d’état-major possèdent un ou plusieurs chevaux pour être en mesure de se déplacer rapidement durant la campagne et de remplacer ceux tués ou hors d’état de servir, le nombre d’équidés détenus variant bien évidemment selon le niveau de responsabilité du propriétaire (conditionné par son grade et sa fonction). L’exemple-type de cette précaution nécessaire demeure l’équipage de l’Empereur. Le grand-écuyer gère en campagne 130 chevaux de selle répartis en 10 brigades, afin d’offrir en permanence à Napoléon et à sa suite immédiate les moyens de leur mobilité. Globalement, dans une armée sur pied de guerre, les chevaux d’officiers représentent de 11 % à 18 % des animaux de selle, selon la proportion d’unités de cavalerie et l’importance des états-majors. Ces montures, n’étant pas propriété militaire, ne sont toutefois généralement pas comptabilisées dans les états récapitulatifs, si bien que le nombre réel d’équidés dans les armées est un peu supérieur aux chiffres énoncés plus haut.

D’autant qu’il convient d’y ajouter les attelages et les voiture appartenant aux généraux et aux officiers supérieurs, mais aussi aux commerçants qui suivent les troupes. Par rapport aux guerres de la Révolution, à la période consulaire, voire à la campagne de 1805, la Grande Armée semble en effet, au fil des campagnes, des victoires et des conquêtes, s’être peu à peu embourgeoisée, plus particulièrement aux sommets de la hiérarchie. En 1812, par exemple, les équipages de Napoléon et de Berthier sont organisés (sans compter les chevaux de selle) en trois portions : un service léger composé de quelques tentes et bagages portés à dos de mulet, un service d’expédition, groupant véhicules et fournitures nécessaires au service en campagne, enfin les gros impedimenta. L’ensemble représente au total 52 voitures et 500 chevaux, sachant que sa conception modulaire permet à l’Empereur de se déplacer constamment, avec une petite escorte et une logistique réduite. À l’autre extrémité de la chaîne de commandement, les officiers d’infanterie disposent généralement, dans chaque bataillon, d’une petite charrette pour leurs bagages. On comprend dans ces conditions que Jomini évalue, au passage du Niémen, à près de 20 000 les voitures de la Grande Armée (canons, caissons de munitions, de matériel ou d’équipages, prolonges, forges de campagne et véhicules divers, y compris ceux des vivandiers et des marchands de tout poil) pour 340 000 hommes environ qui traversent. Quelques mois plus tard, la retraite de Moscou débute avec des files invraisemblables de caissons et de chariots en partie chargés de butin, mais qui disparaîtront rapidement. Dans ces conditions, confronté aux difficultés à réunir chevaux de selle et attelages, l’Empereur promulgue, le 22 février 1813, un décret réglementant le nombre d’animaux et de voitures selon les grade et fonction occupés. Normalisant les pratiques antérieures, il vise avant tout à éviter les abus et donc à réduire les colonnes. De même, toujours en 1813, parallèlement au remplacement des caissons par des prolonges chaque fois que possible, seront menées des études visant à alléger les voitures.

La distinction majeure, fondée sur une approche fonctionnelle, demeure néanmoins le classement entre chevaux de selle (animaux d’officiers et de troupe confondus) et chevaux de trait. La mise sur pied d’une force de campagne nécessite en effet la réunion de bêtes de trait, les chevaux de selle étant déjà présents au sein des régiments de cavalerie qui disposent en permanence des montures nécessaires aux escadrons de guerre. Cette adjonction conjoncturelle d’une force de traction révèle finalement un souci de gestion des coûts puisque, en temps de paix, on ne maintient que le nombre d’attelages indispensables aux « charrois militaires », quitte à recourir en cas de besoin aux services d’entreprises de transport privées ou à placer momentanément les animaux chez des particuliers (notamment des agriculteurs) qui en assurent l’entretien en échange du service qu’ils en tirent. Statistiquement, en campagne, la proportion des chevaux de trait représente près du tiers des montures, sachant que le recours à la réquisition de bêtes et de voitures ou la passation de marchés permettent de répondre à des besoins ponctuels ou de compléter à la marge les capacités de transport. L’exemple de la Grande Armée en juin 1812 est à cet égard révélateur : elle compte 107 537 chevaux de selle (chevaux d’officiers non compris) pour 49 816 chevaux de trait (soit un rapport de 68,34% pour les premiers contre 31,66% pour les seconds).

