Le régime napoléonien était-il un État de droit ?

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Dans les dernières décennies, on a quasiment abandonné l’étude des constitutions napoléoniennes, au nom de l’idée que ces textes n’étaient, nous dit-on, que le paravent du pouvoir personnel. C’est ainsi que les essais historiques comme les manuels de droit constitutionnel d’aujourd’hui, contrairement à ceux du XIXe et du début du XXe siècles, se limitent, lorsqu’il s’agit de décrire les règles de fonctionnement du gouvernement napoléonien, à des considérations générales ou à de brèves analyses mettant en exergue « l’absolutisme » ou le « césarisme » du régime (1). Selon les historiens du droit contemporains, « les institutions napoléoniennes [n’auraient] jamais acquis une véritable réalité » (2) et les règles constitutionnelles du Consulat et de l’Empire auraient été « assez factice[s] » (3).

Le régime napoléonien était-il un État de droit ?
Napoléon dans son cabinet de travail aux Tuileries © Washington, National Gallery of Art

Dans la même veine, une large frange de l’historiographie anglo-saxonne continue à étudier le Premier Empire comme un avant-goût du totalitarisme (parfois même son précurseur), alors même que les réalités que recouvre ce mot sont bien postérieures et qu’en tout état de cause les critères utilisés pour le définir ne s’appliquent absolument pas à la France de Napoléon. À rebours de ces tendances, on peut dire que l’Empire napoléonien fonctionna avec une constitution et, chez l’Empereur comme chez l’ensemble des acteurs, le sentiment qu’elle était, sinon une loi sacrée, du moins un code de conduite et un ensemble de prescriptions que nul ne prenait à la légère.

Pour démontrer, presque par l’absurde, que l’État de droit – notion qui n’était pas comprise à l’époque comme elle l’est aujourd’hui (4) – avait commencé à prendre corps au sommet de l’organisation politique de la France, il n’est qu’à voir comment le chef de l’État et son entourage s’évertuèrent, lors des crises auxquelles ils durent faire face, à interpréter la constitution – quitte parfois à la triturer il est vrai – pour faire croire ou se convaincre qu’ils la respectaient. On n’oubliera pas non plus que ce fut en invoquant le texte fondamental et le non-respect par l’Empereur de son serment constitutionnel que le Sénat proclama la déchéance en 1814. À défaut d’avoir été l’équivalent de « tables » intangibles et inviolables – ce qu’elles n’ont jamais été lors des grandes secousses, y compris après l’Empire –, les constitutions contribuèrent au moins à réguler la vie politique en jouant un rôle de garde-fou contre ce que Raymond Aron a sévèrement appelé « les buts irrationnels » de Napoléon (5). On ajoutera que, homme des Lumières et fils de la Révolution, l’intéressé avait un passé, une culture et une idéologie qui ne l’éloignaient pas des tendances de son époque : le moment de mettre en oeuvre un État moderne, fondé sur le respect des principes de l’État de droit, était venu, et il le savait. Partant, le pouvoir napoléonien ne fut pas exercé arbitrairement, mais en fonction de normes juridiques édictées précédemment. La loi fondamentale du Premier Empire, voulue et parfois rédigée par Napoléon lui-même, était la fille d’évolutions engagées depuis 1789 : « Au début du Consulat, il ne faut pas perdre de vue que Bonaparte s’est trouvé en présence d’options irréversibles, estime Jacques Godechot. Les “principes de 1789”, c’est-à-dire l’égalité de tous devant la loi, l’abolition du régime féodal (au sens où l’entendait la Constituante), le gouvernement constitutionnel et représentatif ne pouvaient plus être abandonnés. » (6) Dès lors, autour de quelques choix d’organisation, comme la concentration de l’exécutif, la réorganisation de la représentation nationale par éclatement du législatif, il y eut bien une vie constitutionnelle sous le Consulat et l’Empire. Elle fut même animée. Connaître l’interprétation, l’application et l’évolution de ces principes en acceptant de se dégager de la pensée « libérale » – aujourd’hui dominante mais qui ne l’était pas à l’époque –, permet de mieux comprendre la marche d’un État napoléonien qui s’inscrit dans le grand mouvement de « juridicisation » de l’exercice du pouvoir en France.

