Napoléon Ier, chef de guerre économique

Auteur(s) : MAISON ROUGE Olivier de
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Article 1er – Les îles Britanniques sont déclarées en état de blocus.
Article 2 – Tout commerce et toute correspondance avec les îles Britanniques sont interdits. En conséquence, les lettres ou paquets adressés ou en Angleterre ou à un Anglais, ou écrits en langue anglaise, n’auront pas cours aux postes et seront saisis. (…)

Ce pourrait être le préambule du Brexit.
En réalité ce texte, rédigé de la main de l’Empereur, est le décret dit « de Berlin » du 21 novembre 1806, instituant le Blocus continental.

Napoléon I<sup>er</sup>, chef de guerre économique
Première page du décret du Blocus continental,
Bulletin des Lois et décrets de l'Empire français, 21 novembre 1806
© Fondation Napoléon

Est-ce à dire que l’Histoire repasse les plats ?
C’est sans doute un peu plus complexe et il convient de se plonger davantage dans la politique de guerre économique menée aux Anglais par le Premier Empire – et réciproquement avec le contre-blocus – pour comprendre la compétition qui a animé l’esprit de ce début du 19ème siècle et qui allait asseoir in fine la puissance maritime et financière de la perfide Albion.

En ce bicentenaire de la mort de Napoléon Ier, il échait d’admettre que « le petit caporal » a tantôt livré des batailles économiques, tantôt mené la guerre à l’économie ; tantôt livré la guerre par l’économie et tantôt institué une économie de guerre. Ces actions sont loin d’être semblables et nous tenterons de ne retenir que la guerre économique qu’il mena aux Anglais, même si toutes ces séquences se sont entrechoquées : entre fracas des armes et chaos commercial.

Trafalgar : la fin d’une ambition maritime

La France avait connu son Grand Siècle, celui de Louis XIV, qui rayonna sur le monde entier dans tous les domaines : manufacturier, artistique, militaire, etc. Ce XVIIème siècle fut incontestablement français, après l’hégémonie ibérique du XVIème siècle rendu possible par la conquête de l’or des Amériques.

Mais la Révolution française a eu raison de cette gloire bâtie par les Bourbons. Les Britanniques ont profité de cet avantage pour asseoir leur leadership. Leur puissance fut incontestablement thalassocratique. Là où la France avait su construire une grande marine sous Richelieu qui croyait à l’expansion par les mers, appuyée sur des forêts dûment administrées, des corderies édifiées à cet effet, des savoir-faire dans les étoffes pour les voiles des navires, des arsenaux, … ses successeurs n’ont jamais su renouer avec cette épopée maritime.

Héritier des années révolutionnaires, le Premier Consul a dans un premier temps tenté de reconstituer cette splendeur afin de lutter contre l’ennemi Britannique et lui disputer la domination sur les océans, comme celle du commerce associé aux routes maritimes.

De même qu’il lui a fallu reconstituer des armées, il a tenté de recréer une force maritime destinée à envahir l’Angleterre. Il réunit ses forces au Camp de Boulogne (Pas-de-Calais) en 1803 en riposte à la saisie d’une centaine de bateaux français et néerlandais. L’attente durera deux ans durant, jusqu’en 1805, comptant jusqu’à 60.000 soldats groupés face à l’Angleterre, prêts pour un débarquement.

Cette entreprise fut compromise en raison de la défaite franco-espagnole de Trafalgar livrée le 21 octobre 1805. Malgré leur infériorité numérique – et la perte de leur héro Nelson – les Anglais détruisent les deux tiers des navires destinés à l’invasion des îles Britanniques. Cette bataille conduira celui qui devint l’Empereur Napoléon 1er à renoncer à toute volonté de conquête territoriale de l’Angleterre.

Cette bataille de Trafalgar signa la fin des velléités françaises sur la domination des mers. Elle conduit également Napoléon 1er à songer à livrer la guerre par l’économie. Rendu à une puissance continentale, l’Empereur des Français devait donc livrer bataille sur un autre domaine et dans un autre espace, « les pieds sur terre » (1).

Le blocus commercial : une guerre anglo-française de 20 ans

En réalité, Napoléon 1er ne fut pas à l’origine des déclarations de guerre entre la France et la Grande-Bretagne. Dès la chute de Louis XVI, la couronne britannique a vu dans cet évènement l’opportunité de prendre l’ascendant en Europe et de contrarier l’expansion coloniale et commerciale de la France, dont l’astre déclinait.