Réunir, conserver et remplacer les chevaux

Deux constats doivent maintenant être énoncés. Tout d’abord, les guerres napoléoniennes n’ont pas épuisé les ressources équines nationales (ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne, théâtre de nombreuses campagnes). D’une façon générale, la vie quotidienne est fondée sur un système éotechnique dans lequel les sources d’énergie motrice ont pour origine les éléments naturels (tels l’eau et le vent) ou la force musculaire (humaine et animale). Si bien que les besoins civils, notamment dans l’agriculture et les transports, concurrencent directement les demandes des armées. Les estimations pour le début de l’an XI [Statistique élémentaire de la France par Jacques Peuchet, Paris, Gilbert, 1805] révèlent ainsi que, sur un total de 1 835 100 chevaux en France, 1 500 00 (81,73%) sont dévolus aux pratiques agricoles, 235 100 (12,81%) couvrent les usages civils non agricoles (roulage, charrois urbains, chevaux de selle et attelages de particuliers) tandis que 100 000 (5,44%) répondent aux besoins militaires. Or, les ponctions opérées jusqu’en 1812 sur le troupeau national au profit des armées demeurent extrêmement limitées. Le volume des ponctions pour remontes demeure en deçà des limites de la ressource française (notamment en termes de nombre de naissances) et s’élève annuellement à quelques milliers de chevaux seulement, comme l’illustre le graphique suivant :

Il apparaît ainsi que 190 000 chevaux de selle auraient été achetés ou levés en France en une décennie. En y ajoutant les bêtes de trait et les montures d’officiers (selon les ratios définis précédemment), on aboutit à un total proche de 271 000, ce qui équivaut (même si cela ne revêt pas de signification absolue) à une ponction annuelle de 26 500 animaux. Cette approximation n’acquiert cependant de sens que relativement au troupeau national, considéré sur une temporalité plus large que la stricte période napoléonienne. Or, les récapitulations chiffrées montrent là encore sans conteste que le pays n’a pas été saigné à blanc (même si, en 1812, quatre bataillons du train des équipages passent le Niémen tractés par des bœufs, ce qui laisse supposer que l’on a atteint à ce moment précis un plafond dans les disponibilités polémologiques) :

Population française Nombre de chevaux Ratio Cheval/Habitants
1790 28 600 000 2 300 000 1/12,4
An X 29 361 000 1 835 000 1/16,0
1812 42 738 377 3 500 011 1/12,2
1846 36 097 000 2 800 000 1/12,8

 

Toutefois, tous les animaux ne sauraient être « mobilisables ». De fait, l’étude des marchés d’achat ou des procédures de réquisition révèle que les chevaux de l’armée impériale répondent à des critères précis de sexe, d’âge et de taille, ce qui réduit bien évidemment le stock potentiel au moment des achats. Un cheval de selle doit en effet être âgé de cinq à neuf ans, celui de trait de cinq à sept ans, afin de contourner la question du dressage qui commence à trois ans ou trois ans et demi et s’achève normalement au cours de la quatrième année, étant entendu que l’on table sur une durée de service d’environ sept ans pour les montures incorporées. De plus, la cavalerie n’admet que des hongres et, au maximum, un tiers de juments « non pleines » (proportion réduite à un quart dans les trains). Enfin, pour garantir l’efficacité des mouvements d’ensemble des escadrons (ce qui exige des battues analogues), la taille mesurée au garrot est strictement définie :

Cuirassiers et carabiniers : 1,56 m et plus ;
Dragons et artillerie à cheval : De 1,52 m à 1,56 m ;
Chasseurs et hussards : De 1,50 m à 1,52 m ;
Éclaireurs : De 1,38 m à 1,50 m ;
Cheval de trait : De 1,49 m à 1,54 m ;
Mulet : De 1,54 m à 1,57 m.

 

Les modalités d’acquisition ont également évolué. Sous l’Ancien Régime, l’ordonnance du 21 décembre 1762 enjoignait aux régiments d’acheter eux-mêmes leurs chevaux. Face à l’accroissement des besoins, la Révolution recourt concurremment aux acquisitions et aux levées obligatoires. De même, le Consulat à ses débuts est contraint de pratiquer la réquisition. Le décret du 4 vendémiaire an VIII (26 septembre 1799) institue ainsi une « levée extraordinaire de chevaux pour le service des armées ». Les victoires militaires et la paix permettent ensuite de revenir aux transactions de gré à gré. Dans le cadre de l’économie de marché, de germinal an XI (mars 1803) au 2 décembre 1807, le service des remontes est à nouveau de la responsabilité des régiments. L’instruction du 24 vendémiaire an XII (17 octobre 1803) détermine précisément les conditions des achats, effectués soit directement par les officiers dans les régions d’élevage, soit par le biais de contrats passés entre les conseils d’administration des corps et des fournisseurs privés. L’abrogation en 1807 de la pratique des achats directs entraîne ensuite une extension des levées et des marchés de grande ampleur, éventuellement sous la houlette ministérielle, d’autant que l’on n’hésite pas à recourir partiellement aux acquisitions à l’étranger afin de pallier les insuffisances du cheptel français ou d’alléger les ponctions sur ce dernier.

