Une chronique de Patrice Gueniffey : les imposteurs

Auteur(s) : GUENIFFEY Patrice
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Les imposteurs ne sont pas rares qui ont défrayé la chronique. Nul n’a encore tout-à-fait oublié l’horloger Naundorff qui fut le plus crédible de ceux qui se firent passer pour Louis XVII, ni Anna Anderson qui prétendait être la grande-duchesse Anastasia rescapée du massacre d’Ekaterinbourg. Le mystère entourant le sort du fils de Louis XVI et la tuerie de 1918 leur avait permis de s’inventer un destin qui n’était pas le leur. On ne s’étonnera pas qu’il y ait eu aussi, quoique moins longtemps, de faux Napoléon.

C’est à quatre d’entre eux que Nathalie Pigault consacre un livre à la fois savoureux et passionnant*.

Une chronique de Patrice Gueniffey : les imposteurs
Patrice Gueniffey © Bruno Klein

Le premier de ces imposteurs n’a joué à l’Empereur que deux courtes journées en 1815 avant d’être démasqué, les trois autres un peu plus longtemps, le premier cette même année 1815 pendant la période troublée qui suivit Waterloo, le deuxième en 1817 alors que Napoléon était prisonnier des Anglais, le dernier en 1823, deux ans après la mort de l’Empereur.

Aucun ne fait partie de ces aliénés qu’on rencontra longtemps dans les asiles et qui se prenaient pour Napoléon. Laure Murat leur avait consacré un beau livre. Non, les quatre héros dont Nathalie Pigault restitue l’histoire singulière sont plus banalement de pauvres hères — soldats démobilisés pour trois d’entre eux — en quête d’un toit et d’un bon repas. Le plus étonnant est l’incroyable crédulité des populations qui s’étonnent à peine de voir devant elles l’Empereur se présenter avec une mine si singulière et en si pauvre équipage. L’absence de ressemblance physique n’y fait rien, ni la différence d’âge, ni même le fait que l’un d’entre eux se présente vêtu d’une soutane. Et tous d’offrir nourriture, vin, vêtements à l’Empereur dont ils ne doutent pas un instant qu’il est revenu pour reconquérir son trône.

Ces quatre histoires en apparence insignifiantes en disent long sur les mentalités, sur la connaissance au fond très imparfaite qu’on avait de ce qui se passait à Paris, et sur l’immense vide laissé par la disparition de cet homme qui avait, disait Madame de Staël, comme annulé le genre humain en remplissant l’univers de son nom. Rien ni personne n’avait pu combler cette absence. C’était comme si les Bourbons n’existaient pas, n’avaient jamais existé. Comme si l’histoire restait en suspens. L’Empereur a été vaincu à Waterloo ? Déporté à Sainte-Hélène, prisonnier des Anglais ? Et alors ? Comme il est revenu de l’île d’Elbe, pourquoi ne reviendrait-il pas de cette île perdue pour reconquérir ce trône où les Bourbons font figure d’usurpateurs ? Comme disait Chateaubriand, la « tyrannie de son souvenir » se faisait peut-être davantage sentir, s’il est possible, que le despotisme de son pouvoir. Il n’était plus là, il n’avait pas disparu.

Sinon, comment expliquer le succès, même éphémère, de ces imposteurs qui ne se donnent même pas le mal de jouer à être l’Empereur, et à qui il suffit de dire qu’ils sont l’Empereur pour se mettre les pieds sous la table et dévorer les provisions des pékins éberlués ?

Le père Hilarion Tissot est sans doute le plus étonnant des quatre « héros » de ce livre. On dit qu’avant d’entrer dans les ordres il avait été interné dans un asile. Ce n’est pas certain. Fou ou pas, il s’était découvert une vocation : améliorer les conditions de vie, en effet peu enviable, des aliénés. Le père Hilarion était une sorte de docteur Pinel. Comme l’illustre médecin, il avait entrepris lui aussi de libérer les fous. Après bien des errances, il s’était fixé en Lozère où il administrait un hospice dont les pensionnaires — le préfet du département ne tarissait pas d’éloges — étaient bien traités et nourris. Les bonnes œuvres du père Hilarion coûtaient cher. Lorsque la charité publique ne suffisait plus, il devenait Napoléon. Par intérêt ? Pas seulement, car le même préfet avoue que parfois, le bon prêtre semblait plus dérangé que ses pensionnaires. Sans doute le fait de voir l’Empereur, dont on avait annoncé la mort deux ans plus tôt, ressusciter vêtu du costume ecclésiastique ajoutait au merveilleux de cette apparition. Les dons affluaient. Même le préfet en avait le vertige. Après tout, qui pouvait assurer que quelque chose était impossible à ce diable de Napoléon ? Sa vie n’avait-elle pas été que prodiges ? Si quelqu’un pouvait revenir d’entre les morts, c’était assurément lui.

Les imposteurs ont besoin de mystère. Napoléon finit par mourir pour de bon. Sa disparition devenait un fait irrécusable. En 1840, on rapatria ses cendres. Cette fois, il n’y eut plus que dans les asiles que l’on put croiser des illuminés qui se prenaient pour l’Empereur, et il n’y avait plus personne pour les écouter ni les croire.

Historien, Patrice Gueniffey est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Juin 2018

(*) Nathalie Pigault, Les faux Napoléon (1815-1823), CNRS Editions, 2018

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