La « révolution de l’exécutif »

Depuis 1789, on avait expérimenté diverses formules, si bien que certains auteurs ont pu se demander si la Révolution française ne pourrait se résumer à une « révolution de l’exécutif » (7). Aucune solution n’avait jusqu’alors pu survivre au milieu de la tempête, du monarque constitutionnel aux directeurs, en passant par les comités de la Convention. Chaque échec confirmait que la stabilisation devait passer par l’assouplissement de la tutelle absolue du législatif sur l’exécutif, dans une sorte de rééquilibrage du balancier institutionnel. La mise au rancart de la constitution de 1793, l’organisation et la pratique gouvernementales du Comité de Salut public montrent que même les plus « avancés » avaient fini par se plier à cette nécessité pratique. Avec la constitution directoriale, un grand pas avait été franchi sur le papier et, pour une bonne part, dans les esprits : la suprématie du législatif, un temps caressée par les optimistes, avait succombé sous les coups de boutoir des réalités. « Je ne connais qu’une constitution démocratique, affirmait alors Thibaudeau au moment des débats sur la constitution de l’an III, c’est celle qui offrirait au peuple la liberté, l’égalité et la jouissance paisible de ses droits. » (8) Napoléon n’aurait pas dit mieux, et il l’a d’ailleurs dit presque dans les mêmes termes. Dans les mois qui suivirent, alors que le régime directorial était en vigueur, les publicistes les plus en vogue entrèrent dans le vif du sujet. On vit ainsi Benjamin Constant publier De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier (9), tandis que Barrère, dans De la pensée du gouvernement, affirmait que la République ne pouvait s’affermir sans un gouvernement fort (10). Sur un mode plus indirect mais en poussant dans le même sens, Mme de Genlis en appellerait bientôt à l’avènement d’un « nouveau Charlemagne » dans les trois volumes de son conte « historique et moral », Les chevaliers du Cygne ou la Cour de Charlemagne (11). Une chose était dès ce moment certaine : le modèle « anglais » d’équilibre des pouvoirs était rejeté comme s’avérant inadapté à la spécificité française. Bonaparte lui-même l’écrivit à Talleyrand depuis l’Italie, dans une lettre célèbre et fondamentale : « La constitution anglaise n’est qu’une charte de privilèges : c’est un plafond tout en noir mais brodé d’or. » (12) Malgré les changements mis en oeuvre dans les équilibres constitutionnels, le régime de l’an III engendra une autre difficulté. L’exécutif et le législatif étaient tous deux devenus puissants mais restaient strictement séparés, aucune soupape ne permettant de réduire les conflits pouvant survenir entre eux. Les conseils étaient inhabiles à contrôler et, qui plus est, à renverser le Directoire tandis que celui-ci ne disposait d’aucune influence sur la confection de la loi (pas même l’initiative) ni de l’arme de la dissolution. Il ne restait plus que les empiètements de l’un sur les compétences de l’autre (ce qui se produisit souvent), le bras de fer puis le coup de force pour trancher, d’autant que les élites directoriales – en gros, des révolutionnaires modérés – n’étaient pas prêtes à l’alternance politique, qu’elle profite aux monarchistes ou à l’extrême-gauche. C’est notamment pour lutter contre cette instabilité et résoudre la question de l’alternance – en la rendant impossible – que Sieyès fomenta l’opération de « régénération » qui allait aboutir au coup d’État de Brumaire (13). Mais de même qu’en 1789, l’ex-abbé n’avait pas « inventé » la théorie de la souveraineté nationale dans Qu’est-ce que le tiers état ? (14), il n’était pas le seul promoteur des idées du « mouvement brumairien ». Son projet s’inscrivait dans le débat sur la recherche d’un gouvernement fort, très vivace au sein des sociétés politiques, administratives ou économiques. Il eut toutefois le mérite d’être le porte-drapeau le plus crédible du mouvement. Ses réflexions n’étaient pas étrangères au reste de l’opinion qui voyait dans l’émergence d’un chef l’espoir de mettre fin aux guerres extérieures et aux déchirements intérieurs dont la responsabilité était imputée, à tort ou à raison, aux sautes d’humeur de chambres bavardes et changeantes. À l’arrivée, la constitution de l’an VIII allait être « une transaction entre les aspirations de Sieyès et des autres brumairiens d’assemblée et une oligarchie parlementaire, surtout cooptée, et les propres vues de Bonaparte » (15). Cette transaction ne pouvait que tenir compte de cette ambiance politique qui tendait au resserrement et à la « libération » de l’exécutif. Pour les révolutionnaires modérés, monarchistes sans roi, idéologues, mais aussi hommes d’affaires et sans doute une part difficile à évaluer de la population éclairée, il n’était pas question d’enterrer la Révolution mais de combattre « l’anarchie » désormais symbolisée par ces néo-jacobins qui s’approchaient du pouvoir grâce à leur maîtrise des processus électoraux. Il ne suffisait certes pas d’une nouvelle constitution pour sauver la République mais « la République n’en avait pas moins besoin d’une nouvelle constitution » (16). Bonaparte appartenait à ces militants du pouvoir fort.