Ces chiffres conduisent à aborder la question des pertes. À cet égard, la source la plus fiable demeure un rapport rédigé par le général Préval. Partant des effectifs de la cavalerie française au 1er vendémiaire an XIV (35 000 chevaux), ce dernier constate l’incorporation, jusqu’en 1809 inclus, de 130 000 montures et, dans le même temps, la disparition de 95 000. La durée retenue intègre les campagnes d’Allemagne, de Prusse et de Pologne, les débuts de la guerre d’Espagne et enfin la campagne d’Autriche, sans omettre les périodes intermédiaires de cessation des combats ou de paix. De même, les divers théâtres d’affectation (Grande Armée, territoire français et péninsule ibérique) sont pris en compte. La combinaison de cette double approche aboutit à couvrir l’ensemble des disparitions (chevaux réformés, tués, morts d’épuisement, de maladie ou de blessure…). L’on constate ainsi un taux annuel d’attrition de 14,39%, statistiquement cohérent par rapport aux autres sources documentaires (relevés pluriannuels des achats au profit des régiments de cavalerie, rapports d’inspection…).

La comparaison des flux (acquisitions/pertes) n’est toutefois compréhensible qu’à partir du moment où, aux ressources du troupeau français, s’ajoutent les achats extérieurs mais aussi (et surtout) l’apport des chevaux de prise et celui des réquisitions dans les pays vaincus. Un rapport de Daru, alors intendant de la Grande Armée, révèle par exemple, à propos des campagnes de Prusse et de Pologne et de l’occupation qui s’en est ensuivie, que la combinaison de ces diverses voies a permis de réunir, du 1er octobre 1806 au 31 décembre 1807, 40 555 chevaux (sachant qu’à son entrée en campagne, au 1er octobre 1806, la Grande Armée en alignait 45 823, auxquels il convient d’ajouter les montures d’officiers ainsi que 2 500 à 2 600 chevaux appartenant à la compagnie Breidt). Les fruits de la victoire sont loin d’être négligeables !

L’échec de la campagne de Russie et la destruction de l’armée changent radicalement la donne. Au choc moral s’ajoute la disparition des effets cumulatifs d’hommes, d’armes et de chevaux réalisés au long des années antérieures. La perte quasi complète des montures et des attelages envoyés en Russie génère dès lors d’énormes difficultés de remonte. Les premières estimations fiables montrent qu’il faut rassembler près de 73 000 chevaux de selle et 52 000 de trait afin de recréer un outil militaire performant. Mais, parallèlement, la position internationale de la France se dégrade progressivement. L’entrée en guerre des principaux États européens et les échecs militaires successifs conduisent ainsi le régime impérial à accroître fortement ses exigences. Si bien qu’en 1813, Napoléon en combinant achat, dons et réquisitions, lève 212 671 chevaux, tant en France qu’en Italie, Pologne, Allemagne ou Danemark (sachant que ce total théorique semble légèrement surévalué dans la mesure où une partie des marchés, conclus pour répondre à la non-exécution de contrats antérieurs, fait nécessairement double emploi).

Une approche quantitative parfaitement précise demeure difficile, par suite du vide informatif de certaines archives. Toutefois, la comparaison des livrets d’appel révèle un flux de 90 990 montures entre janvier et avril 1813, puis de 51 242 entre avril et août, ce qui équivaut à un apport d’un peu plus de 140 000 animaux. Si l’on tient compte des pertes de la première campagne de Saxe et de l’inévitable attrition durant l’armistice, le chiffre réel serait plus élevé et vraisemblablement très proche de 170 00, soit la différence constatée entre juin 1812 et janvier 1813. Dès lors, le plan de remonte développé de janvier à juin 1813 apparaît comme un succès incontestable. En revanche, l’échec de la reconstitution de la cavalerie et des trains, entre novembre 1813 et janvier 1814 s’avère tout aussi évident. L’appel du 5 janvier, réalisé lorsqu’il faut répondre à l’invasion étrangère, montre des troupes de campagne terriblement diminuées à tous égards. Elles n’alignent que 107 035 combattants, disposant d’un cheval pour 4 hommes seulement parce que le nombre de présents sous les armes a connu une forte attrition.

Quoiqu’il en soit, l’opération de remonte menée en 1813, d’une ampleur sans précédent jusqu’alors, met en lumière un certain nombre d’obstacles structurels. En France (et de façon moins marquée dans le royaume d’Italie), la conjugaison d’une hausse des prix et de ce qu’il faut bien nommer une détérioration de la qualité reflète, dès le milieu de l’année, une situation typique de pénurie. En témoigne, le 8 décembre 1813, la création d’une nouvelle catégorie d’animaux, les chevaux d’éclaireurs, afin d’utiliser des bêtes jugées jusque-là trop petites. Un rapport du 3 janvier 1814 confirme sans ambiguïté l’épuisement des ressources nationales : « il est presque impossible aujourd’hui de passer un marché de chevaux pour une fourniture un peu considérable, parce que les marchands regardent maintenant comme très difficile d’en tirer de plusieurs contrées où ils en trouvaient encore une assez grande quantité ». On a là une nouvelle illustration des limites des économies préindustrielles, incapables par nature de générer rapidement une quantité massive de produits manufacturés, de denrées, voire d’animaux. La guerre se fait grâce aux surplus que l’on est en mesure de dégager après avoir répondu aux besoins vitaux des populations, en l’occurrence les activités agricoles et les usages non-agricoles indispensables. Ce qui explique également pourquoi, soucieux d’acquérir des chevaux, qui sont pour lui véritablement un « produit stratégique », l’Empereur se soit efforcé de conserver, de janvier à avril 1813, les territoires prussien, polonais ou allemand, partie à cause des possibilités de remonte qu’offrent ces régions, partie pour y maintenir l’emprise politique française. L’image du cheval dans la guerre, et la place qu’il y tient, s’enrichit là d’une nouvelle facette.

