Les Marines impériales, du grand dessein contrarié à la renaissance (1/2)

Auteur(s) : JOB Eymeric
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« La mer est un espace de rigueur et de liberté. Y perdre la rigueur c’est perdre la liberté. » (Victor Hugo)

Les Marines impériales, du grand dessein contrarié à la renaissance (1/2)
Vue d'artiste anglais des barques à fond plat prévues dans le plan
de débarquement en Angleterre en 1803. © CC0/WikiCommons

L’histoire de la Marine française est marquée par des périodes d’éclatants succès, laissant la place à des moments de déclin – voire d’effondrement véritable – avant de connaître des renaissances au moins aussi spectaculaires. Cette histoire ambivalente, durant laquelle la flotte s’est constamment renouvelée, adaptée, modernisée au gré des vicissitudes, se traduit dans les faits par l’impossibilité de définir la Marine française. Il faut plutôt évoquer des Marines [1] : la Marine de Colbert, la Marine de Choiseul, la Marine de Louis XVI ou bien encore la Marine de Napoléon III. En revanche, nul héritage consacré d’une Marine de Napoléon Ier.

Comme le souligne Victor Hugo, admirateur ému de l’oncle dans L’Expiation, pourfendeur acharné du neveu dans Napoléon le Petit, la mer est un espace exigeant qui nécessite une connaissance et une maîtrise exigeante du réel. Né sur une île, le jeune Napoléon a beaucoup navigué dans sa jeunesse pour rallier le continent et Brienne, ou pour revenir sur la terre corse depuis Valence lors de ses permissions. Le destin semble un temps hésiter, les excellentes capacités en mathématiques de l’élève Buonaparte à l’Ecole militaire de Paris faisant dire à l’un de ses professeurs qu’il ferait probablement un « grand officier de marine ». En dépit de ses prédispositions techniques évidentes, Bonaparte, officier d’artillerie devenu Premier consul, puis Napoléon Empereur semble de prime abord se désintéresser de la Marine impériale et se défier de la « rigueur » inhérente à la mer.

Des marins anglais devant le tombeau de Napoléon (1926) © Gallica/BnF

Si plus de deux siècles plus tard, le souvenir funeste de Trafalgar demeure dans les mémoires, il ne saurait occulter les importants efforts de modernisation et les réalisations accomplis à l’initiative de l’Empereur et de ses ministres : Pierre-Alexandre-Laurent Forfait, lors des deux premières années du Consulat, puis surtout Denis Decrès, inoxydable ministre de la Marine et des Colonies durant toute la période impériale. « Cavalier devant qui s’inclinaient les rois [2] », l’Empereur ne réussit cependant jamais à faire plier la Royal Navy britannique, ni à adapter sa vision pressée à l’appareil naval. Constamment, la Marine impériale est au cœur d’un imbroglio idéologique qui oppose les hautes ambitions impériales à la réalité temporelle connue et défendue par Decrès. Quoique conscient des limites et des obstacles multiples auxquels faisait face sa Marine, Napoléon continue jusqu’au bout à ignorer délibérément cette réalité, tentant de la faire correspondre au mieux à ses desseins. L’Empire « brisé comme verre » à Waterloo, la première Marine impériale prend fin avec lui. La Restauration, comme en d’autres domaines, s’empare de l’héritage napoléonien pour mieux le déconstruire, tout en se réappropriant subtilement ce qui peut ancrer sa légitimité entamée, voire totalement décapitée depuis le 21 janvier 1793 et l’exécution de Louis XVI.

Dès lors, les deux Marines impériales, différentes par les contextes, les visions et les personnalités propres aux deux empereurs, partagent également certaines similitudes, ainsi qu’un héritage fort qui a contribué à développer une dynamique qui ne s’est jamais démentie jusqu’à nos jours. Ce premier article traite ainsi de l’évolution de la première Marine napoléonienne, marquée par un effort de reconstitution inachevé et des ambitions plus sophistiquées que le désastre de Trafalgar ne le laisse supposer.

