Lettre de Mme Catherine Younghusband à sa tante (Sainte-Hélène, 4 janvier 1816) comprenant un compte-rendu d’un dîner de Nouvel An avec Napoléon

Auteur(s) : YOUNGHUSBAND Catherine
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Ce qui suit est un récit de première main d’un dîner avec Napoléon à Longwood House au début de l’année 1816. Ce dîner n’a pas été enregistré par Las Cases dans le Mémorial.

L’auteur, Catherine, était l’épouse d’un militaire stationné sur l’île, Robert Younghusband. Le capitaine Younghusband, du 2e bataillon du 53e régiment d’infanterie, était relativement haut placé dans la hiérarchie militaire des troupes qui gardaient Sainte-Hélène. En effet, il sera le commandant intérimaire du bataillon de la fin mars au début du mois de mai 1816. Il avait rencontré et épousé sa femme, Catherine (née Whinyates), en juin 1811 à Calcutta où il était stationné dans l’artillerie du Bengale. Catherine était veuve depuis peu. Elle devint par la suite très proche des Français à Longwood, comme en témoigne cette lettre. En effet, une autre de ses lettres a été retrouvée parmi les papiers de Las Cases lorsque ce dernier a été expulsé de l’île en décembre 1816.

Le récit de Catherine Younghusband sur ses rencontres avec l’Empereur est apparu (anonymement) à divers endroits dans des publications de la fin du XIXe siècle, comme par exemple le Cambridge Chronicle (volume 44, numéro 2273, 21 septembre 1889), sous le titre « Reminiscences of Napoleon Bonaparte, at St Helena, by a Lady » (« Réminiscences de Napoléon Bonaparte, à Sainte-Hélène, par une dame »). Elle y raconte qu’elle a rencontré Napoléon pour la première fois aux Briars en décembre 1815.

Évitant toute politique dans son récit – elle remarque qu’elle devrait suivre l’une des maximes préférées de Napoléon, à savoir « Que les femmes s’occupent de leur tricot » -, elle relate plusieurs visites à Longwood dans un style naturel et charmant. Le texte présenté ici est la transcription d’une lettre originale de Catherine à sa tante, écrite quelques jours après son dîner de nouvel an avec Napoléon. (L’original est conservé au National Army Museum, Chelsea, Londres, et peut être consulté en ligne ici).

Lettre de Mme Catherine Younghusband à sa tante (Sainte-Hélène, 4 janvier 1816) comprenant un compte-rendu d’un dîner de Nouvel An avec Napoléon
Vue de Longwood House, sur l'île de Sainte-Hélène

Plantation ou maison du gouvernement. Sainte-Hélène, 4 jan(vier) 1816

Ma chère tante,

Bien que je t’aie écrit une très longue lettre il y a seulement trois semaines, je suis certain que tu seras heureuse d’avoir de mes nouvelles, parce que j’ai dîné, sur invitation, avec le Grand Bonaparte. – L’invitation m’est parvenue seule, car Napoléon a pour règle de ne jamais inviter mari et femme le même jour. Sir George Bingham et moi-même étions les deux seuls invités. J’y suis allée accompagnée du maréchal [le Grand Maréchal du Palais Bertrand] et de la comtesse Bertrand. Elle professe le plus grand amour pour moi et me remercie des attentions que j’ai pu lui porter.