Le maintien en condition des chevaux

Compte tenu de la relative exiguïté des ressources, soulignée par les analyses précédentes, la gestion des chevaux et leur maintien en condition se révèlent primordiaux. En garnison et dans les cantonnements, les rations sont définies de façon extrêmement précise et les animaux correctement nourris et soignés. Selon la spécialité d’armes (lourde ou légère) et la saison, les chevaux de selle reçoivent quotidiennement 4 à 5 kg de foin, 5 kg de paille et de 6,5 l à 8,5 l d’avoine, tandis que ceux de trait sont uniformément gratifiés de 8 kg de foin et de 8,5 l d’avoine. De même, en dépit d’un certain nombre de variantes propres aux subdivisions d’arme, les harnachements, conformes au modèle de 1786, sont bien adaptés. La ferrure, de son côté, est toujours consciencieusement entretenue mais la Grande Armée, contrairement aux troupes prussiennes, russes ou polonaises, n’est pas accoutumée à parer à glace, ce qui suscite nombre de mécomptes durant les campagnes hivernales en Europe centrale (même si certains cavaliers, lors de la retraite de Russie, prennent le parti de déferrer leur monture pour éviter à cette dernière de glisser).

Une grande pratique du cheval permet de conserver longtemps en état les animaux. Dans la cavalerie, l’étape commence au pas, durant une heure, avant qu’une halte d’une dizaine de minutes offre aux chevaux l’occasion de se soulager. À l’issue, les cavaliers ressanglent, vérifient les paquetages et repartent au pas. Ils passent ensuite au trot et gardent cette allure durant deux heures avant de reprendre le pas puis de nouveau le trot. Dans les côtes et les descentes trop prononcées, les hommes mettent pied à terre. À l’arrivée, les chevaux sont étrillés, nourris et, si possible, abrités, notamment dans de grands bâtiments transformés pour la circonstance en écuries improvisées.

Les pertes en campagne s’avèrent néanmoins très élevées, même en dehors du champ de bataille, compte tenu de la difficulté d’alimenter correctement les animaux, lorsque les rations réglementairement définies ne peuvent être réalisées. S’ajoutent à cela les conditions climatiques parfois difficiles et, surtout, les efforts intenses demandés aux montures. En Russie, par exemple, durant les premières semaines de progression, les chevaux, nourris essentiellement de seigle vert, subissent une succession d’orages violents et de nuits extrêmement fraîches contrastant avec la chaleur du jour. D’où la rapide apparition de coliques et de maladies qui déciment la cavalerie impériale.

L’inexpérience des conscrits est également à l’origine de blessures qui, faute de repos ou de soins, amènent la perte des animaux. C’est par exemple le cas en 1812 où l’on relève de nombreux cas de plique. Ce sera en 1813, avec les incorporations massives de nouvelles recrues qui caractérisent cette période, un souci constant pour la hiérarchie. Quoiqu’il en soit, même dans les meilleures conditions possibles, l’attrition au cours des opérations demeure importante et les cavaliers démontés forment bientôt de petits détachements qui suivent à pied le reste des troupes jusqu’à ce qu’ils reçoivent de nouveaux chevaux de prise ou de réquisition. Il faudra cependant attendre la retraite de Russie pour voir des pièces d’artillerie abandonnées faute d’attelages improvisés ou non. Pour remédier autant que possible à l’attrition de la ressource équestre, la Grande Armée organise généralement, en arrière de la ligne de contact, un ou plusieurs dépôts qui accueillent les remontes venues de France ou tirées du théâtre d’opération, ainsi que les bêtes blessées « à refaire ». À titre d’exemples, un dépôt général est mis sur pied à Hanovre pour la campagne de 1812, tandis que, durant l’armistice de l’été 1813, la Grande Armée en disposera de trois, à Magdebourg, Hambourg et Hanau.

Nombre de pathologies ont pour origine la jambe ou le pied. Le manuel du général Thiébault se montre formel à cet égard : « le manque de ferrage est ce qui détruit le plus rapidement les chevaux ». Chaque cavalier emporte donc dans ses fontes quatre fers et quarante clous. Chaque compagnie compte deux maréchaux-ferrants qui, initialement, travaillent avec les moyens locaux rencontrés lors de la progression. Puis, en 1811, tout régiment de cavalerie (comme déjà les compagnies d’artillerie) est doté d’une forge de campagne. De façon analogue, les bataillons de train possèdent tous, grâce aux ressources de la conscription, outre des maréchaux-ferrants, des selliers-bourreliers, indispensables pour entretenir les harnais.

