Pourtant, comme le souligne Rémi Monaque [1], l’arrivée du Prince-président ouvre une « ère nouvelle » pour la Marine française. Largement influencé par ses voyages aux Etats-Unis et ses séjours en Grande-Bretagne, le neveu de Napoléon Ier, lecteur assidu du Mémorial de Sainte-Hélène autant qu’observateur avisé du monde qui l’entoure, admire profondément le rôle et le poids de la Navy dans la puissance impériale britannique en expansion. Ces constats sont ainsi à la base d’une réflexion élaborée qui le mènent à vouloir rapidement doter la France d’une Marine puissante, capable non pas de se mesurer à la Navy mais au moins de porter sa voix sur tous les océans et partout où sont les intérêts français. En érigeant la Marine en domaine réservé, le Président devenu Empereur en 1852 s’attache durant toutes ses années de règne à moderniser ce domaine qu’il considère comme stratégique, tout en soutenant des innovations qui contribuent à révolutionner l’esprit de conservatisme d’un secteur alors moribond depuis plusieurs décennies.
Un ordre naval quasi inchangé au tournant des années 1850
La première moitié du XIXe siècle constitue une longue prolongation des systèmes technologiques issus du XVIIIe siècle, avec des évolutions très lentes qui marquent d’abord l’apogée de la marine à voile, des « deux-ponts » et autres « trois-ponts ». Malgré quelques innovations à la marge en matière d’architecture navale, les techniques de combat rapproché ne connaissent pas de transformation fondamentale. L’artillerie quant à elle évolue de façon plus significative. L’introduction en 1837 de boulets d’un nouveau genre, pouvant être incendiaires, creux, ou bien encore percutants, de même que les canons rayés, qui remplacent progressivement les canons lisses à compter de 1845, constituent des bouleversements majeurs alors que les navires apparaissent de moins en moins capables de se prémunir face à de tels armements.
La machine à vapeur fait de son côté l’objet d’un traitement particulier, étant d’abord déconsidérée en raison notamment de ses limites intrinsèques (risques d’incendie, rendements incertains, approvisionnement en charbon difficile). Il faut attendre les travaux de l’ingénieux directeur des constructions navales Henri Dupuy de Lôme, qui s’inspire des travaux du « Vauban de la Marine » Jacques-Noël Sané, pour voir s’amorcer un tournant décisif qui accompagne la mutation de la Marine impériale vers le modèle novateur qui est le sien à l’aube de la guerre de Crimée. A travers la mise à flot du Napoléon, qui constitue le premier navire de ligne à vapeur au monde en 1852, puis le développement de La Gloire, qui devient le premier vaisseau cuirassé d’Europe lors de son lancement en 1859, l’alliage Napoléon III-Dupuy de Lôme permet l’avènement d’une Marine à vapeur avant-gardiste, sur laquelle les autres flottes se calquent désormais. Aussi, le rôle du ministre Théodore Ducos, en poste de 1851 jusqu’à mars 1855 est à souligner au regard des efforts de réorganisation de l’administration maritime opérée sous sa houlette. L’amiral Hamelin, son successeur, qui opère jusqu’en 1860, conduit quant à lui les nombreuses évolutions qui contribuent à l’essor de la Marine impériale, notamment à travers la réforme fondatrice de 1857, qui impulse de véritables lois de programmation navale devant permettre d’assurer un développement cohérent, continu et d’adapter les navires aux innovations qui se succèdent de plus en plus rapidement.
La guerre de Crimée, année zéro de la (seconde) Marine impériale et de l’avènement des flottes modernes
Lorsque la guerre de Crimée survient en 1853, la Marine impériale n’a pas encore parachevé l’ensemble des mutations qui la traversent. Si elle ne livre pas de réel combat naval, elle peut toutefois faire la démonstration en mer Noire de ses ressources et de sa puissance nouvelles, de même que des quelques limites qui accompagnent ces innovations [2]. À l’exception de quelques escarmouches conduisant à refouler les navires russes dans les rades de leurs ports, la Marine impériale est essentiellement employée lors d’opération de bombardements d’infrastructures plus larges, soulignant par la même le rôle nouveau des obus explosifs, qui provoquent d’importants dommages, comme lors des bombardements sur Odessa et Sébastopol respectivement en avril et en octobre 1854, ou bien encore sur Varna en juillet 1855. Tout au long du conflit, ce type de bombardement se renforce jusqu’à conduire au déploiement de véritables batteries flottantes en octobre 1855, lors de la dernière phase de la guerre, qui, bien protégées par d’épaisses plaques de fer, sont d’une efficacité redoutable.