« Être maître de la Manche pendant 6 heures »

Devenu Premier consul de la République, Napoléon hérite d’une Marine de qualité inégale. Intellectuellement, la création de l’Académie de Marine en 1752 et les réformes portées par Jacques-Noël Sané, le « Vauban de la Marine », ont permis de construire une importante flotte de ligne qui s’illustre, à compter de 1778, lors de la guerre d’indépendance américaine. Cependant, si la Marine est d’abord relativement préservée au début des premiers épisodes révolutionnaires, le tournant radical de l’année 1791  conduit un grand nombre des nobles, qui constituent le principal vivier des officiers de marine, à prendre le chemin de l’émigration. Entre un corps littéralement décapité, des arsenaux désorganisés et sous-équipés, ainsi que des mutineries dans les ports et les navires restants, la situation générale devient rapidement chaotique. L’entrée en guerre des Britanniques en 1793 parachève ce mouvement de désorganisation, notamment lorsque la Navy s’empare ou incendie les navires de l’escadre du Levant au moment de la prise de la Toulon. À l’Ouest, où s’affrontent « blancs » et « bleus », les navires loyaux à la Convention s’occupent surtout de protéger les côtes et d’empêcher les débarquements de troupes anglaises, délaissant la haute mer et les colonies, dont le contrôle s’avère dès lors impossible.

Si la flotte de l’expédition d’Egypte réunit encore 55 vaisseaux et quelques 280 navires de commerce et parvient à débarquer les 50 000 hommes commandés par Bonaparte sans difficulté le 27 juillet 1798, l’immobilité du vice-amiral de Brueys lui est finalement fatale. Lorsque l’amiral Nelson se présente dans la baie d’Aboukir le 1er août, il prend la mesure de l’opportunité qui s’offre à la Navy et s’engouffre dans une bataille terrible. Les Français, pris sous un feu croisé dévastateur, essuient une très lourde défaite. Comme un symbole, le navire-amiral L’Orient explose dans un « grondement de tonnerre [3] » avec tous ses hommes à bord vers 22h. Dès lors, la suprématie maritime britannique est nette et seuls les vents favorables permettent à Napoléon de regagner la France à bord de La Muiron. Quelques tentatives de secours de l’Armée d’Égypte restée sur place sont envisagées par l’intermédiaire du ministre de la Marine Bruix. Mais ce dernier ne parvient pas à engager la Navy, encore moins à débloquer une voie aux hommes de Kléber, puis de Menou.

« La bataille du Nil : destruction de « l’Orient », 1er août 1798″, par Mather Brown © CC0/WikiCommons The Battle of the Nile: Destruction of ‘L’Orient’, 1 August 1798

Le début du Consulat est ainsi marqué par ce contexte naval dégradé, lequel ne peut évidemment convenir au Premier consul, dont la supériorité militaire terrestre se renforce encore après la victoire de Marengo le 14 juin 1800. La Révolution « fixée aux principes qui l’ont commencée [4] », la France lasse de guerre, interne et extérieure, aspire maintenant à la paix. Napoléon, auréolé de ses victoires continentales peut alors conclure le traité de Lunéville en février 1801, puis la paix d’Amiens avec le Royaume-Uni en mars 1802. Rapidement pourtant, les relations se dégradent et la paix s’apparente chaque jour un peu plus à une trêve dont l’issue ne fait aucun doute.

Le 16 mai 1803, les Britanniques s’emparent d’une centaine de navires français et bataves, ce qui conduit le Premier consul à déclarer la guerre à Georges III. Les deux puissances à nouveau en guerre, Napoléon, qui avait décidé de reconstituer la Marine française, installe son camp de base à Boulogne-sur-Mer, dans le dessein d’envahir l’Angleterre. Decrès, nommé ministre de la Marine en 1801 avec pour priorité de mettre fin au désordre qui s’était introduit dans toutes les branches de l’administration maritime, devient alors le principal artisan de la tentative de redressement accéléré de la Marine consulaire puis de la première Marine impériale. À de nombreuses reprises, ses vues pragmatiques, reposant sur sa solide connaissance du milieu naval, se heurtent aux ambitions de l’Empereur, qui dit de lui « qu’il avait de l’esprit mais ne savait pas courir ». Decrès – qui eût sans doute été tenté de répondre à la façon de César Olivier [5] du Marius de Marcel Pagnol (1931) – s’oppose systématiquement à toutes les initiatives de l’Empereur, ne soutenant pas la perspective d’un débarquement en Angleterre auquel il ne croyait pas.