Nous sommes arrivés à Longwood à 7 heures – l’Empereur marchait, mais il est entré et semblait très joyeux. « Vous êtes venue vivre au Camp, Madame – ah c’est très bien ». Il m’a ensuite demandé d’essayer un piano à queue Forte de Stodards [sic] arrivé d’Angleterre la veille [1]. « Je veux votre avis, dites-moi s’il est aussi bon que le piano de Plantation House ». Je lui ai répondu qu’il était meilleur. Il était content – « Venez l’essayer. Je vous apprendrai à prononcer l’italien ». Il a ensuite lu les paroles d’une chanson que je m’apprêtais à chanter. Après avoir chanté deux chansons, il m’a demandé de jouer au Tric Trac avec lui, en me disant qu’il s’agissait de backgammon. Je me suis assis, mais j’ai trouvé que c’était différent et j’ai dit que je ne pouvais pas jouer. « Ah c’est domage [sic] ! M’apprendrez-vous le backgammon anglais ? L’idée que je puisse enseigner au Grand Napoléon m’a fait frémir, mais il a trouvé le placement des hommes si difficile qu’il y a renoncé. Le dîner fut annoncé. Je fus placé à la droite de Bonaparte. Le groupe se composait du maréchal et de la comtesse Bertrand, du général et de la comtesse Monthalon [sic]. Le baron Gourgaud. Le comte Las Cases et son fils. Et Sir Ge.[orge] Bingham. Pendant tout le dîner, personne n’a prononcé une syllabe, à l’exception de l’Empereur et de moi-même. Un silence de mort régnait. L’Empereur m’a posé un certain nombre de questions sur l’Inde et plusieurs sur le Camp. Le premier plat était en argent. Le dîner était excellent. Les serviteurs étaient magnifiquement habillés. Rien n’a été coupé à table. Tout a été découpé par les serviteurs et apporté. Bonaparte mange [sic] une dizaine de plats différents et a très peu bu. Il a pris un verre de vin avant sa soupe. Les légumes étaient mangés séparément [sic], et après la viande. Le désert [sic] ou le second plat était servi dans la plus superbe porcelaine de Seve [sic]. Les assiettes étaient en or massif. Les sucreries étaient exquises. L’Empereur a rempli une assiette de sa propre main et l’a envoyée au camp. « Portez-les de ma part à la petite fille qui chante si bien » a-t-il dit au serviteur. J’avoue que cette gentillesse en souvenir d’Emily m’a fait grand plaisir. [2] Il m’a offert plusieurs choses de sa propre main, ce qui ne m’a pas frappé sur le moment, mais le comte Las Casas [sic] m’a dit hier que c’était la plus grande marque de sa faveur. « C’était une chose que l’Empereur n’aurait pas faite à une Reine à Paris, et je vous assure qu’il vous a accordé plus d’attention qu’il n’en a accordé à beaucoup de Reines – et en ce qui concerne les Princes, j’ai vu sept Princes attendre dans l’Anti:room [sic] sans pouvoir être admis ». –

Pour revenir au dîner : à peine celui-ci terminé, nous nous sommes tous levés quand l’Empereur s’est levé et nous sommes tous retournés au salon. Une table a été dressée avec un service à café – le plus beau et le plus superbe du monde, j’imagine ! Les tasses et les soucoupes coûtaient 25 guinées chacune.

Manufacture de Sèvres : Cabaret du Service particulier de l’Empereur, Musée du Louvre.

Chaque tasse présentait une belle vue de différentes parties de l’Égypte, et les soucoupes une miniature très travaillée des différentes baies de l’Égypte. Elles ont été fabriquées à Sévé [sic] et présentées à l’empereur par la Ville de Paris. Il a pris beaucoup de plaisir à les montrer et à les décrire [3]. Il m’a ensuite demandé si je pouvais jouer au Renversé (un jeu comme le whist), ce à quoi j’ai répondu par la négative. Il a alors fait sa fête, et le général Monthalon [sic], la comtesse Bertrand, Sir Ge.[orge] Bingham et moi-même avons fait une table de whist. L’Empereur était dans l’allégresse. Il chantait tout le temps qu’il jouait. Il gagna beaucoup et sembla prêter la plus grande attention au jeu et s’y intéresser entièrement. Il était près de onze heures lorsque la fête s’acheva. Bonaparte observe la même étiquette et le même état d’esprit avec sa Cour ici qu’à Paris, aucun d’entre eux ne s’assoit ou ne parle en sa présence. Il fait un signe lorsqu’il souhaite qu’ils s’assoient. Ils s’habillent tous les jours comme s’ils étaient à la Cour. Il remarqua ma robe, qui était une mousseline argentée d’un motif particulier. « Je sais, dit-il, que c’est indien. »