Le retour au pays est l’occasion d’un premier bilan de l’emploi et de l’avenir de la Marine impériale. Il se traduit par le programme naval de 1857 évoqué plus haut, qui permet d’acter la fin officielle de la marine à voile et ouvre ainsi la voie à une triple articulation nouvelle de la flotte française reposant sur la vapeur comme source motrice principale, une artillerie à la puissance augmentée dont le rôle central s’accroit encore, et une armature blindée constituée d’une lourde cuirasse en fer. Dans le même temps, les arsenaux impériaux sont également modernisés tandis qu’une production industrielle se met en œuvre et bénéficie d’un large soutien financier et d’une planification consolidée.
Les campagnes de Chine et d’Indochine qui succèdent à la guerre de Crimée entre 1857 et 1868 offrent de nouvelles occasions à la Marine impériale de s’illustrer aux côtés de la Navy, malgré une articulation parfois difficile avec les navires britanniques. Plusieurs obstacles connexes sont également à souligner alors que l’Empire ne dispose pas de relais suffisants à travers le globe, ce qui ralentit notamment l’acheminent de troupes fraiches, et que la marine marchande apparait insuffisamment préparée et structurée pour transporter efficacement les soldats et matériels requis. Cependant, cela n’empêche pas le succès de la Marine, ni même l’implantation finale de la France en Indochine.
Enfin, la campagne du Mexique qui s’étend de 1861 à 1867 met largement la Marine impériale à contribution dans des fonctions supports qui s’avèrent indispensables, notamment pour ravitailler là aussi le corps expéditionnaire en hommes et en matériels, mais aussi plus ponctuellement dans des missions de surveillance côtières qui mettent à mal les assauts des guérilleros dirigés contre les cités du littoral.
La guerre de 1870 : mort d’un Empire et héritage d’une Marine transformée
Malgré un budget en baisse depuis plusieurs années, la Marine impériale, à l’aube de la guerre franco-prussienne, est reconnue par les contemporains comme l’une des plus puissantes au monde. Composée de pas moins d’une cinquantaine de cuirassés parmi ses quelques 410 navires de guerre, elle s’engage dans ce conflit dans une situation d’écrasante supériorité, alors que le roi Guillaume ne peut engager tout au plus qu’une petite dizaine de cuirassés. Rapidement, elle prend l’ascendant et opère sans difficulté ses missions de transport de troupes, surtout depuis l’Algérie, d’obstruction du commerce allemand et de surveillance en mer du Nord et en Baltique.
Les rapides débâcles terrestres à Reichshoffen, Gravelotte et finalement Sedan – où s’illustre notamment la célèbre « Division bleue » dont les marsouins et bigors immortalisés par Alphonse de Neuville défendent héroïquement Bazeilles jusqu’à leurs « dernières cartouches » – conduisent la Marine impériale à se redéployer dans les eaux nationales, puis à directement mobiliser ses effectifs de marins, fusiliers et autres canonniers, ainsi que plus de 150 pièces lourdes d’artillerie de marine, qui viennent ainsi en appui d’une France assiégée en de nombreux points. Ce faisant, de nombreux secteurs de défense sont placés sous le commandement d’amiraux, tandis que le désarmement d’une partie de la flotte de guerre permet de lever de nouveaux contingents qui combattent et résistent jusqu’à l’armistice général du 15 février 1871.
Alors que l’Empire s’effondre dans l’indifférence générale avec la proclamation de la République au balcon de l’Hôtel de Ville de Paris le 4 septembre 1870 par Léon Gambetta, la Marine impériale disparaît avec lui. La Marine nationale naissante lui doit cependant beaucoup et s’inscrit dans la continuité directe de ce que furent les inspirations de Napoléon III. Jusqu’au tournant de la décennie 1890, le matériel nombreux et de grande qualité acquis du temps des fastes du Second Empire permet à la IIIe République de déployer une politique maritime d’envergure qui se traduit essentiellement par une relance de l’expansion coloniale et une consolidation du statut de deuxième puissance maritime mondiale.
Au-delà de cet héritage concret, les impulsions décisives de Napoléon III ont également contribué à forger une Marine qui fut un instrument incontournable de la politique extérieure française, mais aussi intérieure, avec des innovations navales qui ont su par ailleurs bénéficier à l’ensemble de l’écosystème industriel. Un instrument qui sut durablement marquer l’histoire de France par sa vision réaliste, sa puissance incontestable et sa modernité avant-gardiste, et qui jeta finalement les bases de la Marine nationale que nous connaissons aujourd’hui, qui continue de s’inscrire dans ce lointain héritage en opérant sur toutes les mers du monde et en faisant de la souveraineté française sa mission au quotidien.
Eymeric Job, diplômé de Sciences-Po Paris (septembre 2024)
Notes
[1] Monaque, Rémi, « La marine de Napoléon III » Une histoire de la marine de guerre française. Perrin, 2016, pp. 289-320
[2] Lecoq, Tristan, Un avant et un après. La guerre de Crimée et l’évolution des flottes de guerre. Revue Défense Nationale, 2022/1 N° 846, pp. 111-116.