Même si les maréchaux-ferrants jouent un rôle plus important qu’on ne le concevrait actuellement et se révèlent capables de soigner un certain nombre de maladies, l’Empire, soucieux de renforcer la capacité de soins, crée un véritable service vétérinaire, organisé selon une logique proche de celle qui régit alors le service de santé militaire. La médecine vétérinaire est à cette époque une nouveauté, la première école en Europe ayant été ouverte à Lyon en 1762. Les États prennent très rapidement conscience des possibilités offertes par cette innovation qui permet de structurer les pratiques empiriques jusqu’alors seules utilisées. La monarchie française paie donc chaque année les études d’un élève à condition qu’il rejoigne ensuite une unité de l’armée. Parallèlement, en 1776, dans chaque régiment de cavalerie, un maître-maréchal, voire un simple maréchal-ferrant, reçoit le titre d’artiste-vétérinaire. Intégré en 1794 à l’état-major du corps, il a parmi ses responsabilités la surveillance des autres maréchaux-ferrants. Le Consulat conserve ce système. En l’an VIII, 20 élèves sont entretenus aux frais du ministère de la Guerre dans chacune des deux écoles vétérinaires de Lyon et d’Alfort (auxquelles se joindra bientôt l’école de Turin), à condition d’intégrer à l’issue de leur scolarité les rangs d’un régiment de cavalerie. Ce nombre est réduit du quart en l’an X mais un arrêté du 24 prairial an XI (13 mai 1804) autorise les corps des troupes à cheval à envoyer des officiers et sous-officiers dans les écoles, afin d’acquérir des connaissances hippiatriques solides. Puis, le 22 avril 1807, un décret institue un second vétérinaire par régiment (ce qui permettra d’en maintenir un au dépôt, tandis que l’autre suivra les unités en campagne). De son côté, tout à fait logiquement, chaque bataillon de train dispose d’un vétérinaire attaché à son état-major. La position hiérarchique de ces spécialistes est ensuite précisée par le décret du 30 septembre 1811, qui leur assigne une place intermédiaire entre le corps des officiers et les adjudants sous-officiers. Le besoin amène toutefois à recourir, à partir de janvier 1812, à des sous-aides vétérinaires. Issus de la conscription, généralement dépourvus de diplôme, ils sont en quelque sorte des infirmiers chevalins, comparables aux chirurgiens sous-aides du service de santé.

Finalement, le décret impérial du 15 janvier 1813 « sur l’enseignement et l’exercice de l’Art vétérinaire » englobe la question des vétérinaires militaires dans un système d’ampleur nationale. Cinq écoles (Alfort, Lyon, Turin, Aix-La Chapelle et Zutphen) doivent dispenser un cours de 3 ans à l’issue duquel les élèves recevront le diplôme de maréchal vétérinaire. L’école d’Alfort permettra ensuite à un certain nombre d’entre eux de suivre un cursus complémentaire de 2 ans, couronné, pour ceux qui auront réussi les examens, par le titre de médecin vétérinaire. En fait, ce texte n’a d’autre but que de développer la médecine vétérinaire, tant civile que militaire, au sein de l’Empire. Ainsi, 20 places de boursiers seront attribuées dans chaque école pour suivre le cours de 3 ans, à condition que le titulaire s’engage à servir au moins dix ans dans l’armée. Voués « à la pratique », ces maréchaux vétérinaires seront « attachés aux dépôts et aux escadrons de guerre des troupes à cheval, et chargés du traitement des chevaux malades, de la direction du service des maréchaux-ferrants et de l’exécution de la ferrure dans les cas difficiles ». Les médecins vétérinaires en revanche, forts de cinq années de scolarité, seront responsables, en tant que vétérinaires inspecteurs, « du service des dépôts généraux, des grandes remontes, des grands parcs d’artillerie, du génie et des équipages ». Toutefois, comme dans un certain nombre d’autres secteurs, l’écroulement de l’Empire ne permet pas au régime de tirer les bénéfices de sa réforme.

Des utilisations diverses et complémentaires

Réunir et conserver en bonne santé des chevaux n’est pas tout. Il convient d’en tirer le meilleur parti, grâce à une organisation précise et fonctionnelle des unités montées. L’on pense d’abord, bien évidemment, aux régiments de cavalerie. Bien qu’indispensables au fonctionnement de la Grande Armée, ils ne constituent plus toutefois l’instrument premier de la victoire, d’où un relatif appauvrissement des techniques de combat à cheval par rapport aux époques antérieures (le combat collectif n’exigeant pas, contrairement aux affrontements individuels, la maîtrise consommée des finesses de l’art équestre, notamment des voltes). Pour la très grande majorité des cavaliers, la pratique de l’équitation est donc essentiellement fondée sur des principes simples et utilitaire.

