Le conclave de Venise (Novembre 1799-Mars 1800)

Auteur(s) : MARÉCHAUX Xavier
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Le conclave qui s’est réuni pour élire le successeur du pape Pie VI mort à Valence prisonnier de la France le 29 août 1799 est remarquable à plusieurs points. Ce conclave qui se tient du 30 novembre 1799 au 14 mars 1800 dans le couvent bénédictin de l’île de San Giorgio Maggiore est en effet le premier depuis celui de Constance en 1417 à s’être tenu hors de Rome. Il est également l’un des plus longs de la période moderne. Sa longueur et sa location s’expliquent par le fait qu’il se déroule au cours d’une période particulièrement troublée de l’histoire de l’Europe. Le continent est en effet bouleversé par la Révolution française et par la guerre qui s’en est suivie entre une France républicaine et laïque et une coalition d’une Europe des monarchies chrétiennes.

Le conclave de Venise (Novembre 1799-Mars 1800)
L’île de San Giorgio Maggiore

L’Italie à la veille du conclave de Venise

La conquête d’une grande partie de l’Italie à partir d’avril 1796 par un fort contingent français sous la conduite du jeune général Bonaparte a bouleversé les forces en présence dans la péninsule. Par le traité de Tolentino négocié en février 1797 par le cardinal Mattei, archevêque de Ferrare, la papauté perd les légations de Bologne, de Ferrare et de Romagne, près d’un tiers de son territoire situé au nord-est de l’Italie, au sud de Venise, dont la ville et la région environnante sont données à l’Autriche en échange de la Belgique dans le cadre du traité de Campo Formio signé le 17 octobre 1797 par Bonaparte et les représentants de l’Autriche. Alors que Bonaparte et en Égypte, entre février 1798 et mars 1799, la plupart de l’Italie est conquise par les forces françaises et transformée en républiques sœurs : la République Ligurienne (Gênes), la République Cisalpine (formée du duché de Milan et des trois légations prises des États du pape), la République Romaine, et la République parthénopéenne (Naples). Cependant, à la veille du conclave de Venise, la situation militaire s’est totalement inversée en Italie. Sous l’action conjuguée des forces de la seconde coalition (Royaume-Uni, Autriche, Russie), la France est chassée de l’Italie à l’exception d’un fort contingent qui tient Gêne. L’Autriche qui s’est accaparée des trois légations précédemment tenues par la France offre d’accueillir le conclave à Venise où un certain nombre de cardinaux avaient déjà trouvé refuge au moment du décès de Pie VI. En attendant que l’ensemble du sacré collège se réunisse, l’Autriche rénove à ses frais le couvent bénédictin de l’île de San Giogio Maggiore choisi comme lieu du conclave.

Les enjeux du conclave

Trente-cinq cardinaux sur les quarante-quatre encore en vie forment le conclave. Si tous les cardinaux sont conscients de la gravité de la situation à la fois politique et religieuse qui traverse l’Europe, ils sont très divisés sur la manière d’y remédier. La faction minoritaire (c’est le terme donné aux différents courants au sein du conclave) désire placer la papauté sous la protection de l’Autriche qui en échange ne cache pas sa volonté de conserver à son profit les trois légations que Bonaparte avait extorqué à Pie VI. Elle est dirigée par le cardinal Herzan. Pour cette raison, l’Autriche a pour candidat le cardinal Mattei, celui-là même qui avait négocié l’abandon des trois légations à la France. Cependant le camp autrichien compte seulement environ une douzaine de membres, loin des deux tiers des voies nécessaires pour élire un pape, soit vingt-quatre votes. La faction majoritaire est celle qui voit d’un mauvais œil les tentatives hégémoniques de l’Autriche sur l’Italie et notamment sur la papauté et désire l’élection d’un pape qui restaure l’indépendance de l’Église. Cette faction qui compte environ quinze cardinaux est dirigée par le cardinal Albani, le doyen du sacré collège et le cardinal Braschi, neveu du défunt pape. Leur candidat est le cardinal Bellisomi, évêque de Cesena. Il existe également des sous factions dans chaque camp, la principale, d’environ huit cardinaux, est celle des pro-français dirigée par le cardinal Caprara, surnommé par ses détracteurs le cardinal jacobin.

Comme aucun des deux camps en présence ne dispose de la majorité des voix et n’est disposé à un compromis, le conclave ne pouvait que s’éterniser.

Le déroulement du conclave

Ce qui complique encore plus le déroulement du conclave c’est que les grandes puissances catholiques (Espagne, Autriche, Royaume de Naples, Piémont-Sardaigne, France avant la Révolution) ont le droit à l’exclusivité, c’est-à-dire d’un droit de veto leur permettant d’écarter un candidat à la papauté.