Faute de pouvoir aligner des armées destinées à contrarier les projets anglais, la Convention engage dès lors un bras de fer commercial. Par le décret du 9 octobre 1793 la France énonce : « Toutes marchandises fabriquées ou manufacturées en Angleterre, en Écosse, en Irlande et dans tous les pays soumis au gouvernement britannique sont proscrites du sol et du territoire de la République française ».

Puis, de 1793 à 1805 ce sont 8 textes successifs qui seront adoptés destinées à renforcer ou confirmer ces mesures.

C’est avec l’extension territoriale acquise grâce aux victoires napoléoniennes, que cette disposition sera enjointe aux territoires conquis sur le continent européen. Napoléon 1er voudra interdire toute marchandise britannique de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, suivant les conseils de son ministre Talleyrand qui lui souffla que l’on « oppose à l’ennemi les armes dont il se sert » (2).

C’est au lendemain de la victoire de Iéna sur les Prussiens que ce choix s’impose. « Dans la guerre économique à l’époque napoléonienne, on ne visait pas à la destruction physique de l’ennemi en l’empêchant d’importer, mais à sa destruction financière, en l’empêchant d’exporter » (3).

Selon l’auteur du décret de Berlin : « Vous ne devez jamais perdre de vue que, si le commerce anglais triomphe sur mer, c’est parce que les Anglais y sont les plus forts ; il est donc convenable, puisque la France est plus forte sur terre, qu’elle y fasse aussi triompher son commerce » (4). Ainsi résume-t-il ce qui sera nommé le « Blocus continental ».

Par le traité de Tilsit conclu avec le Tsar le 7 juillet 1807, la Russie et la Prusse adhèrent à leur tour au blocus continental, créant un mouvement de « tenaille » territoriale face aux Iles britanniques (la Russie rompra cependant l’alliance territoriale le 13 décembre 1810). Le 6 septembre 1807, les pays scandinaves sont embrigadés à leur tour dans cet embargo (la Suède s’y associe le 6 janvier 1810) tandis que le 23 novembre de la même année, le verrou continental est scellé au Portugal que les armées impériales envahissent (Napoléon 1er chasse les Bourbons du trône d’Espagne pour y installer son frère Joseph).

En riposte, les Britanniques ont voulu à leur tour couper les routes commerciales de la France avec ses colonies, comme avec le Canada français, par un ordre de blocus du 11 novembre 1807. Si la France connaissait les prémices d’une révolution industrielle, elle fut ralentie par le frein posé à l’accès aux matières premières importées.

Une guerre commerciale sans merci

L’usage du blocus en temps de guerre n’était pas une nouveauté dans l’histoire des conflits. Cependant, ce fut sans doute la première fois qu’il fut décrété à si grande échelle. Il ne s’agissait pas seulement de fermer un port au commerce et en interdire l’entrée et la sortie de tout bateau, mais de contraindre tout un territoire en verrouillant tous les accès, coupant autant de routes et voies commerciales à l’échelle du continent.

Le « double blocus » réciproquement instauré par la France, d’une part, et par l’Angleterre, d’autre part, devait mécaniquement impacter les échanges commerciaux avec les pays fournisseurs des parties belligérantes.

Le premier effet a été la crispation des relations entre l’Amérique et la Grande-Bretagne (1812-1814). Au-delà de la rivalité qui préexistait en raison de l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, le blocus imposé par les Anglais devait contrarier le commerce transatlantique. En 1807, la jeune nation américaine devait rompre tout négoce avec le vieux continent (5). En raison de ce choix forcé de neutralité, la conséquence directe pour la France a été la rupture des approvisionnements, notamment de morues salées. Le commerce du poisson salé a dans un premier temps favorisé les possessions françaises d’Amérique (Terre-Neuve, Labrador), qui ont ensuite été écartées au bénéfice des Etats-Unis après l’abdication de l’Empereur (lequel a par ailleurs cédé les dernières colonies françaises du continent américain – vente de la Louisiane en 1803).

L’Angleterre, quant à elle, privée de ses fournisseurs européens, a su nouer de nouvelles relations commerciales, notamment avec le Canada, puis avec les Etats-Unis et l’Amérique latine.

Une économie taillée pour la guerre

Pour la conduite de ses affaires militaires, sans nul doute, Napoléon 1er aura fait bénéficier la France, entre toutes les nations, des bienfaits d’une économie redressée. Face aux récriminations de son beau-fils, Vice-roi d’Italie, qui se plaint de ne pouvoir exporter ses soieries vers l’Allemagne, il se voit répondre : « la France avant tout » (6).

À l’instar des Colbert et Richelieu, il est un dirigiste économique en ce qu’il considère que l’Etat a un rôle d’arbitre et de régulateur dans le cadre d’une activité commerciale privée dûment administrée.