Comme dans toutes les armées de l’époque, la cavalerie remplit un double rôle. Elle permet d’abord de se renseigner loin en avant et de garantir la sûreté des flancs lors des déplacements. Ces fonctions sont essentiellement dévolues à la cavalerie légère, hussards ou chasseurs, recrutée parmi les hommes de petite taille, munie de montures rapides, et qui peut à l’occasion effectuer des raids ou mener des opérations de harcèlement (ce que les auteurs nomment alors « la petite guerre »). Mais la cavalerie légère agit également par le choc, en chargeant sabre au clair, dans un affrontement direct.

Existe parallèlement une seconde subdivision d’arme, la « grosse cavalerie » (la « lourde » pour reprendre notre expression contemporaine), qui retient conscrits et volontaires de taille élevée, ainsi que les chevaux hauts et puissants. Spécialement conçue pour la charge qui désorganise l’attaque de l’adversaire ou disloque son dispositif, elle regroupe les régiments de cuirassiers et de carabiniers dotés d’équipements spéciaux de protection, casques et cuirasse théoriquement à l’épreuve des balles, alors que le reste de la cavalerie porte simplement, un jour de bataille, le manteau roulé en sautoir sur l’épaule gauche, de façon à garantir autant que faire se peut la poitrine (et dans une moindre mesure le côté de la main de bride). Les dragons, censés au début de l’Empire combattre aussi bien à pied qu’à cheval, pratiquent quant à eux essentiellement le combat équestre, ce qui les conduit à être très rapidement assimilés à la grosse cavalerie. L’artillerie à cheval, enfin, où service du canon et équitation sont intimement liés, apparaît de ce fait comme une spécialité d’élite justifiant un taux de solde légèrement supérieur.

De façon générale, la cavalerie voit, comme le reste des forces armées, ses effectifs croître régulièrement tout au long du Consulat et de l’Empire, ce que résume ce tableau récapitulatif :

An VIII 1812
Cuirassiers-carabiniers 14 700 21,06% 16 500 16,37%
Dragons 19 500 27,94% 26 000 25,79%
Cavalerie légère 35 600 51,00% 58 300 57,84%
Récapitulation 69 800 100,00% 100 800 100,00%

 

Néanmoins, ce renforcement demeure proportionnel à celui des autres spécialités, si bien que sa place au sein de la Grande Armée reste relativement stable tout au long des guerres napoléoniennes :

  Septembre 1805 Juin 1812
Infanterie 77,80% 73,68%
Cavalerie 14,26% 16,66%
Artillerie et train d’artillerie 7,94% 7,89%
Génie 1,77%
Total 100,00% 100,00%

 

Son emploi s’inscrit bien évidemment dans la logique des conceptions définies par l’Empereur. Ce dernier est en effet le premier à affirmer explicitement qu’il a défini un « système de guerre », c’est-à-dire des principes généraux mis en œuvre grâce à un instrument profondément innovant en termes organisationnels, la Grande Armée. Les corps d’armée, pions de base de la manœuvre, alignent chacun de deux à quatre divisions d’infanterie, auxquelles s’ajoutent de l’artillerie ainsi qu’une ou deux brigades de cavalerie légère, destinées notamment à assurer les missions de reconnaissance. En revanche, les régiments de « lourde », ainsi que l’éventuel reliquat de « légère », forment un groupement particulier, la « réserve de cavalerie », généralement aux ordres de Murat. Napoléon l’emploie lors des marches d’approche pour couvrir et masquer les mouvements de ses corps d’armée (lors de la concentration de 1805 par exemple), mener des missions d’exploration de vaste ampleur, voire renforcer temporairement un ou deux corps d’armée investis d’une tâche particulière. Au cours de la bataille, cette masse de cavalerie est également en mesure d’intervenir en masse dans une action de force (c’est alors la charge dévastatrice d’Eylau), sachant que la cavalerie légère des corps d’armée agit de même à son niveau. Dans tous les cas, les régiments montés sont partie prenante du dénouement, soit en entamant la poursuite, soit en protégeant la retraite.

Moyen de déplacement du combattant ou du chef, le cheval constitue par ailleurs l’unique force de traction réellement employée par une armée en campagne. Son utilisation pose en fait la question de la mobilité des matériels (notamment de l’artillerie) mais aussi de la logistique dans son ensemble. Il convient toutefois, au préalable, d’esquisser les données du problème, tant par rapport aux besoins des troupes qu’en ce qui concerne les capacités individuelles du cheval de trait.

Voyons tout d’abord le soutien. Durant l’armistice de l’été 1813, alors que la Grande Armée (696 848 hommes au 15 août) cantonne en Saxe, les flux logistiques représentent 150 tonnes par jour, dont la moitié en munitions. Si l’on ôte un quart de l’effectif combattant (pour tenir compte des garnisons des places de la Vistule et de l’Oder et des forces cantonnées au nord du théâtre, au niveau du cours inférieur de l’Elbe, qui disposent logiquement de leurs propres ressources en matière d’approvisionnement), et sans sous-estimer le fait que la Grande Armée est alors notoirement sous-alimentée, on ne peut, au vu de ces chiffres, que souligner une nouvelle fois la relative légèreté des besoins par rapport aux normes ultérieures (la consommation journalière d’une division de 15 000 hommes environ représente en effet près de 50 tonnes en 1870-1871, 150 tonnes en 1916 et presque 650 tonnes pour une unité nord-américaine engagée en Europe occidentale en 1944-1945).