Néanmoins, Napoléon, faisant doubler le budget de la Marine, organise d’immenses chantiers et entasse plusieurs milliers de chaloupes à Boulogne. Au demeurant, ces chaloupes sont peu adaptées à la traversée de la Manche, ce qui se traduit lors des premiers exercices, menée dans une mer agitée, par des chavirements multiples et conduit même à la mort de plusieurs marins. En face, les pontes de la Navy s’inquiètent de l’agitation française. Plusieurs fois, Nelson doit être repoussé par l’imposant système de défenses côtières et par les manœuvres du vice-amiral Latouche-Tréville. Ce dernier prend le commandement de la flotte de la Méditerranée en 1803. Il élabore, suivant les consignes de Napoléon qui l’apprécie beaucoup, le fameux plan devant permettre à la Marine impériale de se rendre « maître de la Manche pour six heures » après avoir trompé la vigilance de la Royal Navy dans les Antilles. Le vice-amiral Villeneuve remplace toutefois Latouche-Tréville en août 1804, après que celui-ci meurt d’épuisement à bord du Bucentaure.

La Grande Armée quitte le camp de Boulogne en août 1805 pour s’engager dans la campagne d’Allemagne. Gravure publiée dans « Histoire du Consulat et de l’Empire » d’Adolphe Thiers © CC BY 2.0/ Fondo Antiguo de la Biblioteca de la Universidad de Sevilla/WikiCommons

Peu convaincu par le plan d’invasion, tant à cause de l’état des navires qu’en raison des équipages ou des contraintes matérielles (la sortie de Boulogne, le fait que de nombreux hommes ne savent pas nager ou la question du ravitaillement après un hypothétique succès du débarquement), Villeneuve s’y soumet bon gré mal gré. Outre le fait que trois escadres britanniques demeurent le long des côtes britanniques tandis que Nelson s’engage à la poursuite des Français dans les Antilles, la chancellerie britannique prépare une nouvelle guerre sur le continent et tente de rallier l’Autriche et la Russie à sa cause. La suite est connue. Villeneuve, conformément au plan, revient vers l’Europe mais ne peut être rejoint par les escadres de Brest et Rochefort, immobilisées par le blocus anglais. Il livre l’incertain combat des Quinze-Vingt le 22 juillet 1805 au large du cap Finisterre avant de se replier vers Cadix le 18 août, plutôt que Brest. Largement éprouvés, les marins franco-espagnols se réfugient de longues semaines, au grand dam de l’Empereur qui enrage de voir son dessein contrecarré par ce qu’il ne voit que comme une immense « conduite infâme et lâche ». Bloqué dans la rade de Cadix, Villeneuve se décide à sortir le 21 octobre 1805, alors que l’Empereur avait envoyé le vice-amiral Rosily pour le remplacer. S’engage alors un furieux combat où les navires britanniques, formés en deux colonnes dont l’une est dirigée par le HMS Victory de l’amiral Nelson (qui perd la vie), sort grand vainqueur au bout de cinq heures. La bataille de Trafalgar marque l’anéantissement de la Marine impériale. Moins de deux mois plus tard, Napoléon triomphe à Austerlitz et entend bien disputer un deuxième acte face à Albion.

Le redressement de la Marine impériale

La rénovation de la Marine passe également par un redressement de l’appareil administratif. Le règlement sur l’organisation de la Marine du 7 floréal an VIII (27 avril 1800) prévoit ainsi la création de six arrondissements maritimes [6], chacun régi par un préfet maritime. Le Premier consul décide de confier aux préfets maritimes, lointains héritiers des intendants de Colbert, la « direction des services de l’arsenal et de la sûreté des ports, de la protection des côtes, de l’inspection de la rade et des bâtiments qui y sont mouillés ». Les préfets maritimes, cumulant alors des attributions civiles et militaires, sont au cœur d’un dispositif efficace, original, qui a su s’imposer comme un élément incontournable des « masses de granit » le long des côtes françaises. Le Conseil d’État, institué quant à lui par la Constitution de l’an VIII, est chargé de « rédiger les projets de lois et les règlements d’administration publique, et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative [7] ». Placé au deuxième rang de l’État, après le Sénat conservateur, il est divisé en cinq sections : finances, intérieur, législation civile et criminelle, guerre et marine, traduisant ainsi la place centrale des affaires maritimes dans l’appareil administratif napoléonien naissant.

