Napoléon et Venise, je t’aime moi non plus…

Auteur(s) : HOUDECEK François
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Venise est une ville merveilleuse ! Sa découverte est un enchantement et y séjourner un bonheur que la gastronomie locale sublime. Les Vénitiens ont bâti un joyau que seuls les plus aigris peuvent ne pas apprécier. C’est pour fuir les Lombards que cette ville vit le jour au milieu d’un environnement qui n’était pas fait pour les humains. L’ingéniosité, l’art et le travail firent le reste. Comment rester froid à la place Saint-Marc aux allures de forum romain, au palais des Doges et aux façades des grandes demeures donnant sur le Grand Canal. La Sérénissime offre milles merveilles que des générations de touristes et d’esthètes ont couvert de superlatifs sans que le flot jamais ne se tarisse ! L’étude des beautés et de l’histoire de la ville remplit des milliers de pages qu’une vie d’étude ne pourrait suffire à lire.

Napoléon et Venise, je t’aime moi non plus…
François Houdecek © Rebecca Young/Fondation Napoléon

La mémoire collective est une chose étrange et la mémoire de Napoléon, dans ce qui fut une république oligarchique et conquérante, est plutôt contrastée. Il faut suivre Jean-Paul Kauffman dans son périple vénitien (Venise à double tour, Gallimard, 2019) pour se faire ouvrir les portes des églises fermées de la ville. Dans ses pérégrinations, le journaliste put constater que nombre de ces édifices furent bouclées sous le Premier Empire. Entre 1806 et 1810, Napoléon fit supprimer à Venise (et plus largement en Italie) plusieurs dizaines de congrégations religieuses. Leurs maigres revenus et la baisse du nombre de fidèles les rendaient incapables d’entretenir les édifices dont elles avaient la charge. Au milieu des années 2010, dans sa quête de leur ouverture, Kauffman rencontra de nombreuses personnes dont un prêtre qui finit par lui dire : « Votre Napoléon […] était un vandale » qui a voulu détruire le lien entre l’Église et Venise… Le ton est donné : Napoléon et les barbares sont renvoyés dos à dos !

D’autant qu’à Venise, Napoléon n’a pas fait que fermer des églises… Les relations entre la Sérénissime et le général Bonaparte furent conflictuelles dès 1797. Ce premier affrontement s’acheva par la mise à bas d’une république oligarchique vieille de 1 000 ans. Le régime était moribond, couvert de dettes et de République, il n’en portait plus que le nom. Après la prise de la ville, Bonaparte n’eut plus qu’à mettre la dernière estocade, et s’en servir comme monnaie d’échange avec les Autrichiens à Campoformio. Avant de céder la ville aux Habsbourg très heureux de récupérer la ville débarrassée de ces vieilles institutions, il fit procéder à des prélèvements d’objets d’art. Tableaux, manuscrits ainsi que les fameux Chevaux de Saint-Marc furent envoyés à Paris sous les yeux médusés des Vénitiens. Ils finirent par saboter le Bucentaure, navire cérémoniel des Doges, qui devait également quitter la ville. Le 26 décembre 1805, le traité de Presbourg ramenait la Vénétie dans l’escarcelle de l’Empire triomphant. Les victoires napoléoniennes et la politique de construction maritime qui redonnèrent vie à l’arsenal firent miroiter aux nostalgiques de la Sérénissime un avenir glorieux et firent oublier (un peu) 1797.

Napoléon séjourna dans la ville en 1807. À son arrivée dans la lagune, il fut accueilli avec enthousiasme, et le séjour fut une débauche de luxe. L’entente entre l’Empereur et sa ville fut parfaite jusqu’à ce que le Lion de Saint-Marc soit mis en caisse et envoyé à Paris. L’ornement de la Piazzetta devait partir en 1797, mais faute de temps, il était resté en place. En 1807, il s’en alla orner une fontaine en face des Invalides rejoignant les Chevaux qui avaient trouvé place sur l’arc de triomphe du Carrousel. L’amour propre des Vénitiens fut blessé de manière durable, mais qu’importait au conquérant de l’Europe l’orgueil d’une ville qui ne vivait que par la grandeur de son passé. D’autant que les splendides Chevaux antiques étaient en 1797 considérés comme des prises de guerre. Les envoyer à Paris relevait du droit du vainqueur. Droit que les Vénitiens n’avaient pas hésiter à appliquer lorsqu’ils s’en étaient saisis à Constantinople lors de la 4e croisade en 1204. Du temps de sa splendeur, la République était une prédatrice. La Basilique Saint-Marc serait bien moins extraordinaire sans les marbres prélevés en nombre sur la dépouille de l’ancienne Byzance. Jusqu’aux reliques de l’évangéliste patron de la ville qui arrivèrent dans la ville depuis Alexandrie par des biais fort peu légaux !

La mémoire des peuples est ainsi faite qu’elle s’attache parfois à des blessures d’amour propre plus qu’à la globalité d’une politique. Car Napoléon en contrepartie de ces ponctions d’œuvres d’art, à l’image de ce qu’il fit dans son Royaume d’Italie, mit en place dans la ville un plan de rénovation et d’embellissement important. L’arsenal fut remis en état, les canaux nettoyés ou creusés, le quai des Esclavons prolongé, des promenades mises en œuvre, la création du cimetière San Michele ordonnée, etc. La destruction de l’église San Geminiano qui fermait la place Saint Marc est une perte, mais elle permit de terminer le grandiose quadrilatère. Aujourd’hui, il faut admirer la beauté des fresques néoclassiques du Palais Correr qui furent achevées sous les Habsbourg. Prendre quelques minutes de repos à la cafétéria de ce musée qui a remplacé l’église disparue est un enchantement. Le lieu offre la meilleure vue sur ce qui est l’une des plus belles places du monde.

Autant de réalisations et autant de projets qui étaient encore dans les cartons en 1814. Ils ne purent gommer le poids de la conscription ou l’hécatombe de Russie. En avril 1814, les Vénitiens accueillirent les Autrichiens en détruisant la statue de l’Empereur qui ornait la Piazzetta. Dès 1815, une grande partie des tableaux de Titien ou du Tintoret, le Lion et les Chevaux retrouvèrent les rives de l’Adriatique. Depuis, ces œuvres ornent fièrement la Sérénissime et en font toute la beauté. À Venise, l’Église et les vainqueurs de 1815 ont imposé l’image, qui perdure encore par certains aspects, d’un Napoléon destructeur et de la présence française comme une simple occupation militaire. Les nombreuses études et ouvrages (la récente biographie d’Eugène de Beauharnais par Michel Kerautret est édifiante) montrent que la période du Royaume d’Italie est bien plus riche que cela. Reste que les images que se font les sociétés de leur passé ont la vie dure !

François Houdecek, novembre 2021
François Houdecek est responsable des projets spéciaux à la Fondation Napoléon

 

Titre de revue :
inédit
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