La base constitutionnelle de l’an VIII

Trop compliqué, trop imbus de sa science et, pour tout dire, trop théoricien, Sieyès ne resta pas longtemps l’homme providentiel. Un mois après le coup d’État, il fut relégué à la présidence du Sénat. De ses idées constitutionnelles, il resta l’ossature du texte de l’an VIII. Bonaparte l’avait laissé influer sur les sujets secondaires à ses yeux, ce qu’on pourrait appeler trivialement la « tuyauterie » législative. Il avait en revanche imposé ses vues sur les dispositions qui confèreraient le pouvoir réel – celui de faire – à l’exécutif : face à un législatif divisé, le gouvernement serait concentré entre les mains  du premier des trois consuls. L’histoire constitutionnelle du régime napoléonien pouvait commencer, sans qu’on puisse, à ce stade, la dissocier de sa filiation révolutionnaire. Le gouvernement pouvait en appeler à la modération, « toujours la compagne de la force et le garant de la durée des institutions sociales […] imprimant un caractère auguste aux gouvernements comme aux nations » (17). Il n’y avait rien de « contre-révolutionnaire », ni même de « réactionnaire » dans une telle profession de foi. Au moment de la mise en vigueur du texte de l’an VIII, les trois consuls avaient adressé une proclamation aux Français qui s’achevait par une formule forte : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie. » (18) Certains ont vu dans le dernier terme l’affirmation que la Révolution était terminée, sens que nous donnons aujourd’hui au mot finie. Or, le Dictionnaire de l’Académie française de 1798 donne comme définition de ce mot : « En parlant de tableaux, on dit qu’un ouvrage est fini, pour dire qu’il est parfait. On le dit aussi des ouvrages d’esprit […]. Il est aussi adjectif, et signifie qui est limité, borné […]. Il se prend aussi substantivement, surtout dans les arts, en parlant des ouvrages terminés avec soin. » (19) Dans le langage du temps, fini voulait autant dire terminé que parfait. Il ne s’agissait donc pas de renier la Révolution, mais de reconnaître ses bornes – en latin aussi, finire veut dire borner –, « dans les principes qui l’avaient commencée », ceux de 1789. Ces principes étaient parfaits ou finis. On ne voit pas dès lors pourquoi, sinon pour des raisons pratiques ou, plus probablement, des arrière-pensées idéologiques, une grande partie de l’historiographie traditionnelle arrête la Révolution à Brumaire an VIII. Et si l’on veut utiliser une périodisation simplificatrice, après la Constituante, la Législative, la Convention et le Directoire, le Consulat et au moins une partie de l’Empire constituent une quatrième période de la Révolution (20). Datée du 13 décembre 1799 (22 frimaire an VIII), la nouvelle constitution entra en vigueur douze jours plus tard. Elle fut approuvée par un plébiscite dont les résultats furent proclamés le 7 février 1800. Ce texte allait rester le socle des institutions françaises pendant quatorze ans, tout en subissant de profonds changements. La première grande réforme, le 4 août 1802 (16 thermidor an X), outre qu’elle accorda à Bonaparte un pouvoir viager et lui permit de désigner son successeur, procéda à une vaste réorganisation du processus électoral, du mode de désignation des membres des chambres et des pouvoirs du Sénat. Le sénatus-consulte du 18 mai 1804 (28 floréal an XII) instaura au sommet de la République un empire héréditaire, « changeant les formes du gouvernement, non la nature du régime » (21). Il y eut encore jusqu’en 1814 une trentaine de sénatus-consultes réformant de près ou de loin la constitution, souvent sur des points de détail, mais aussi parfois sur des questions touchant aux équilibres fondamentaux comme la suppression du Tribunat (19 août 1807) (22) ou l’organisation de la régence (5 février 1813) (23). Cette organisation constitutionnelle, avant comme après la proclamation de l’Empire, était articulée autour de principes déjà présents – et désormais affinés – sous la plume de Bonaparte dans sa lettre à Talleyrand précitée. Le pouvoir de gouvernement était exercé par un organe resserré (l’Empereur seul) qui agissait dans son domaine de compétences, élargi au fur et à mesure des réformes, sans autre contrôle que celui de la nation dont il était un représentant et ayant à sa disposition une administration hiérarchiquement soumise. La confection des lois était du ressort de deux chambres (Corps législatif et Tribunat) qui n’intervenaient quasiment pas dans les affaires exécutives : « Le gouvernement n’est plus, comme jadis, une émanation directe du Corps législatif ; il n’a plus avec lui que des rapports éloignés », se réjouissait Napoléon (24). Enfin, un Sénat conservateur – au sens de « conservateur de la constitution » – servait d’arbitre constitutionnel et, après l’an X, disposa de larges prérogatives relevant autant du pouvoir constituant dérivé (25) que d’un pouvoir « supra-législatif » en cas de besoin. Le gouvernement constituait le coeur et le moteur de ce système : « Le grand ordre qui régit le monde tout entier doit gouverner chaque partie du monde, déclara Napoléon au Conseil d’État ; le gouvernement est au centre des sociétés comme le soleil : les diverses institutions doivent parcourir autour de lui leur orbite, sans s’écarter jamais. Il faut que le gouvernement règle les combinaisons de chacune d’elles de manière qu’elles concourent toutes à l’harmonie générale. Dans le système du monde, rien n’est laissé au hasard ; dans le système des sociétés, rien ne doit dépendre des caprices des individus. » (26)