Le cardinal Herzan ne rejoint le conclave que le 12 décembre et annonce, d’entrée de jeu, que l’Autriche a pour préférence le cardinal Mattei, sans en expliquer les raisons, même si celles-ci sont évidentes pour tous les cardinaux. À la grande surprise de tous, au matin du 18 décembre le cardinal Bellisomi obtient dix-huit voix, soit seulement six de moins que la majorité nécessaire pour être élu. Herzan demande alors de pouvoir prendre contact avec Vienne. Le cardinal Albani lui accorde avec réticence un délai de douze jours. Cependant le délai passe sans que Vienne ne fasse parvenir sa décision. Dans le même temps Herzan mène un travail de sape afin de discréditer la candidature de Bellisomi. De violentes confrontations ont lieu par deux fois à la fin de décembre entre Herzan et Alabani, puis au début de janvier entre Herzan et Braschi. Cependant, le silence de l’Autriche est perçu par beaucoup comme une exclusivité non-dite, et Bellisomi commence à perdre des voix.

Différents candidats sont alors mis en avant par chacun des deux camps, sans succès. Le cardinal Herzan propose le cardinal Valenti, évêque d’Albano, âgé de 74 ans. Mais celui-ci, presque sourd et aveugle, est écarté du fait de son grand âge et de ses infirmités à la fin de février. Début mars, en vue de débloquer la situation, Albani propose alors la candidature de Gerdil, religieux barnabite. Le cardinal, originaire du Piémont-Sardaigne, est âgé de 82 ans et il est également l’un des grands théologiens des Lumières catholiques italiennes. Mais Herzan, à la grande consternation de tous, fait jouer le droit à l’exclusivité de l’Autriche qui ne désire en aucun cas qu’un pape originaire d’un royaume italien soit élu.

Finalement, les deux factions se mettent d’accord sur un candidat de compromis, le cardinal Barbara Chiaramonti, religieux bénédictin, évêque d’Imola et originaire de Cesena dans les États du pape. Il est le membre de la faction majoritaire dont la candidature pose le moins de difficulté pour le camp Herzan. Le 14 mars au matin, il est élu à l’unanimité, moins son vote en faveur d’Albani. À la suite de son élection, Chiaramonti prend pour nom Pie VII, en hommage à son prédécesseur.

Expliquer l’élection de Barbara Chiaramonti

Je ne reviendrais pas ici sur les manœuvres particulièrement tortueuses qui ont abouti à l’élection de l’évêque d’Imola. Je ferai seulement remarquer que les versions qui circulent encore aujourd’hui sont totalement erronées, notamment l’article de Wikipédia sur Pie VII [1]. Plusieurs raisons peuvent expliquer son élection : Chiaramonti était un intellectuel qui avait enseigné dans les universités les plus prestigieuses de son ordre, mais c’était aussi un bon administrateur, comme son expérience à la tête du diocèse d’Imola l’a montrée. C’était également un homme prudent, il s’est tenu à l’écart des débats sur la Révolution française. Son caractère affable a certainement joué en sa faveur. Originaire des États du pape, il ne risquait pas de soutenir les intérêts d’une puissance étrangère (l’Autriche notamment) au détriment de la papauté.

Toutefois, la raison principale de son élection vient des erreurs de la diplomatie autrichienne. Barnaba Chiaramonti est le premier évêque italien à avoir reconnu, lors de son homélie de Noël 1797, la conformité avec les évangiles des institutions de la république cisalpine mises en place par la France en octobre 1797. Or, le fait qui aurait dû être rédhibitoire aux yeux de l’Autriche est inconnu du cardinal Herzan qui, au contraire, dans sa correspondance avec Vienne, souligne son opposition à l’occupation du diocèse d’Imola par les troupes françaises en 1796. [2]

Le résultat du conclave ne plaît pas à Vienne qui fait connaître son mécontentement en refusant que le sacre du nouveau pape ait lieu dans la basilique Saint-Marc, la plus grande église de la ville. Chiaramonti est donc sacré le 21 mars, huit jours après son élection, comme le veut la coutume, dans l’église de l’abbaye de San Giorgio Maggiore, lieu du conclave. L’Autriche se fait également tirer l’oreille pour rendre les trois légations. Cependant, le retour de Bonaparte en Italie et la victoire française de Marengo, le 14 juin 1800, changent la donne : le nord de l’Italie, y compris les trois légations, repasse sous contrôle français. Dès lors, le nouveau pape n’a d’autre choix que de composer avec le Premier Consul. Tel est l’enjeu du Concordat de 1801.

Xavier Maréchaux est professeur d’histoire et d’éducation à la State University of New York at Old Westbury. Sa biographie du pape Pie VII, Pie VII, le pape qui défia Napoléon est parue en 2024 aux éditions Passés/Composés.

[1] Article « Pie VII » sur Wikipédia. Pour des explications plus proches de la réalité, voir ma biographie, Pie VII, le pape qui défia Napoléon, Paris, Passés/Composés, 2024, pp. 83-89.

[2] Charles van Duerm, Un peu plus de lumière sur le conclave de Venise et sur les commencements du pontifical de Pie VII (1799-1 800). Documents inédits extraits des archives de Venise, Paris, Lecoffre, 1896, p. 126.

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