En juillet 1798, en foulant le sol brûlant de l’Égypte, Bonaparte savait qu’il allait affronter une population et une religion sans aucune mesure de comparaison avec les champs de bataille européens. L’élément militaire de la conquête était manifestement contrôlable grâce à son génie et ses techniques mais l’élément religieux, lui, était purement et simplement très imprévisible, aléatoire et menaçant. Bonaparte n’a pas oublié ce que le grand orientaliste et son interprète, Venture de Paradis, a souligné dans un rapport « L’Égypte serait peut-être facile à conquérir mais certainement difficile à conserver (Cité par Daniel Reig dansHomo Orientaliste, éd. Maisonneuve et Larose, 1988, p. 74. ) ».
Ainsi Bonaparte va déployer un talent politique et diplomatique audacieux aussi bien à l’intérieur de l’Égypte avec les oulémas (docteurs de la loi musulmane, juriste et théologien, d’après Larousse.fr) d’Al-Azhar qu’à l’extérieur avec les princes de l’islam dans le vieux monde d’alors. Les procès-verbaux des séances du Divan ainsi que la correspondance avec les sultans, et notamment le Chérif de la Mecque, nous révèlent une volonté inattendue du vainqueur de la bataille des Pyramides, d’instaurer un dialogue avec ses désormais « Raïas (sujets du sultan ottoman.) ».
Mais dialoguer avec son ennemi c’est accepter de partager ses opinions ou, du moins, faire semblant. Dans ce « partage » érigé en code de Modus vivendi, la tentation de la conversion vers la religion mahométane du commandant et de ses généraux n’est pas exclue. Ce rapport, toujours en clair-obscur, à la religion des vaincus n’est-il pas, au fond, une stratégie pour aller sur les pas d’Alexandre le Grand pour conquérir les Terres de l’islam et bâtir un empire français ? La suite des événements ne va pas tarder à nous révéler que le modèle créateur de l’Empire n’était pas, pour Bonaparte, Alexandre le Grand, mais plutôt le prophète Mahomet.
La bibliothèque orientale de Bonaparte
Quelles étaient les connaissances orientales du général Bonaparte avant son aventure égyptienne ? Peut-on esquisser les contours du contenu de sa bibliothèque orientale ? Dans quelles sources va-t-il puiser pour écrire son étonnante nouvelle, Le masque prophète, alors qu’il avait à peine vingt ans ?
Pour saisir le savoir sur l’Orient, son attractivité et le phénomène du « voyage d’Orient » qui a déferlé sur l’Europe au XVe siècle, il faut souligner les éditions d’ouvrages d’orientalisme savant et ceux nés de l’exotisme littéraire et des récits de voyage alors en pleine mode populaire. Quatre hommes vont alors créer les deux courants qui vont laisser, tout au long du XVIIIe siècle, des empreintes indélébiles sur les mentalités et sur le futur général en chef de l’Armée d’Orient.
André du Ryer (1580-1660 ou 1672)
Tout a commencé en 1647 lorsqu’André Du Ryer, personnage haut en couleur et mythique consul de France à Alexandrie entre 1624 et 1630, publia la toute première traduction du Coran dans une langue vernaculaire européenne sous le titre de L’Alcoran de Mahomet. Au lendemain de son retour à Paris, il publie La grammaire turque et traduit en français Gulistan ou l’empire des roses du poète persan Saadi « dictionnaire turc-latin ».
La publication de son « Alcoran » eut l’effet d’une bombe car il donne dans son introduction, et pour la première fois depuis les croisades, une image héroïque du Prophète de l’islam. Le livre est immédiatement interdit par le Conseil de Conscience (Crée par Richelieu pour nommer les évêques et les abbés. Voyant son champ de compétence évoluer, il garde toujours une importance de premier plan. Il est supprimé sous Louis XV en 1732.). Cette traduction servira de base à toutes celles qui viendront inonder le marché européen notamment en Angleterre, en Allemagne et en Russie. En France, la traduction de Du Ryer servira d’ossature pour La Bibliothèque Orientale de Barthélémy d’Herblot. Ce premier grand dictionnaire de l’orientalisme islamisant, paru en 1697, va devenir une référence scientifique aussi bien pour les savants que pour les amateurs.