Un pouvoir exécutif en principe tempéré

À l’origine, la puissance de l’exécutif était tempérée par l’existence de chambres législatives, du Sénat et de conseils entourant le chef de l’État. Chaptal, qui n’aimait ni Napoléon ni ce que devint le régime, écrivit pourtant, avec un brin d’optimisme : « Il est difficile assurément de concevoir une constitution qui présente plus de garanties pour les droits du peuple. Il est difficile de moins laisser à l’arbitraire du chef du gouvernement. La limite du pouvoir est tracée sans confusion. » (27) D’autres que lui pensèrent que le texte donnait aux chambres non seulement une large liberté d’appréciation en matière législative, mais aussi, par le débat, un pouvoir d’empêcher l’exécutif d’agir à sa guise. Dans cet esprit, le Tribunat s’opposa longtemps au Code civil ou à la création de la Légion d’honneur, l’on connut quelques discussions budgétaires animées au Corps législatif, et le Conseil d’État parvint à amender nombre de projets gouvernementaux. C’était oublier que, sans rejeter totalement la séparation des pouvoirs, les constituants avaient opté pour une « structuration de l’édifice étatique autour d’un pouvoir, doté d’un statut prééminent » (28), conception déjà retenue en 1791, au profit de l’assemblée, et en 1795, au profit du Directoire. À force de persévérance et de fermeté (29), après plusieurs années d’exercice, Napoléon put non seulement imposer une conception toujours plus favorable à l’exécutif en dominant les trois grands pouvoirs, exécutif, législatif et, à certains égards, judiciaire. Il n’y parvint pas en employant la force brutale, mais par une marche pragmatique et progressive vers la concentration de la légitimité sur la tête du seul souverain. Il profita aussi des abdications successives du personnel politique, jusqu’au coeur des oppositions, qu’il s’agisse de la retraite en désordre des idéologues ou du ralliement de larges pans du parti monarchiste après le sacre puis le mariage avec Marie-Louise. Comme il eut l’occasion de le dire au président du Corps législatif, Fontanes, venu lui présenter quelque hommage de sa chambre : « La France a besoin d’une monarchie modérée mais forte. » (30) Sur le plan du droit positif, les réformes successives, les élargissements de compétences, l’irruption de l’exécutif dans des domaines qui n’étaient pas à l’origine les siens furent toujours le fruit d’une démarche juridiquement correcte en apparence. L’absence de déclaration des droits ou même d’une constitution, qui revenait à ne pas définir les principes directeurs du gouvernement, permettait tous les changements dès lors qu’on se contentait de respecter les formes. Les constitutions napoléoniennes étaient des textes techniques et non philosophiques. Les constituants s’étaient voulus modestes et avaient renoncé à faire de leurs travaux une « entreprise globale » (31) embrassant tous les aspects de la vie de l’État ou de la société. Dans ce cadre, le règne napoléonien fut une marche ininterrompue et presque sans encombre vers ce que le doyen Hauriou appela une « dictature exécutive » (32). Au départ, les constituants de l’an VIII n’avaient pas non plus renoncé au principe de collégialité de l’exécutif qui avait déjà prévalu après le 10 août 1792 (gouvernement des comités), en 1793 (constitution « montagnarde » jamais appliquée) et en 1795 (Directoire). Le régime consulaire (33), avec ses trois consuls, ne dérogeait donc pas a priori à la solution privilégiée depuis la chute de Louis XVI. Mais, nous le savons, ce triumvirat était inégalitaire : le premier des trois consuls jouissait de pouvoirs supérieurs et avait préséance sur deux collègues dont le pouvoir d’empêcher se limitait à énoncer leurs désaccords puis à… les faire figurer sur un registre (34). « Je n’eus pas besoin de me livrer à une longue méditation pour reconnaître qu’il faudrait abandonner la partie, ou vivre de bonne intelligence avec le Premier consul […]. Le consul Lebrun avait de son côté fait les mêmes réflexions », devait écrire Cambacérès (35). La proclamation de l’Empire et l’hérédité mirent fin à la fiction juridique de la collégialité. On en vint à la concentration du « gouvernement » entre les mains d’un seul (36). Désormais, nulle autre institution que l’Empereur ne pouvait exercer ce pouvoir, pas même la réunion des ministres ou quelque conseil appelé à l’entourer et à l’éclairer.