En matière de souveraineté monétaire, Napoléon Bonaparte crée la Banque de France en 1800.

Après avoir redressé les finances publiques, très dégradées après l’épisode des prévaricateurs du Directoire, grâce à l’impôt universel qu’il institue, Napoléon 1er cherche à financer ses conquêtes territoriales. Si le budget de la France passe de 475 millions de francs en 1789 à 1,3 milliard en 1814, c’est essentiellement grâce à l’autofinancement de ses campagnes par les pays vaincus. Chaque nouvelle conquête continentale se voit payer un tribut de guerre, qui permet ainsi à l’Empereur de poursuivre ses menées guerrières (7). Ces prélèvements sur les pays conquis sont évalués à 1,5 milliard de francs, entre 1805 et 1814.

Où qu’il se trouve, chaque semaine, l’Empereur se fait communiquer des rapports de ses ministres successifs des Finances et du Trésor (8), outre les comptes-rendus quotidiens sur la trésorerie de la France, d’une part, et l’évolution des prix de référence, d’autre part. De même, il se fait régulièrement transmettre des synthèses sur les activités de production des entreprises par régions.

Il créée la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale afin de favoriser les manufactures et la diffusion des savoir-faire et en juin 1811 un ministère des Manufactures et du Commerce est institué. Les chambres de commerce sont réinstallées par Jean-Antoine Chaptal en 1802.

Bras armé du blocus continental, la Direction générale des douanes est instaurée le 16 septembre 1801. Les Douanes constituent ainsi le plus ancien des services de renseignement (lesquelles appartiennent aujourd’hui à ce que l’on nomme « le premier cercle » de la communauté du renseignement). Faut-il se souvenir qu’aux termes de la loi du 6 août 1791, le législateur avait déjà institué la Régie nationale des Douanes, laquelle avait notamment en charge « la police du commerce extérieur ». Rattachées au Ministère de l’économie et des finances, les douanes eurent longtemps un statut militaire (9).

Par le décret de Milan du 17 décembre 1807, l’Empereur ordonne que tout bateau ayant mouillé dans un port britannique, quelle que soit sa nationalité, soit considéré comme battant pavillon britannique et par conséquent susceptible d’être confisqué par l’administration des Douanes.

Les conséquences économiques du blocus

Un des revers du blocus, est la fermeture des ports aux marchandises britanniques et réciproquement, la coupure des approvisionnements en matières premières issues des colonies ultramarines. En conséquence, le port de Marseille voit ainsi sa fréquentation passer de 200 en 1805 avant de tomber à moins de 50 en 1808 et à 4 en 1812 (10). Il en sera de même pour les ports de Hollande, d’Allemagne et d’Italie.

La volonté de l’Empereur est manifestement d’effondrer l’économie anglaise en lui coupant ses débouchés commerciaux ainsi que les flux entrant de matières premières destinées à alimenter la production manufacturière (céréales, armes, munitions, coton, laines, etc). De fait, on estime à 20% la chute des exportations anglaises entre 1808 et 1810.

Fin 1806, au début du blocus, la France n’a pas encore associé à ses efforts la péninsule ibérique, ni l’Est de l’Europe. Les effets sont donc encore peu impactant pour l’ennemi anglais. Faute d’avoir créé un étau commercial, l’Empereur est contraint de procéder à des conquêtes territoriales ou diplomatiques (traité de Tilsit) pour étendre son emprise. Ces batailles vont épuiser à terme l’Empire et en particulier la France, malgré le gain immédiat durant l’épisode du blocus. La rupture de l’alliance franco-russe en 1810 a obligé Napoléon 1er à se lancer dans la campagne de Russie qui scellera prématurément la défaite de l’Aigle face au « général hiver ».

Le blocus ayant été imposé aux territoires occupés par l’Empire contre leur gré, un détournement sera constaté dans chaque place commerciale, parfois avec le concours de la corruption des séides français. Tout un système de contrebande verra le jour, anéantissant pour partie les effets du blocus. Face à ce contournement, les Douanes française vont devoir ajuster les mesures d’embargo et créer en 1809 des licences d’importation et d’exportations accordées à certaines compagnies maritimes, sur certains produits. Elles ne furent en réalité que la reconnaissance de circuits commerciaux clandestins existants.

Le blocus continental voulu par Napoléon 1er a dans un premier temps fonctionné au bénéfice de l’industrie naissante française, notamment dans le domaine du textile. Cette expansion économique a permis un rattrapage rapide des années révolutionnaires qui avaient freiné tout développement industriel.