Restent à définir les performances moyennes du cheval de trait. Le Dictionnaire militaire, rédigé à la fin du XIXe siècle, se révèle particulièrement instructif à cet égard : « l’expérience a montré qu’un cheval attelé à une voiture pouvait, en marchant au pas, traîner une charge de 700 kg pendant 10 heures par jour ; il ne peut plus traîner au trot que 350 kg, et cela pendant quatre heures et demie seulement. Lorsque plusieurs chevaux sont attelés à une même voiture, la charge à traîner par cheval doit encore être réduite. Dans l’artillerie de campagne, qui doit pouvoir manœuvrer aux allures vives dans tous les terrains, on ne doit pas dépasser le poids de 250 à 300 kg par cheval ». Ce qui corrobore les calculs de l’époque impériale, d’après lesquels un cheval de trait employé par l’artillerie peut marcher et durer à condition de tracter une charge de 320 kg au maximum. Au-delà, il se rebute et ruine ses forces. Or, la nécessaire rapidité des déplacements et des conversions au combat ne permet pas d’atteler plus de 6 chevaux (en double file), tant pour une pièce que pour un caisson, ce qui limite le poids maximum admissible à 1 920 kg. Cet attelage suffit néanmoins pour toutes les pièces, y compris l’obusier de 6 pouces (le plus lourd) qui pèse 1 950 kg. Il demeure toutefois insuffisant pour le caisson de munitions qui, une fois plein, atteint 3,3 tonnes. Il est vrai que les déplacements au trot n’ont généralement lieu qu’un jour de bataille et s’effectuent de façon discontinue, les changements de position s’avérant beaucoup moins fréquents que de nos jours (d’autant que la pièce possède de quoi commencer à tirer dès sa mise en batterie, grâce aux ressources du coffret d’affût qui permet d’attendre l’arrivée du caisson).

Hormis ce cas particulier, les trains d’artillerie, du génie ou des équipages ont un rythme de progression relativement constant et parcourent des étapes quotidiennes de 25 km environ, à la vitesse moyenne de 3 km/h. Les caissons et voitures de l’artillerie sont généralement attelés à 4 (sauf un caisson par pièce, « surmotorisé » à 6). De leur côté, les caissons et chariots du génie sont attelés à 4, parfois à 6 dans le cas de charges lourdes. Le train des équipages attelle, lui, ses caissons à 4, ses chariots et voitures à la comtoise à 2. Néanmoins, un rapport du 18 juin 1811 précise qu’une voiture chargée de tonneaux (mode habituel de conditionnement utilisé à la Grande Armée), avec « des hommes peu exercés, des chevaux peu formés, des routes fatiguées, des rampes mal dirigées », porte seulement 6 000 livres (3 tonnes), « et même je l’avoue je n’espère pas qu’à la suite d’une armée on puisse charger sur chaque voiture un poids si considérable ». Le rédacteur (vraisemblablement un responsable de haut rang) ajoute qu’il serait plus judicieux d’établir les calculs prévisionnels sur une base de « quatre milliers » (2 tonnes) par voiture, avant d’apporter cette ultime restriction : « je n’oserais pas même assurer que l’on pût compter généralement sur ce résultat, et je serais plutôt porté à croire qu’il faudrait encore en défalquer une portion, soit à cause des mauvais chemins, soit en raison des pertes de chevaux, soit enfin à cause du volume encombrant de quelques-uns des objets à transporter ». On comprend dans ces conditions la faillite logistique de l’expédition de Russie, où les élongations notamment dépassent les seuils-plafonds habituels.

Autre remarque d’évidence, les transports revêtent un triple aspect : transport de matériel indispensable aux opérations (moyens de génie et surtout munitions d’artillerie), transport de vivres et d’approvisionnements divers au profit des combattants (à l’exclusion des munitions) et enfin bagages (essentiellement des officiers supérieurs ou généraux). Les blessés pansés dans les postes de secours, sont quant à eux évacués vers les hôpitaux de l’arrière à l’issue de la bataille ou dans les jours qui suivent par toutes les voitures disponibles.

Quoiqu’il en soit, l’ensemble des moyens de l’armée, quelle que soit leur finalité, représente une masse de voitures et de chevaux qui consomment uniformément les ressources disponibles, alors que les chargements ne revêtent pas la même importance en termes de priorité. Là encore, il semble possible de fixer des ordres de grandeur. Sur les 49 816 chevaux de trait présents à la Grande Armée en juin 1812, l’artillerie en utilise 27 300 (20 750 pour les batteries et les caissons du parc, 2 550 pour l’équipage de pont et 4 000 pour l’artillerie régimentaire), soit 54,8%. Les équipages chargés des flux d’approvisionnement entre les corps d’armée et les divisions d’une part et la base logistique de l’armée (le centre d’opérations) d’autre part en emploient seulement 10 500 (21,07%). Le reste des attelages (24,13%) est dévolu au génie, aux trains régimentaires (artillerie régimentaire exclue) et aux transports divers (documents d’état-major, imprimerie, trésor, etc), sachant que calèches, voitures particulières ou chariots de bagages, quoique alourdissant les colonnes et utilisant une partie des fourrages, ne sont pas recensés ici dans la mesure où ils appartiennent à des particuliers.