Le « gouvernement » au coeur du pouvoir d’État

Chef de l’État et non à un « corps exécutif », comme par le passé. Toutefois, l’idée de séparation de l’exécutif, du législatif et du judiciaire n’étant pas remise en cause, le terme gouvernement ne désignait que le pouvoir exécutif. À de nombreux points de vue, il n’y avait rien de choquant pour les contemporains à remettre ces compétences à un seul homme : historiquement, la France avait connu un exécutif monocéphale pendant des siècles ; techniquement, l’expérience réussie de l’inégalitaire trinité consulaire était encourageante ; humainement, l’aptitude de Bonaparte à gouverner n’était plus à démontrer. Les États-Unis, république admirée, avaient eux aussi opté pour un exécutif concentré : « Le pouvoir exécutif sera confié à un président des États-Unis », stipulait – et stipule encore – l’article II de la constitution du 17 septembre 1787. On justifiait l’exercice concentré du pouvoir de gouvernement par la référence à la dictature romaine qui permettait de confier, en cas de crise, l’autorité suprême à un homme d’exception, tout en maintenant les autres institutions. C’est ainsi qu’en 458 av. J.-C., Cincinnatus aurait quitté sa charrue pour devenir dictateur puis, ayant vaincu les Èques, serait retourné à sa ferme sans rien réclamer de plus. Mais Bonaparte n’était pas Cincinnatus. Il était César, le dictateur qui voulait être roi et y parvint, lui. Dans une société baignée de références antiques, ce type de comparaison pouvait devenir raison. La personnalité, les réussites et l’action de Napoléon Bonaparte firent le reste. « J’ai toujours commandé [;] dès que j’ai eu le commandement, je n’ai plus reconnu ni maître ni loi » (37), devait-il expliquer un jour, dans une version pragmatique et sans détour sémantique du « tout homme qui a du pouvoir est tenté d’en abuser » de Montesquieu. Partant, il bénéficia à son avènement et jusqu’à la catastrophe de Russie du soutien d’une large frange des élites politiques, administratives et économiques, sans parler de l’adhésion populaire. Quant à ceux qui doutaient de lui, la force de ce « gouvernement » disposant d’une armée fermement conduite à la soumission et d’une police à la réputation terrible ne pouvait qu’inspirer la prudence. En cas de besoin, les souricières politiques tendues par le chef de l’État, remarquablement épaulé en bien des occasions par Cambacérès, permettaient autant les mises à l’écart qu’elles pouvaient encourager le retour dans le rang… toujours dans le respect apparent des formes et sans effusion de sang. C’était déjà un beau progrès par rapport aux expériences précédentes. L’Empereur fut donc le seul « gouvernant » en son Empire. Selon Mollien, il disait que « le métier de roi était trop facile pour lui et qu’il avait pris celui de premier ministre » (38). Les textes lui donnaient deux grandes missions : pourvoir à la sûreté intérieure et à la défense de l’Empire. Pour les remplir, il disposait d’un large pouvoir de nomination et de révocation (39), de la plénitude des compétences réglementaires, de la direction des dépenses et recettes de l’État avec toutefois le frêle garde-fou d’une loi de finances annuelle ; il commandait l’armée et la garde nationale, négociait et (à partir de l’an X) ratifiait les traités. En matière législative, il jouissait encore de l’initiative et promulguait les lois. Le moins qu’on puisse écrire est donc que ce chef de l’État n’était pas dépourvu de prérogatives. Grâce aux circonstances, à son habileté et à ce que Machiavel aurait appelé sa virtu, Napoléon finit par instaurer la dictature exécutive. Mais cette dictature était mal assurée car, refusant de se faire épauler par les autres institutions autrement qu’en les soumettant, elle ne pouvait s’appuyer que sur des éléments éloignés de la réalité du pouvoir (le « peuple ») ou philosophico- politiques (la nation) ou encore fragiles (le principe monarchique). En cela, il se mit lui-même en dehors d’une évolution commencée en 1789 mais qui a placé la France dans un contexte fort différent de celui des pays anglo-saxons, avec un régime « mixte » dont le dernier avatar est le présidentialisme de la constitution actuelle. Finalement, c’est contre Napoléon que se manifesta l’État de droit. Et il n’est pas étonnant qu’en 1814, les tenants des théories de Montesquieu tentèrent d’imposer au roi une « constitution à l’anglaise ». Celui-ci la refusa et maintint dans la Charte un pouvoir exécutif fort. L’histoire constitutionnelle française continuait ainsi sa route.