Dans la même vague de passion pour l’Orient musulman, Antoine Galland (1646-1715), plusieurs fois ambassadeur dans l’Empire ottoman et bibliothécaire de Louis XIV, donne à cette érudition scientifique son cachet de rêve. Il publie en 1704 le premier volume de sa traduction Des Mille et une nuits. Un livre au destin fabuleux qui n’a pas pris, encore de nos jours, une ride.
Mais le travail de pionnier de Du Ryer ne tarda pas à avoir des émules et des disciples dont les travaux rendront définitivement obsolète sa traduction. En 1783, Savary va bouleverser les connaissances de l’Europe sur l’Orient et sur l’islam.
Claude Étienne Savary (1750-1788)
Vêtu en arabe, turban couvrant ses cheveux blonds, parlant parfaitement l’arabe égyptien, Savary part en Égypte en 1776. Il y resta trois ans et n’y verra que charme et chaire. C’est dans ce pays qu’il rédigea sa traduction du Coran en respectant le style et la division en versets. Cette traduction est donc un progrès par rapport à celle de Du Ryer. Il fit encore mieux quand il gratifia sa traduction d’une révolutionnaire introduction intitulée Vie de Mahomet parue en deux volumes en 1783. Le prophète est ici un héros bâtisseur d’empire et civilisateur de peuples barbares. Ce fut la première fois que l’Occident voyait Mahomet sous ses traits de héros. C’est cette traduction et ce portrait de Mahomet que Bonaparte gardera en mémoire jusqu’à sa virée égyptienne. C’est sous Napoléon que l’imprimerie impériale publia à titre posthume, en 1813, sa monumentale Grammaire de la langue arabe vulgaire et littérale augmentée de ses lettres d’Égypte, ses notes sur ses deux visites de l’intérieur de la pyramide de Kheops qui feront de lui un vrai pionnier de l’égyptologie. Un autre voyageur érudit en Égypte dans les dernières années qui précédèrent l’Expédition marquera réellement l’esprit de Bonaparte : Volney.
Constantin-François Chassebeuf de la Giraudais, Comte de Volney, dit « Volney » (1757-1820)
Cet explorateur, homme politique et agronome hors pair, déroute les historiens par la fougue de son tempérament et l’interdisciplinarité de son érudition. Il détestait son patronyme et, à la veille de son voyage en Égypte, prend le nom de Volney, contraction de Voltaire et de Ferney.
Sa passion pour l’ancien monde, notamment Hérodote et les langues orientales, le conduisit, en 1783, vers l’Égypte et la Syrie. Son livre Voyage en Égypte et en Syrie est une somme de rapports quotidiens, de remarques sociologiques et ethnologiques, de réflexions philosophiques et littéraires. Dans la presse, il est décrit comme un nouveau Christophe Colomb. L’effet de cet ouvrage, avec son mode d’approche de l’Orient arabo-musulman autrement que par le romantisme béat, est considérable. Quant aux souverains rêveurs de conquête en Orient sur les possessions de l’Empire Ottoman en dislocation (« l’homme malade de l’Europe » comme disait Nicolas Ier) ils en sont fascinés. Catherine II de Russie lui envoie, en 1787, une médaille d’or en témoignage de sa satisfaction.
Les connaissances de Volney sur l’Égypte et la Syrie sont pour les historiens le scénario de l’expédition de Bonaparte dix ans avant qu’elle ne soit décidée par le Directoire. Le fait d’établir un rapport minutieux sur la situation politique et de repérer géographiquement les points sensibles du pays va servir Bonaparte visionnaire. Il va même jusqu’à faire le portrait des futurs antagonistes de Bonaparte en Égypte : Mourad Bey et Ibrahim Bey.