Le comte Las Casas [sic] est un homme des plus agréables & j’imagine l’un des plus grands génies [sic] de l’époque. Il est l’auteur de cet ouvrage admirable, l’Attlass Historique, Genealogique, Chronologique et Geographique [sic], du nom de Le Sage [sic]. Il est vieux et diminué, mais j’aimerais mieux parler avec lui qu’avec presque n’importe quelle personne que j’ai jamais vue. Hier, il a accompagné Madame Bertrand, Emily et moi-même de Longwood à Plantation House dans la calèche. Il s’agit d’un trajet de cinq miles, mais comme nous avons dû franchir trois énormes montagnes, cela nous a pris plus de temps que de parcourir 15 miles dans l’autre sens en Angleterre. La voiture était tirée par six bœufs. Pendant tout ce temps, le comte Las Cases nous a entretenus de la conversation la plus spirituelle, la plus instructive et la plus animée. Il a émigré au moment de la Révolution et s’est rendu à Londres avec deux louis en poche. Il commença à enseigner le français à raison d’un shilling la leçon. Il est resté 10 ans en Angleterre – le prix est passé à une Guinée. Il quitta l’Angleterre avec plusieurs milliers de livres. Bonaparte a montré son esprit et sa pénétration dans le choix d’un tel ami et conseiller. Il n’y a pas une famille noble en Angleterre dont il ne connaisse parfaitement la généalogie ou une anecdote de l’histoire ancienne ou moderne qu’il ne connaisse pas.

Portrait de Robert Younghusband par John Wright (vers 1817)

Nous passons maintenant quelque temps avec cette aimable famille, le gouverneur et Mme Wilks – ils sont tous deux extrêmement gentils avec nous et souhaitent que nous restions ici jusqu’à l’arrivée du nouveau gouverneur. Nous avons maintenant déménagé au camp et vivons dans une grande tente près de la maison que nous construisons. Je l’aime beaucoup. Le temps devient chaud, ce qui me réjouit, car nous n’avons eu que de la pluie et du froid depuis notre arrivée. Nous avons passé Noël avec M. et Mme Balcombe aux Briars, l’ancienne résidence de Bonaparte. Nous sommes submergés d’invitations et de gentillesses. Si mon cher petit James était ici, je serais extrêmement heureux à Sainte-Hélène. Bonaparte a déclaré que le capitaine Younghusband était l’un des plus beaux hommes qu’il ait jamais vus – « Ah ! c’est un homme superbe » ! Il l’a distingué parmi tous les officiers du 53e qui lui ont été présentés en groupe la semaine dernière. Il sort tous les jours, mais il a des limites particulières lorsqu’il n’est pas accompagné par l’un de nos officiers. Il monte et descend des précipices où aucun autre mortel que lui n’oserait s’aventurer. C’est à cheval qu’il est le plus beau. Son sourire est particulièrement agréable, mais la tournure habituelle de son visage est lourde et grave. Il déteste Longwood et s’imagine que l’eau ne lui réussit pas. Il compose une immensité chaque jour, et Las Cases [sic] qui transcrit, dit que le flux de ses idées est stupéfiant. « Je n’ai jamais dit qu’il connaissait vraiment l’Empereur jusqu’à ces deux derniers mois, mais maintenant je suis convaincu qu’il est aussi bon que grand » ! J’ai écrit tant de lettres à Cheltenham ces derniers temps que j’ai peur de ruiner mes sœurs en frais de port. Auriez-vous la bonté, ma chère tante, de leur envoyer cette lettre ainsi qu’à mon oncle Sir Thomas ? Je pense que ce sera un sujet de curiosité que d’avoir un compte rendu aussi minutieux du personnage le plus extraordinaire qui ait jamais existé.

Emily et le capitaine Yd. vous écrivent avec les meilleures salutations d’amour et de devoir et je suis votre [sic]

A. C. Younghusband

Notes

[1] Ce piano se trouve toujours à Longwood House

[2] Emily avait chanté pour Napoléon aux Briars

[3] La Manufacture de Sèvres a produit sept services de cabaret « égyptiens ». Les formes et la composition varient d’un service à l’autre, de même que l’ornementation, tirée du livre de Dominique Vivant Denon sur l’Égypte. Le premier service a été offert par Napoléon Ier au tsar Alexandre Ier en 1808. Le second, destiné à Joséphine, se trouve aujourd’hui au château de la Malmaison. Le troisième fut également remis à Joséphine au Palais des Tuileries, et le quatrième à Napoléon le 31 mars 1810 pour être utilisé au palais (aujourd’hui conservé au Musée du Louvre). Le cinquième fut offert à la duchesse de Montebello en 1813, le sixième à la duchesse de Bassano et le septième à la comtesse de Luçay. Napoléon appréciait beaucoup son ensemble. Il en offrit des morceaux à ses proches et emporta le reste à Sainte-Hélène. (La collection de la Fondation Napoléon comprend également quelques pièces de l’un des services)

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