Focus : Le droit, outil de l’organisation

Sous Napoléon, « l’état de droit » se manifesta dans la société, avec la mise en place d’une grille de tribunaux et de codes qui formaient l’ossature des relations juridiques et sociales entre les citoyens. À ce titre, on oublie parfois de dire que le rôle des tribunaux fut dès l’origine reconnu comme fondamental, par le biais de la jurisprudence. Napoléon voulait l’unification, la simplification et la rationalisation du droit. Loin d’être contre-révolutionnaire, cette volonté était partagée par les grands esprits qui l’entouraient. La codification en fut un des aspects les plus importants mais l’oeuvre législative en général s’en ressentit. Après l’activité considérable du Consulat, elle fut peu volumineuse sous l’Empire, chaque session annuelle des chambres n’aboutissant qu’à l’adoption de vingt à trente textes, souvent techniques, toujours courts. Contrairement à ce qu’on pourrait croire a priori, les juristes de l’époque croyaient aux bienfaits de la rareté et de la stabilité des lois. Ils avaient en outre une grande foi en la jurisprudence. Sur le plan formel, par exemple, le Code civil était « clair, concis, bien ordonné » (J. Godechot) et écrit dans une langue simple dont nos législateurs actuels ont, hélas, perdu la pratique. Il ne prétendait pas à l’exhaustivité et, par conséquent, laissait une large place à la jurisprudence pour interpréter et préciser les détails au travers des milliers de cas d’espèce qui n’allaient pas manquer d’être soumis aux tribunaux. Il n’est qu’à consulter les arrêts de la cour de cassation du Consulat et de l’Empire pour se rendre compte de cette réalité.