Le succès de son ouvrage fit de lui (avec Talleyrand) l’autre apôtre du projet égyptien de Bonaparte. Il devient riche et achète un domaine dans la Confina, près d’Ajaccio. C’est là qu’il rencontre en 1792 Bonaparte, qui n’était encore qu’officier d’artillerie, et Sémonville (1759-1839), ambassadeur à Istanbul et ami des Bonaparte, notamment Lucien.
On raconte que lors de la préparation de l’Armada de la campagne d’Égypte, Bonaparte commanda le romanesque ouvrage de Savary à ses soldats, alors que pour ses généraux ce sera l’ouvrage austère de Volney. De toute cette euphorie orientalisante, surgira la figure de Venture de Paradis qui va, auprès de Bonaparte en Égypte, rejoindre la quintessence de l’érudition d’un siècle en matière d’orientalisme islamisant à l’action militaire en terre d’islam.
Jean-Michel Venture de Paradis (1739-1799)
Fils d’une famille de diplomates et de militaires, ce brillant élève du collège Louis Le Grand fait son baptême d’orientaliste à Constantinople. Très vite remarqué, on lui confie le poste de drogman-interprète dans les Échelles, mais aussi en Barbarie (la terminologie d’usage de l’époque pour désigner le Machrek et le Maghreb). Ensuite, il commençe une des plus grandes missions de sa vie avant celle de la campagne d’Égypte : il accompagne le diplomate et militaire baron de Tott (1733-1793) dans son inspection générale des consulats dans les Échelles entre 1777-1778. En effet, le baron effectuait une mission secrète de reconnaissance militaire en Égypte.
De retour à Paris en 1797, il est désigné comme premier interprète près de Bonaparte, alors en pleine préparation de son armée d’Orient. Membre de l’Institut d’Égypte fondé par Bonaparte, il est le doyen d’âge des membres de la commission des sciences et des arts. Il traduit vers l’arabe non seulement les proclamations et les ordres de Bonaparte, mais devient presque un traducteur de sa pensée. Il se marie au Caire avec Victoria Digeon et aura deux filles. L’une d’elles épousera Joseph Sulkowski, l’aide de camp préféré de Bonaparte en Égypte. Une légende raconte que l’une des roue du carrosse/de la calèche dans lequelle se trouvaient Venture et Sulkowski pour rejoindre Bonaparte à Toulon, se brisa. Superstitieux, Sulkowski dit à son beau-père « nous n’en reviendrons pas ». Il meurt à 25 ans lors de la première révolte au Caire le 22 octobre 1798 et Venture décède, le 18 avril 1799 à Nazareth, de maladie ou d’épuisement à la suite de l’atroce siège de Saint-Jean-d’Acre. Je n’exclus pas que la perte de ces deux hommes précieux soit la première étincelle de la future décision de Bonaparte de rentrer en France, ce qui ne tarda pas à arriver quatre mois plus tard.
La conquête de l’Égypte, l’anti-croisade
Le 3 juillet 1797, Talleyrand, nommé récemment ministre des Affaires étrangères, aborde pour la première fois la question de la conquête de l’Égypte dans une séance à l’Institut. L’évêque d’Autun fait une lecture passionnante de tous les projets préconisant la conquête de l’Égypte depuis Louis XIV. Il souligne notamment le « consilium aegyptiacum » de Leibniz (Le philosophe avait présenté, en 1675, à Louis XIV ce projet qui fut finalement rejeté par le roi. Voir le texte de ce projet dans l’annexe de mon ouvrage La fascination de l’Égypte, du rêve aux projets, éd. L’Harmattan, 1998.) ainsi que les recommandations de Saint Didier (Le comte de Boyne, secrétaire d’État à la Marine de Louis XV, chargea, à partir de 1771, son premier commis, Saint-Didier, de préparer une note concernant l’Égypte, voir les détails de ces origines militaires de la conquête de l’Égypte dans mon livre Bonaparte et Mahomet, éd. Du Rocher, 2003. Voir également Le projet français de la conquête de l’Égypte sous Louis XVI de François Charles-Roux, éd. IFAO, le Caire, 1929.). Le 16 août 1797, dans l’impossibilité d’atteindre « la perfide Albion » sur ses propres terres, Bonaparte écrit au Directoire ce qui peut être considéré comme le premier document relatif à son projet égyptien. Le 13 septembre, Talleyrand reçoit une lettre de Bonaparte : « je désirais, citoyen ministre, que vous prissiez à Paris quelques renseignements pour me faire connaître quelle réaction aurait sur La Porte notre expédition d’Égypte (Cité par Yves Laissus, L’Égypte, une aventure savante, éd. Fayard, p.19. Voir également La Campagne d’Égypte de Jacques-Olivier Boudon, éd. Belin, 2018.) ».