Si Trafalgar sonne le glas d’un projet de débarquement, la bataille conduit aussi l’Empereur à réorienter ses forces sur le continent et à s’atteler à la création d’une Marine nouvelle, modernisée. Le décret de Berlin, signé le 21 novembre 1806 à Berlin après la campagne éclair qui s’est achevée le 14 octobre par la double victoire d’Iéna et d’Auerstaedt doit dès lors « vaincre la mer par la terre » et asphyxier l’économie et les finances britanniques en interdisant aux marchandises anglaises de pénétrer dans les ports européens. Ses effets, bien que réels, sont cependant insuffisants, son application est inégale dans le Grand Empire. De plus en plus impopulaire et même inefficace, cette mesure entraîne une récession dans les pays alliés ou intégrés, ainsi qu’un véritable effondrement dans les grands ports français tels que La Rochelle, Nantes ou Marseille. Une situation que résume sobrement l’avocat François d’Ivernois dans son ouvrage dédié au blocus : « votre blocus ne bloque point, et grâce à votre heureuse adresse, ceux que vous affamez sans cesse ne périront que d’embonpoint [8] ».

Carte de la contrebande au temps du blocus continental © D. R.

Pour autant, face à ces difficultés maritimes constantes, l’Empereur n’abdique pas au gré des années, bien au contraire. Sa volonté de reconstitution d’une Marine impériale est intacte, tandis que le mouvement s’accélère surtout après le traité de Tilsit. L’expansion continue de l’Empire, qui atteint les 130 départements en 1812, permet de disposer de nouveaux arsenaux qui viennent compléter l’effort de l’industrie navale. Anvers devient ainsi en 1809 le plus grand port militaire « français » et bénéficie d’un nombre important d’aménagements qui contribuent à son essor durable : creusement d’un « bassin Bonaparte » destiné à élargir le port, construction de quais sur la rive droite de l’Escaut, modernisation du chantier naval, extension d’infrastructures diverses (hangars, magasins, bassins, etc.). Les principaux obstacles au redressement escompté demeurent le manque de marins qualifiés, voire de marins tout court lors des dernières années de l’Empire, ainsi que de matériel opérationnel. Les défaites navales, le succès de la guerre de course – bien plus lucrative – le paupérisme causé par le blocus dans les régions côtières, les besoins toujours plus importants de la Grande Armée alimentent en effet une pénurie grandissante de matelots professionnels et un sentiment d’indifférence vis-à-vis de l’Empire. Les difficultés d’approvisionnement sont amplifiées par des cadences de construction trop rapides, ce qui conduit à utiliser du bois trop fraichement coupé et/ou de mauvaise qualité, ce qui réduit considérablement « l’espérance de vie » de ces navires, dont certains sont inutilisables au bout d’à peine six mois.

Dès lors, s’il peut reconstituer un nombre de navires à peu près équivalent au niveau de 1789, l’Empereur ne peut rattraper le retard accumulé par des années d’errements, accentué sous la Révolution et marqué par les défaites majeures d’Aboukir et de Trafalgar. Héritier puis acteur central de cette situation, Napoléon s’évertue à relancer cet appareil de puissance en fonction de la conjoncture du moment et des priorités de l’Empire, tentant – impatiemment – d’allier ses desseins avec une réalité qui nécessite surtout du temps et une patience méthodique, ainsi que des capacités d’innovation technique. Trop pressé et peu sensible aux propositions d’inventions nouvelles dans le domaine maritime, ce projet impossible meurt officiellement avec l’Empire, effondré à Waterloo. L’Empereur nous lègue finalement son héritage le plus important avec l’administration maritime qui a su perdurer jusqu’à nos jours et l’aménagement considérable de certains ports, tels que Toulon, Cherbourg, Rochefort ou même Anvers et les Bouches de l’Escaut au niveau européen. Cet héritage et l’idée d’une grande marine française, dont les braises incandescentes ne s’éteignent pas avec la Restauration, subsistent cependant jusqu’à ce qu’un autre Bonaparte s’en empare et, plus qu’un redressement, ouvre une ère de renaissance maritime alliant puissance, technique et modernité.

Eymeric Job, diplômé de Sciences-Po Paris (septembre 2024)

Lire Les Marines impériales, du grand dessein contrarié à la renaissance (2/2)

Notes

[1] Bernard, Arnaud, « Napoléon et la Marine ou l’histoire d’un malentendu », Napoleonica. La Revue, vol. 8, no. 2, 2010, pp. 53-76.
[2] Pouchkine, Alexandre, Le Gardien sommeillait sur le seuil royal, 1823
[3] Hemans, Felicia, « Casabianca », The New Monthly Magazine, 1826
[4] Proclamation des consuls provisoires du 24 frimaire an VIII
[5] « Il se peut que tu aimes la marine française… mais la marine française te dit merde ».
[6] Toulon, Rochefort, Lorient, Brest, Le Havre et Dunkerque
[7] Article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII
[8] D’Ivernois, François, Les Effets du blocus continental, 1809

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