En compléments

Notes

1. Signalons toutefois la publication, en 2010, à la Librairie générale de droit et de jurisprurence (L.G.D.J.) d'un manuel de Daniel Amson, Histoire constitutionnelle française, de la prise de la Bastille à Waterloo, qui consacre plus de 500 pages au Consulat et au Premier Empire.
2. M. Prélot et J. Boulouis, Institutions politiques et droit constitutionnel, Dalloz, 8e édition, 1980, p. 384.
3. J.-J. Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France, de 1789 à nos jours, Dalloz, 5e éd., 1977, p. 107.
4. Voir O. Jouanjan, « État de droit », Dictionnaire de la culture juridique, P.U.F., 2003, pp. 649-653.
5. R. Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, Gallimard, éd. 1986, p. 128. « révolutionnaires à l'époque napoléonienne », Revue d'histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1970, p. 795.
6. J. Godechot, « Sens et importance de la transformation des institutions révolutionnaires à l'époque napoléonienne », Revue d'histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1970, p. 795
7. Voir le numéro des Annales historiques de la Révolution française consacré à cette question (n° 332, avril-juin 2003).
8. Cité par D. Chagnollaud, Histoire constitutionnelle et politique de la France (1789-1958), Dalloz, 2002, p. 51.
9. Daté de 1796, cet essai a été réédité chez Flammarion, avec une introduction et des notes de Philippe Raynaud, en 1988.
10. P. Serna, « Barrère, penseur et acteur d'un premier opportunisme républicain face au Directoire exécutif », Annales historiques de la Révolution française, n° 332, avril-juin 2003, pp. 101-128.
11. Sur cet appel au « nouveau Charlemagne », voir notre Napoléon diplomate, CNRS éditions, 2012, pp. 45-73.
12. Lettre de Bonaparte à Talleyrand, 21 septembre 1797, in Napoléon Bonaparte, Correspondance générale publiée par la Fondation Napoléon, Fayard, 2005, n° 2065.
13. Sur les causes constitutionnelles du coup d'État, voir notre 18 brumaire, réédité en poche dans la collection « Tempus » (Perrin, 2010), pp. 74-104. Sur Sieyès, voir l'opinion, différente de la nôtre, de Patrice Gueniffey, « Brumaire, un coup d'État presque parfait », Histoires de la Révolution et de l'Empire, Perrin, coll. « Tempus », 2011, pp. 444-472.
14. Les idées qui y étaient développées étaient bien antérieures et au moins en germe dans Montesquieu. Des dizaines de brochures avaient été publiées, dans les années précédant la Révolution, qui contenaient les mêmes idées que Qu'est-ce que le tiers état ? dont, par exemple, De la députation aux états généraux de Pierre-Louis Roederer (Metz, 1788).
15. Charles Durand, « Les transformations de l'an X dans les rapports entre le Gouvernement et les Assemblées », Revue de l'Institut Napoléon, n° 111, avril 1969, p. 69.
16. Steven Englund, Napoléon, Éditions de Fallois, 2004, p. 212.
17. Lettre aux Français, 25 décembre 1799, Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l'Empereur Napoléon III (désormais : Correspondance), n° 4 447.
18. Correspondance, n° 4 422. Souligné par nous.