C’est ainsi que Bonaparte et Talleyrand obtiennent l’accord du Directoire, le 5 mars 1798, de mener l’expédition d’Égypte. Moins de deux semaines plus tard, le Directoire ordonne, le 16 mars par décret du ministère de l’Intérieur, de mettre tous les moyens à la disposition de l’armée de Bonaparte. En moins de cent jours, la gigantesque armada est constituée sans que personne ne fut au courant de la destination réelle de la flotte. Le secret était en effet l’une des conditions majeures préconisées avec insistance dans les rapports de Saint Didier et du baron de Tott.
Le 19 mai verra la levée d’ancre de l’armada de Toulon et le 11 juin la prise de Malte sans coup férir. À la même vitesse, Bonaparte met les voiles vers Alexandrie le 18, pour arriver devant sa rade dans la nuit du 30.
Dans la première déclaration adressée aux Égyptiens (Une autre proclamation est adressée aux soldats), rédigée en arabe par Venture de Paradis, on lit : « gloire à Allah, il n’y a point d’autres dieux que Dieu. Mahomet est son prophète et je suis de ses amis ». Le ton est donné. La stratégie est arrêtée : respect et dialogue pour tout ce qui touche à la religion de près ou de loin. Pour construire cette première politique de l’islam de la République, le général en chef va mener parallèlement deux actions :
• création du Divan à l’intérieur ;
• diplomatie d’entente avec les princes de l’islam à l’extérieur.
Le Divan
Pour comprendre l’innovation du Divan instauré par Bonaparte et son importance politique, il faut revenir un peu en arrière pour voir comment l’Égypte fut gouvernée à la veille de l’arrivée de Bonaparte.
En 1517, le sultan ottoman Sélim I fit une entrée solennelle au Caire, après avoir écrasé l’armée du sultan mamelouk d’Égypte Al-Ghouri. Cette occupation ottomane va durer trois siècles.
Les assises du nouveau pouvoir reposaient sur le Wali, ayant rang de vizir, avec le titre de pacha, personnage d’origine turque envoyé d’Istanbul accompagné de quelques dignitaires, dont un lieutenant (Katkhûda) au large de la Crête, le 25 juin, pour les enjoindre à respecter les populations musulmanes et un juge (Kadi al-kûda). Dans l’application du pouvoir intervenaient également les militaires appelés « janissaires », sorte de milice recrutée par un chef turc appelé agha dans les provinces chrétiennes de l’Empire, dont la principale fonction était de contrôler la levée des impôts.
Cependant les Mamelouks ne tardèrent pas à revenir sur le devant de la scène politique intérieure égyptienne. Les Ottomans, vainqueurs, leur laissèrent l’administration des provinces dans un souci d’efficacité et d’équilibre de pouvoir. Ainsi se constituait, à l’ombre du pouvoir ottoman (Wali, Kadi, Agha des janissaires), une aristocratie de bey (notables) et d’émirs mamelouks qui, dès la fin du XVIe siècle, se révéla menaçante pour la Sublime Porte. Ayant les mêmes origines caucasiennes et circassiennes, janissaires et Mamelouks opérèrent une spectaculaire unification. De cette unification naîtront les grandes maisons mameloukes (Bayt) dont sont issus les deux puissants gouverneurs du pays, Mourad Bey et Ibrahim Bey que Bonaparte et ses généraux passeront le plus clair de leur temps à combattre ou à poursuivre en Égypte.
