Le Journal intégral de Gourgaud, ou l’exil de Sainte-Hélène par les deux bouts de la lorgnette

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Dans la collection « Bibliothèque de Sainte-Hélène » (Perrin) paraît cette semaine la version intégrale du Journal de Sainte-Hélène, du général Gaspard Gourgaud. Version intégrale, car son présentateur et éditeur, Jacques Macé, a travaillé à partir du manuscrit original, conservé aux Archives nationales. Il en a tiré un texte plus exact et, surtout,  a pu intégrer de très nombreux passages inédits. Avec ce témoignage exceptionnel, on assiste bien sûr à l’exil de l’Empereur du point de vue de la « cour de Longwood », mais avec en plus une vision (parfois stupéfiante) de « l’arrière-cour », presque de l’arrière-boutique, tant le général baron se laisse aller à des notes libres, par le vocabulaire comme par le contenu. Prenant des notes au jour le jour, sans quasiment revenir dessus ensuite, il a donc laissé dans ses papiers des événements, des conversations et des impressions dont il n’aurait peut-être pas voulu qu’ils fussent rendus publics.

Le <i>Journal intégral de Gourgaud</i>, ou l’exil de Sainte-Hélène par les deux bouts de la lorgnette
Thierry Lentz © Eric Frotier de Bagneux

Deux fois édité par le passé, le Journal avait été dûment « caviardé », d’abord par les descendants Gourgaud (à la fin du XIXe siècle) puis par Octave Aubry, cinquante ans plus tard. Les mots, idées et faits choquants avaient soigneusement été passés sous silence, de même que certaines opinions crues de l’Empereur et de son Premier officier d’ordonnance. Le dépôt des papiers du général aux archives nationales, il y a à peine quelques décennies, rend possible aujourd’hui une édition conforme au texte authentique et complet. En lisant l’édition que nous offre Jacques Macé, on va de surprises en surprises. Avec le Mémorial de Sainte-Hélène,  réédité dans sa version originale il y a deux ans, on restait dans l’épique (ou presque), la retenue, le politique (pas toujours correct, mais tout de même !) et la préparation de l’avenir. Las Cases admirait Napoléon et voulait l’aider à asseoir sa réputation dans la postérité, voir, si l’ouvrage avait été publié avant 1823, permettre peut-être son évacuation vers un exil plus doux, en Angleterre ou en Amérique.

On ne retrouve presque rien de cela chez le général Gourgaud. On connaît l’amour presque éperdu qu’il vouait à l’Empereur et la jalousie qu’il éprouvait à l’égard de Las Cases et des Montholon, ce qui transparaissait clairement dans les éditions précédentes. Ces aspects se retrouvent désormais de façon encore plus éclatantes dans le Journal intégral, au point parfois d’en devenir gênants : la jalousie ronge l’esprit de notre général jusqu’à la haine ressassée envers ses rivaux et même, à certains moments, envers son maître qui, il est vrai, ne cesse de le taquiner, de le rabaisser et, finalement, le poussera à demander lui-même son départ de Sainte-Hélène. Les jugements sur les faits et les hommes, attrapés à la volée les conversations, sont transcrits sans fard et sans enjolivures. On se croit transporté, à deux siècles de distance, dans la maison de Longwood et on entend des mots qui fleurent l’authentique, avec les écarts de langage inhérents à tous les hommes, même les plus grands (on parle ici de Napoléon, bien sûr). Voici le temps des confidences entre soldats, des jugements abrupts, avec parfois des noms d’oiseaux assénés à tel ou tel (exemple : « cette salope de Montebello », dixit Napoléon, ou la « pute » de Montholon, comme l’appelle Gourgaud). La vie quotidienne à Sainte-Hélène occupe désormais une place plus importante dans le Journal, jusque dans ses plus petits côtés. Las Cases et Montholon n’avaient de relations qu’avec les principaux officiers anglais et le gratin de l’exil. Ils ont maîtrisé et filtré leurs écrits, parce qu’ils ont pu les composer au calme et pour l’histoire. Marchand et Ali avaient l’admiration des domestiques pour leur maître. Même dans ses gribouillages « codés », partiellement retranscrits dans les années 1950, Bertrand ne se permettait pas de tout dire. Plus jeune, plus vigoureux et en homme de bivouacs, Gourgaud n’éprouve pour sa part aucune gêne, aucune retenue. Qui plus est, il rencontre tout le monde, parle avec tout le monde, porte des jugements sur tout le monde, du gouverneur Lowe aux petits officiers anglais, en passant par des promeneurs anonymes, des commerçants ou les prostituées de Jamestown. Son témoignage en devient à certains moments entêtant et illustre la promiscuité, les haines recuites, les rivalités, mais aussi les sympathies ou les coups de cœur (le général est un grand amoureux…souvent transi).

Vous qui lirez ce Journal de Sainte-Hélène. Version intégrale, apprêtez-vous à un voyage inattendu et parfois remuant dans l’île du bout du monde !

Thierry Lentz
Directeur de la Fondation Napoléon

PS : Après la version originale du Mémorial, le Journal intégral de Gourgaud, la « Bibliothèque de Sainte-Hélène » comportera deux autres volumes : des témoignages rares ou inédits des Anglais ayant visité Napoléon à Sainte-Hélène (parution : octobre 2020, par Peter Hicks) et la partie inédite (soit tout l’année 1820) et les six premiers mois de 1821, revus, relus et corrigés, toujours à partir du manuscrit original des Cahiers du grand-maréchal Bertrand (parution : février 2021, par François Houdecek).

► Lire un article de Jacques Macé sur La saga des Gourgaud, de Yerres à la Fondation Napoléon, 1857–2019
► Lire la présentation de la biographie que Jacques Macé a consacrée au général Gourgaud (Nouveau Monde Éditions, 2006)

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