19. Dictionnaire de l'Académie française, 5e édition, 1798, p. 588. Tous les dictionnaires de l'Académie française sont consultables en ligne sur le site www.lib.uchicago.edu.
20. Sur ce thème, notre article : « Les consuls de la République : la Révolution est finie », Terminer la Révolution, Economica, 2003, pp. 19-37.
21. Claude Goyard, « Constitution de l'an XII », Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1999, t. II, p. 527.
22. Voir notre Nouvelle histoire du Premier Empire. II. Napoléon et la conquête de l'Europe, Fayard, 2005, pp. 335-338.
23. Ibid., pp. 347-351.
24. Au Conseil d'État, 7 février 1804, Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d'administration, Firmin-Didot, 1833, p. 150.
25. Ou pouvoir de révision.
26. É. Driault, Napoléon. Pensées pour l'action, Picard, 1943, p. 30.
27. Mes souvenirs sur Napoléon, par le comte Chaptal, Plon, 1893, p. 212.
28. J. Chevallier, « La séparation des pouvoirs », La continuité constitutionnelle en France de 1789 à 1958, Economica, 1990, p. 130.
29. Voir par exemple l'affaire de l'épuration du Tribunat, juridiquement acceptable à défaut de l'être moralement, dans notre ouvrage Le Grand Consulat (1799-1804), Fayard, 1999, pp. 317 et suivantes. Cela étant, on pourrait aussi apprécier de la même façon l'abolition de la royauté, l'arrestation des Girondins et quelques autres grands épisodes de la Révolution, ce qui montre une fois de plus que si l'on « reproche » anachroniquement des décisions ou des attitudes à Napoléon, on doit se garder de le faire au nom des « principes révolutionnaires ».
30. Mémoires de S[tanislas de] Girardin, Montardier, éd. 1834, t. II, p. 353.
31. M. Morabito et D. Bourmaud, Histoire constitutionnelle et politique de la France, Montchrestien, éd. 1996, p. 127.
32. M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1923, t. I, p. 338.
33. Article 39 : « Le gouvernement est confié à trois consuls […]. »
34. Article 42 : « Dans les autres actes du gouvernement, le second et le troisième consul ont voix consultative : ils signent le registre de ces actes pour constater leur présence ; et s'ils le veulent, ils y consignent leurs opinions ; après quoi la décision du Premier consul suffit. »
35. Cambacérès, Mémoires inédits, Perrin, 1999, t. I, p. 463.
36. Article premier : « Le gouvernement de la République est confié à un empereur, qui prend le titre d'Empereur des Français. ».
37. Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 31 octobre 1816.
38. Mémoires d'un ministre du Trésor public, H. Fournier, 1898, t. III, p. 3.
39. Ministres, conseillers d'État, ambassadeurs, officiers, administrateurs locaux, magistrats autres que les juges de paix et les juges de cassation (an VIII), juges de paix, présidents et certains membres des assemblées de canton et des collèges électoraux, sénateurs sous certaines conditions (an X), grands dignitaires et grands officiers, président du Sénat et du Tribunat, sénateurs sans conditions désormais (an XII).

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
497
Numéro de page :
p. 12-19
Mois de publication :
Octobre, novembre, décembre
Année de publication :
2013
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