Il ne restait alors que le seul élément purement égyptien, les oulémas d’Al-Azhar.
Le monde des oulémas est une nébuleuse d’environ trois mille personnes : étudiants venus de toutes les provinces du pays, du Maghreb, de l’Asie musulmane et même de l’Europe. Au gré des mille ans, la mosquée Al-Azhar est devenue un haut lieu religieux et une sorte de Vatican-Sorbonne. Ce monde influent par le prestige de la religion et du savoir, les oulémas et les cheikhs furent les chefs et eurent ainsi une attraction considérable sur la population (Napoléon Bonaparte, Correspondance Générale, « La Campagne d’Égypte et l’Avènement 1798-1799 », tome 2, p. 505, lettre n° 3385, éd. Fayard, 2005.). C’est avec eux que Bonaparte va entamer, au lendemain du désastre d’Aboukir où il était devenu prisonnier de sa propre conquête, un incroyable processus totalement inédit : « l’ égyptianisation de l’Égypte ». En quelque sorte, c’est sur le prestige de l’islam qu’il va constituer le nouveau pouvoir anti-ottoman et anti-mamelouk.
Pour parvenir rapidement à son but, il va taper publiquement sur les soldats qui humilient la population, notamment les femmes, et encourager, du moins par ses déclarations de sympathie pour l’islam, la conversion. Le cas du général Menou en est notoire. Mais c’est la création du Divan qui va changer la donne politique du pays.
Donnons la parole ici au seul chroniqueur égyptien contemporain de l’Expédition, Al-gabarti :
« Ce jour, convocation des cheikhs et des officiers supérieurs (ujâqliyya) auprès du lieutenant général (qâ’im maqâm Sari ‘Askarî). Quand tous furent réunis, les Français se mirent à discuter avec eux sur la désignation de dix personnalités à choisir parmi les cheikhs pour le Dîwân et la répartition des pouvoirs. L’accord se fit sur les cheikhs suivants : ‘Abd Allâh al-Sharqâwî, Khalîl al-Bakrî, Mustafâ al-Damanhuî, Ahmad al-‘Arishî, Uûsuf al-Shubrakhîtî, Muhammad Aghâ al-Muslimanî, chef de la police, ‘Ali Aghâ al-Sh’rawî, gouverneur (du Caire) et Hassan Agha Muharram, intendant des marchés (muhtasib). Ces nominations furent faites sur proposition des membres du Diwân qui avaient reçu interdiction d’investir des mamlûks dans ces fonctions. Les membres du Dîwân avaient prévenu, à ce sujet, les Français. Le peuple du Caire ne redoutait que les Turcs, leur avaient-ils dit, et seuls ces derniers pouvaient s’imposer à lui ; les Turcs, ici désignés, ajoutaient-ils, étaient des descendants d’anciennes familles qui ne s’étaient jamais permis, comme les autres, d’être malhonnêtes. Dhûl-Fiqâr, Katkhudâ de Muhammad Bey al-Alfi, fut nommé Katkhudâ de Bonaparte. Furent désignés membres du Diwân Messieurs (Mûsi) [lacune], comme représentants des Français et Hanna Binû comme représentant des douanes. »
Ainsi est née, en juillet 1798, la première institution nationale égyptienne de statut laïc par son décret fondateur, par ses tâches et obligations, par sa nature séculaire et sa fonction politique. Pourtant, elle est essentiellement animée par des acteurs religieux et largement influencée par la force militaire de l’occupant français.
Voici l’ordre de Bonaparte de constituer le Divan :
« À Monge et Bertholet, commissaires près le divan général.
Quartier Général, Le Caire, 13 vendémiaire an VII (4 octobre 1798)Le but de la convocation du divan général, citoyens, est un essai pour accoutumer les notables d’Égypte à des idées d’assemblée et de gouvernement.
Vous devez leur dire que je les ai appelés pour prendre leurs conseils et pour savoir ce qu’il faut faire pour le bonheur du peuple, et ce qu’ils feraient eux-mêmes s’ils avaient le droit que nous a donné la conquête.