Un peu trop vite, l’Empereur s’exclame : « l’Angleterre punie dans la cause même qui a inspiré sa cruelle politique, voit ses marchandises repoussée par l’Europe entière, et ses vaisseaux, chargés d’inutiles richesses, errant sur ces vastes mers où ils affectaient de régner, cherchant en vain depuis le détroit du Sund jusqu’à l’Hellespont un port qui s’ouvre pour les recevoir » (11).

Mais dans un second temps, les effets du blocus se révélèrent contreproductifs, car la matière première comme les machines-outils ont manqué et les ventes hors d’Europe ne furent jamais compensées. Tandis que l’Angleterre a su forger une économie tournée vers d’autres horizons (notamment l’Amérique latine, favorisée par la chute des Bourbons d’Espagne qui devinrent des alliés de circonstances de l’Angleterre) et asseoir sa puissance maritime face au continent, se créant de nouveaux débouchés qui feront sa fortune au 19ème siècle, centrée sur le seul continent, la France ne devait pas trouver de relais alternatifs au-delà de ses marchés domestiques. Napoléon 1er n’a pas su nouer au bénéfice de la France une relation particulière avec les Etats-Unis d’Amérique, alors qu’il aurait pu profiter des relations distendues avec l’ancien suzerain Britannique. Au contraire, il considère les navires marchands américains comme ennemis et les fait saisir.

Par suite, les puissances européennes qui s’étaient vu imposer des embargos non consentis se tournèrent vers d’autres clients, même un Bernadotte pourtant installé sur le trône de Suède par Napoléon 1er. Les nations européennes avaient payé un lourd tribut à la France qui avait prélevé son impôt sur elles pour financer ses guerres et fermé ses ports. Le retour de balancier n’en fut que plus rude. Le commerce extérieur de la France devait durablement chuter, affaiblissant d’autant son industrie.

Plus anecdotique, un effet inattendu aura été la découverte et l’exploitation du sucre issu de la betterave, en raison du blocus britannique imposé sur le sucre des Antilles tiré de la canne éponyme.

En parallèle, malgré des crises conjoncturelles passagères (1808 et 1810) et une croissance un temps ralentie, l’Angleterre est in fine sortie renforcée de cette épreuve, agrandissant par suite son empire comme sa clientèle et devenant la nation dominante du 19ème siècle.

Ce faisant, selon François Clouzet, le blocus a eu pour conséquence de déplacer l’axe industriel de la façade Atlantique vers l’Est (Alsace, Allemagne, Belgique)(12) participant à l’accroissement des richesses industrielles rhénanes (« nouvelle Lotharingie »)(13) et jetant les prémices des guerres franco-allemandes qui allaient se succéder jusqu’en 1945, concourant pour affaiblir l’Europe continentale jusqu’à la ruine et le déclassement au bénéfice des Etats-Unis, autre puissance thalassocratique. D’une guerre économique l’autre …

Olivier de Maison Rouge
Mars 2021

Olivier de Maison Rouge est avocat associé (Lex Squared) et docteur en Droit. Il est enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE). 

Notes
(1) Laïdi Ali, Histoire mondiale de la guerre économique, Perrin, 2016
(2) Article Blocus continental sur wikipedia
(3) de Jouvenel Bertrand, Napoléon et l’économie dirigée. Le Blocus continental, Les Editions de la Toison d’or, 1942
(4) Lettre à Eugène de Beauharnais du 23 août 1810, cité par Branda Pierre, in « Les conséquences économiques du blocus continental », sur napoleon.org
(5) Higgins Jenny, « Les guerres napoléoniennes et l’économie », consultable sur www.heritage.nf.ca
(6) Lettre à Eugène de Beauharnais, 1810
(7) Hiault Richard, Les Échos, 2 décembre 2004
(8) Garcenot Timothée, « Napoléon Bonaparte et l’économie : politiques économiques du Premier Empire », 10 juillet 2020, consultable sur https://oeconomicus.fr
(9) MANY-GIRARDOT David, « La dimension historique de l’organisation de la douane dans sa mission de protection du territoire » in Le droit de la sécurité et de la défense en 2014, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2015, pp. 55-58
(10) Hiault Richard, « L’économie napoléonienne ou la France avant tout », Les Echos, 2 décembre 2004
(11) Cité par Tulard Jean, Napoléon ou le mythe du sauveur, Fayard, 2010
(12) Crouzet François, « C’est l’Angleterre qui a gagné la guerre ! », L’Histoire, septembre 2003
(13) Autant que le « réveil des nationalités » importé par le nationalisme belliqueux des armées impériales

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