Une constante semble néanmoins émerger, la volonté de militariser les trains. Le premier niveau logistique demeure l’unité élémentaire ou, dans certain cas, le régiment, qui possèdent des moyens propres destinés à assurer approvisionnements et recomplètements immédiats. À cet égard, les unités de la Garde sont bien dotées. De même, dans la Ligne, chaque régiment d’infanterie dispose d’un caisson de comptabilité et d’un second d’ambulance, chaque bataillon d’un caisson destiné à porter du pain ou de la farine et d’un caisson de munitions. De 1809 à 1812 également existe, au sein d’un certain nombre de régiments d’infanterie, une compagnie d’artillerie (2 ou 4 canons de petit calibre, avec les voitures à munitions nécessaires). La cavalerie est, elle, suivie d’une forge régimentaire et d’un caisson d’ambulance pour deux escadrons. L’artillerie, de son côté, porte le matériel médical qui lui est attribué sur ses voitures, tandis que chaque compagnie de sapeurs possède une prolonge attelée de 4 chevaux, avec 6 caisses d’outils, à laquelle s’ajoutent deux chevaux de bât pour les instruments portatifs. Mais, au total, au niveau de l’armée, l’ensemble s’avère néanmoins relativement lourd d’où, en février 1813, la réduction des moyens alloués et le recours accru aux chevaux de bât de préférence aux voitures.

L’essentiel des transports demeure toutefois assuré par des unités spécialisées, progressivement mises sur pied pour remplacer charretiers et attelages civils fournis jusqu’alors par quelques grandes entreprises privées qui hésitaient parfois à risquer leur personnel ou leurs chevaux en pleine bataille. Conscient des avantages de la militarisation, Napoléon Bonaparte crée donc, au fil des années, le train d’artillerie (13 nivôse an VIII-3 janvier 1800 pour la Ligne, 15 avril 1806 pour la Garde), le train du génie (1er octobre 1806) et enfin le train des équipages (26 mars 1807 pour la Ligne, 24 août 1811 pour la Garde).

Bien que le cheval demeure l’animal-clé de la Grande Armée, tant pour le déplacement que pour la traction, on ne saurait conclure cette présentation sans évoquer quelques solutions palliatives adoptées pour répondre à des situations particulières. Ainsi, les mulets ont souvent été utilisés à la place des chevaux, non seulement dans les attelages mais également en Espagne où sont organisées des brigades de mulets de bât. De même, pour l’expédition de Russie, quatre bataillons de train des équipages sont dotés de voitures à la comtoise tractées par des bœufs. L’expérience n’est cependant pas renouvelée, les bovins ne s’avérant ni assez rapides ni assez résistants pour suivre une armée en campagne.

Quelques éléments de réflexion

Le rôle dévolu au cheval dans les armées napoléoniennes s’inscrit à l’évidence dans l’environnement préindustriel qui caractérise cette époque. Les armes aux canons à âme lisse ne permettant pas de saturer réellement le terrain, la cavalerie peut encore être employée comme arme de choc, le couple cheval-cavalier, bénéficiant de la masse et de la vitesse, représentant dans ces conditions un système relativement efficace. La guerre de Crimée (1854-1856) voit ensuite l’avènement des canons à âme rayée dont les performances, en termes de portée et de précision, s’avèrent sans commune mesure avec les précédentes. La plus volumineuse des cibles tactiques du champ de bataille, la cavalerie, est dès lors amenée à s’effacer. En 1870, les charges des cuirassiers français à Reichshoffen relèvent d’un mode d’action devenu anachronique, d’où leur échec tactique. En revanche, les missions de reconnaissance et de flanc-garde demeurent pertinentes jusqu’à la Première Guerre mondiale. De leur côté, les capacités de traction répondent vaille que vaille aux besoins de mobilité du « système de guerre » impérial, jusqu’à ce que l’élargissement inusité du théâtre d’opération en Russie, et les élongations qui en découlent (jointes à l’épuisement des ressources locales), conduise à dépasser le seuil-plafond du soutien logistique.

Plus largement, les campagnes de la Grande Armée apparaissent comme la dernière grande aventure militaire des sociétés occidentales préindustrielles. À cet égard, en termes de rythme de progression ou de combat, existent davantage de points communs entre Napoléon Ier et Alexandre ou César qu’entre Napoléon Ier et son neveu Napoléon III, dont les troupes utilisent chemin de fer et armes à canon rayé.

Jean-François Brun, maître de conférences HDR à l’université de Saint-Étienne, auteur de La Grande Armée. Analyse d’une machine de guerre, Grand Prix de la Fondation Napoléon en 2023 (mise en ligne : avril 2025)

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