Le divan général vous fera connaître :
1°) Quelle serait la meilleure organisation à donner aux divans des provinces, et quels appointements il faudrait définitivement fixer ;
2°) Quelle organisation il faut établir pour la justice civile et criminelle ;
3°) Quelles lois il trouverait à propos de faire pour assurer l’hérédité et faire disparaître tout l’arbitraire qui existe dans ce moment-ci ;
4°) Quelles idées d’amélioration il peut vous donner, soit pour l’établissement des propriétés, soit pour la levée des impositions.
Vous lui ferez connaître que nous désirons faire tout ce qui peut contribuer au bonheur du pays, qui est beaucoup plus chargé et vexé par le mauvais système des impositions que par ce qu’il paye véritablement.
Vous ferez organiser l’assemblée ainsi qu’il suit : un président, un vice-président, deux secrétaires interprètes, trois scrutateurs ; le tout au scrutin et avec la plus grande cérémonie. Dans toutes les discussions, vous prendrez note de ceux qui se distingueront, soit par l’influence qu’ils auront, soit par les talents qu’ils montreront.Bonaparte (Idem, p. 394, lettre n° 4728.) »
Ces deux facettes allaient curieusement constituer le nationalisme égyptien au cours du XIXe siècle, au lendemain du départ de l’armée de Bonaparte en 1801. Cependant, un incident va mettre au jour les limites de cette expérience « démocratique révolutionnaire » française en Égypte : le Mawlid ou fête de la naissance du Prophète.
Le Mawlid (ou Mouled) est considéré dans le monde musulman comme la plus importante manifestation annuelle de l’islam.
Il s’agit non seulement de fêter l’anniversaire de Mahomet, mais également de célébrer la religion la plus « complète » (par rapport aux autres religions). Le Mawlid prend une tournure très curieuse, particulièrement en Égypte, puisqu’il mêle pratiques religieuses ancestrales et euphorie populaire, dans une ambiance très profane. Ces fêtes se déroulent tambour battant dans tout le pays, mais la cérémonie marquante, entourée de tout le faste officiel de l’État égyptien, est sans nul doute celle qui se déroule, de nos jours encore, au cœur même du Caire fatimide dans le Mashhad al-Hussein, le sanctuaire de Hussein, petit-fils du Prophète et martyr de l’islam.
Instigateur d’une politique musulmane cohérente, Bonaparte saisit l’occasion, le 24 août, pour déclarer publiquement ce qu’il estime être une identité entre la Révolution française et l’islam. Il met en évidence la cohérence de l’universalité de l’islam avec celle des principes de l’égalité, de liberté et de fraternité. Dans cette ligne de conduite nouvelle de la France envers l’islam, l’État français passe du « voisinage pacifique », héritage des Capitulations signées entre François Ier et Soliman le Magnifique, au « voisinage pragmatique ». La France de Bonaparte traite l’islam de l’intérieur, dans une dialectique très prémonitoire. Ambitionnant la domination de l’Ancien monde, l’islam en sera l’outil par excellence. Il se bâtira un empire en partant de rien, exactement comme l’avait fait Mahomet douze siècles auparavant.
C’est avec sincérité que Bonaparte traite la fête du Mawlid. Tout permet de supposer que Bonaparte, promoteur d’une politique arabe et musulmane cohérente, mettait dans les manifestations plus de conviction que Dupuy (gouverneur du Caire) qui décrivait ces fastes religieux, dans sa correspondance avec son ami Deville, négociant à Toulon, sur un ton critique qui correspondait certainement à l’état d’esprit des subordonnés du général en chef.
La diplomatie d’entente avec les princes de l’islam de la flotte à Aboukir, prisonnier de sa conquête, Bonaparte, qui comptait sur Talleyrand pour prévenir le sultan ottoman de la conquête et éviter ainsi une fatwa contre l’armée française, découvrit qu’il s’était fait leurrer par Talleyrand.
En effet, ce dernier n’a jamais honoré sa promesse d’aller à Istanbul. C’est à ce moment que Bonaparte décida de mener une politique de rapprochement avec les princes de l’islam dans la région et au-delà. Sa lettre à Moulay Slimane, sultan du Maroc, le 28 thermidor an VII (15 août 1799) montre bien le langage pacifique de sa politique de l’islam :
« Il n’y a d’autre dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète !
Au nom de Dieu clément et miséricordieux !
Au sultan du Maroc, serviteur de la sainte Kaabah, puissant parmi les rois, et fidèle observateur de la loi du vrai prophète.Nous profitons du retour des pèlerins du Maroc pour vous écrire cette lettre et vous faire connaître que nous leur avons donné toute l’assistance qui était en nous, parce que notre intention de faire, dans toutes les occasions, ce qui peut vous convaincre de l’estime que nous avons pour vous. Nous vous recommandons, en échange, de bien traiter tous les Français qui sont dans vos États ou que le commerce pourrait y appeler.
Bonaparte (Idem, p. 816.) »
A-t-on remarqué que sa lettre commence par la prononciation de la profession de foi des musulmans ? Le jour même, il écrit au Bey de Tripoli en se servant de la même aménité. Géographiquement, la diplomatie de Bonaparte ira très loin sur la carte de l’Afrique. Sa lettre au sultan de Darfour, Abd-El-Rahman, datée du 24 messidor an VII (12 juillet 1799), emploie la même formule mais n’oublie pas, dans la foulée, d’être pragmatique et de commander 2 000 esclaves mâles (ayant plus de seize ans).
Cependant, dans ses lettres au chérif de la Mecque (la première date du 20 fructidor an VII (6 septembre 1798), moins de deux mois après son entrée au Caire (Idem, p. 817.), ainsi que celles adressées au sultan de Mascat, l’imam des ibadites, et à Tippo Sahib, sultan de Mysore, le jour même13, il n’emploie pas la formule de la profession de foi musulmane. En effet, il n’avait pas encore acquis la maitrise épistolaire en terre d’islam d’un côté, et il voulait certainement donner, dans ses premières semaines de conquête, la priorité à démontrer sa puissance et à souligner ses exigences.
Puissance et respect de l’islam étaient donc les mots clés de la diplomatie de Bonaparte aussi bien avec les relations extérieures qu’intérieures. N’y avait-il pas un brin de fascination pour le personnage du prophète Mahomet, en tant que puissant législateur, unificateur et surtout bâtisseur de civilisation ? Le grand homme qui savait « remuer les masses » avec son sabre et son Coran fut sans doute un projet de modèle pour Bonaparte en terre d’islam. Une certaine fascination donc pour le prophète et non pas pour sa religion. Avait-il, tactiquement, d’autres choix ?
C’est cet héritage de dialogue, en tout cas, qu’il nous a laissé et qu’il faut souligner dans ces temps difficiles que nous vivons aujourd’hui. Victor Hugo et Goethe l’ont peut-être bien saisi avant nous, quand le premier appelait Napoléon dans son Divan « Der Mahomet du Welt » et quand le second le nommait « le Mahomet de l’Occident ».
Bien plus tard, le projet du royaume arabe de Napoléon III, inspiré des Saints Simoniens, puisera ses racines dans la politique musulmane de son illustre oncle. La défaite de 1870 mis fin à cette politique d’entente avec l’Islam et laissera ainsi les intégristes au XXe siècle de s’engouffrer dans la faille. Etrange fleuve de la politique musulmane de Napoléon, il était capable de supporter un gros navire, il ne peut pas aujourd’hui porter un couteau…
Ahmed Youssef
Janvier 2023
Cet article est une version mise à jour par l’auteur d’un article paru initialement dans La revue politique et parlementaire en août 2021.
Historien et journaliste, Ahmed Youssef est membre du conseil d’administration de l’Institut d’Égypte. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Bonaparte et Mahomet. Le conquérant conquis (Éditions du Rocher, 2003) et, sur napoleon.org, d’une chronique (janvier 2018) : « Le général Abdallah Jacques Menou et la pierre de Rosette, une histoire d’amour entre la France et l’Égypte ».